Préambule
Les trois petites histoires ci-dessous ont été écrites par le vaudois Philippe Bridel (1757-1845) et publiées en 1814 dans le Conservateur suisse. Conservateur n’est pas ici à prendre dans le sens politique mais répond au désir de Philippe Bridel de conserver des témoignages du folklore et des traditions populaires de la Suisse.
Au moment de leur publication, l’occupant napoléonien vient à peine d’être chassé du pays par les troupes de l’Alliance (Autrichiens, Prussiens et Russes). La Suisse est en pleine reconstruction, elle discute le futur Pacte fédéral que la longue Diète d’une année promulguera en août 1815.
Bridel est membre de la Société Helvétique dont le but est d’unir les Suisses. (A ne pas confondre avec la Nouvelle société helvétique, voir la note qui y est consacrée). Le Vaudois a pleine conscience de l’unité de la nation helvétique et assurément la publication de ses almanachs fait partie de cette période de transition qui amènera à la Constitution de 1848 et à la naissance de la Suisse en tant qu’Etat fédéral.
Ces trois histoires sont des anecdotes légères ou intéressantes qui nous permettent de nous mettre dans la peau d’un Suisse de 1814. Elles sont aussi une réponse à ceux qui sans cesse veulent modifier nos consciences en prétendant que nous n’aurions pas d’Histoire, ou que notre peuple n’existe pas.
Bridel voulait reconnaître la valeur de notre passé et promouvoir l’avenir de la Suisse et de son peuple.
Bon 1er août à tous.
Michel Piccand, 29 JUILLET 2018
Trois histoires pour le 1er août
1.- ORIGINE du proverbe, point d’argent point de Suisse.
2.- ORIGINE de la fête pastorale d’Unspunnen.
3.- LE SIÈGE DU CHÂTEAU d’AMOUR.
1.-ORIGINE du proverbe, point d’argent point de Suisse.
Durant les guerres de Naples et du Milanais, à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, les Suisses au service de France revinrent quelques fois dans leur patrie, parce qu’on ne payait pas leur solde. On s’en plaignait alors ; on les taxait d’infidélité, de lâcheté, de perfidie: pour se justifier, ils alléguaient qu’ils ne pouvaient subsister sans argent. Faites comme les autres troupes leur répondait-on ; vivez aux dépens du pays…. ce qui signifiait allez à la maraude, et pillez quand vous ne pouvez payer.
Mais cette méthode de se procurer des vivres était si contraire à la discipline militaire de nos ancêtres, qu’ils aimaient mieux rentrer dans leurs foyers que de fouler le pauvre peuple: il leur semblait que c’était bien assez d’être soldats, sans être encore brigands: de là le proverbe inventé par un général Français ; point d’argent point de Suisse : ce proverbe jusqu’à présent mal entendu et plus mal commenté, paraîtra à tout ami de l’humanité plus propre à honorer notre nation qu’à la couvrir de blâme. Certes ! ces Suisses taxés d’une si grande avidité, quand on ne leur donnait ni vivres, ni solde pour s’en procurer, savaient au besoin faire généreusement le sacrifice de leur paye. Sur plusieurs preuves qu’on pourrait en fournir on se bornera à une seule: elle est tirée de Guichardin qu’on n’accusera surement pas d’être trop prévenu en faveur de la nation Suisse. En 1495, Charles Vlll, après avoir accordé l’indépendance à la ville de Pise qui s’était soustraite à l’obéissance des Florentins, chancelait dans la résolution de la lui conserver, et inclinait à la rendre à ses anciens maîtres: le peuple de Pise se jeta avec de grands cris aux pieds du roi, pour le conjurer de tenir sa parole. Les Suisses de l’armée Française en furent si touchés, qu’ils s’assemblèrent en tumulte, et députèrent un de leurs chefs auprès de Charles Vlll, avec la commission de le supplier de leur part de ne pas ôter aux Pisans la liberté qu’il leur avait rendue ; de lui représenter, qu’il ferait mieux d’écouter les avis des hommes désintéressés, que ceux des membres de son conseil vendus aux Florentins ; et que si c’était le besoin d’argent qui engageât sa Majesté à une démarche aussi flétrissante pour sa gloire, que de remettre ce malheureux peuple sous le joug de ses plus cruels ennemis, ils le priaient de prendre plutôt leurs chaînes d’or et tout leur argent, et de retenir leurs soldes et pensions. (Guichardin, histoire des guerres d’Italie, Édition de Londres in-4.Tome I; page 157)
Philippe Bridel
__________
2.- ORIGINE de la fête pastorale d’Unspunnen.
Ensevelie pendant plusieurs siècles dans l’oubli, ou, pour mieux dire, tombée en désuétude, cette fête tient à des faits historiques, qui en font remonter l’établissement à une époque assez reculée.
On n’ignore pas qu’à la mort de Rodolphe III, dit le fainéant, les grands feudataires de son royaume de Bourgogne passèrent, en 1032 , sous la domination de l’Empire Germanique et que par ce changement, auquel ils furent forcés, ils perdirent, avec leur indépendance, l’importante prérogative de concourir à l’élection de leur roi : on sait encore, que la haute noblesse de la Suisse occidentale fut toujours disposée à se soustraire à l’autorité des empereurs et des ducs de Zoeringue, leurs lieutenants héréditaires dans cette contrée. Les barons d’Unspunnen, les plus riches et les plus puissants des seigneurs possessionnés dans cette chaîne d’Alpes, qui avait fait partie du royaume de la Bourgogne Transjurane, se déclarèrent d’abord contr’eux, et s’en firent redouter par leur courage personnel et par le nombre de leurs belliqueux vassaux: leur domination s’étendait du Grimsel à la Gemmi, sur les vallées et les montagnes du Grindelvald, de Lauterbrunnen, d’Aeschi et de Frutigen.
Burkard, maître de ce pays et chef d’un peuple de montagnards dès longtemps distingués par leur bravoure, était le dernier rejeton de la noble race d’Unspunnen, et l’ennemi déclaré de Berchtold V, dernier duc de Zoeringue. Les attaques soudaines et les invasions successives des vassaux de Burkard qui désolaient les domaines du duc, engagèrent ce dernier à leur opposer une barrière respectable. C’est dans ce but et afin de pourvoir à la sûreté des seigneuries limitrophes, qu’il fit construire le château de Thoun à l’endroit où l’Are sort du lac ; et qu’il jeta, six lieues plus bas, les fondements de la ville de Berne.
Burkard avait une fille unique célèbre par sa beauté: elle se nommait Ida: Rodolph de Woedenschwyl, l’un des plus braves et des plus aimables chevaliers de la cour de Zoeringue, la voit dans un tournoi, et en devient éperdument amoureux. Mais désespérant de vaincre la haine du vieux baron pour tout ce qui tient aux Zoeringue, et d’obtenir la main d’Ida d’une manière légitime, il ne consulte que sa passion, et forme le dessein désespéré d’enlever à main armée la dame de ses pensées, de l’antique manoir où son père la tient sous bonne garde. Une occasion favorable se présente bientôt: le baron fait une absence; Rodolph suivi de quelques braves dévoués à son service se rend de nuit à Unspunnen, escalade le château, s’empare de la belle Ida et la conduit en triomphe à Berne, où il ne tarde pas à l’épouser.
Cette violence ne fait qu’augmenter la haine invétérée de Burkard contre la maison de Zoeringue, et devient le signal et la cause d’une nouvelle guerre qui pendant quelques années ensanglante les bords de l’Are et du lac de Thoun. La paix nait enfin de l’épuisement des deux partis ; mais il s’agit de la rendre durable. Berthold, aussi généreux que brave, veut une réconciliation personnelle avec Burkard. Fatigué de gloire et de combats, il sent plus vivement, à mesure qu’il avance en âge, le besoin du repos et de l’amitié. Accompagné de quelques Pages et de quelques Ecuyers il entre un jour au château d’Unspunnen, sans se faire annoncer: il y trouve Burkard accablé d’années et de chagrins, pleurant toujours la perte de sa fille chérie, et vivant dans la plus profonde solitude…. Il l’aborde avec franchise, lui adresse des paroles de paix et lui présente le jeune Walther, fils d’Ida et de son ravisseur: à la vue de ce bel enfant, dont les traits lui rappellent ceux de l’objet de ses longs regrets, le vieillard s’émeut, s’attendrit, serre son petit-fils dans ses bras tremblants, et consent à pardonner à son gendre. Il fait plus ; il reconnaît par un acte authentique le jeune Walther pour baron d’Unspunnen et pour unique héritier de ses vastes domaines. C’est ce même Walther de Woedenschwyl, qui fut, en 1223 Ie premier Avoyer de Berne.
Cette réconciliation aussi heureuse qu’imprévue, causa une joie universelle, et devint la source des relations amicales qui depuis plus de six siècles unissent Berne et l’Oberland. Le vieux Burkard avait dit: que ce jour soit chaque année un jour de joie pour le pays. En conséquence de ce vœu l’anniversaire de cet événement fut marqué par des fêtes pastorales et par des jeux alpestres: la tranquillité et le bonheur reparurent dans ces belles vallées et sur ces rives charmantes si longtemps troublées par la discorde et le bruit des armes…. et c’est en mémoire de cet événement qu’on vient de rétablir ces fêtes et ces jeux.
A l’extinction de la famille de Woedenschwyl, la baronnie d’Unspunnen passa au couvent voisin d’lnterlacken: celui-ci la vendit à l’empereur Albert d’Autriche: après l’assassinat de ce dernier elle fut possédée par les seigneurs de Weissenbourg dans le Sibbenthal qui y réunirent le pays de Hassli. L’un de ces seigneurs exerça une telle tyrannie sur ses sujets que les habitants du Hassli se soulevèrent, et vinrent se présenter devant le château d’Unspunnen, pour demander justice à main armée: repoussés avec une perte de 18 des leurs tués et de 50 faits prisonniers, ils intéressèrent la ville de Berne à leur cause: aidés de ses guerriers, ils délivrèrent les prisonniers, et forcèrent les barons de Weissenbourg à faire un accord, par lequel le pays de Hassli fui incorporé aux terres de Berne en conservant tous ses droits et privilèges. Bientôt après, Unspunnen devint la propriété des comtes de Kibourg, qui le transmirent à Léopold duc d’Autriche ; Marguerite nièce de Léopold le porta en dot à Thuring de Brandis son époux, et Verene leur fille unique au comte de Zollern, de qui Berne l’acheta en 1397. Un an après, cette république le céda à ses deux Avoyers Louis de Seftingen et Nicolas de Scharnachthal, et c’est de ces derniers que la seigneurie d’Unspunnen revint enfin à Berne en 1515, année dans laquelle elle fut définitivement réunie au bailliage d’Unterséen, dont elle fait encore partie.
C’est dans les environs d’Unspunnen, en face des ruines de son antique château, si fécond en souvenirs historiques, au centre d’un des plus sublimes paysages que se sont renouvelées les anciennes fêtes pastorales des Alpes et quelles ont été célébrées le 17 août 1805, au milieu d’un grand concours de Suisses et d’étrangers: nous ne donnerons point ici le narré de tout ce qui s’est passé dans cette intéressante journée ; il a paru dans les feuilles publiques, et on le trouve consigné dans un recueil Allemand y qui vient de s’imprimer à Berne.
Ce recueil, d’où sont tirés les renseignements précédents, renferme, outre la notice très détaillée de la fête, plusieurs pièces charmantes ; dont nous indiqueront les principales.
-Voyage de Berne à Interlacken, par monsieur S. Vagner: morceau rempli de descriptions pittoresques, de recherches savantes, et d’anecdotes peu connues sur la contrée qu’il parcourt. Le même a donné, dans une feuille séparée, un aperçu de l’origine de cette fête, et l’esquisse d’un poème analogue aux événements qui l’ont fait naître.
-Une Romance dans le genre antique, intitulée : Burkard d’Unspunnen et Berchtold de Zoeringen, par monsieur J. R. Wyss.
– Diverses chansons nationales et populaires, par monsieur G. J. Kuhn.
– Sept de ces chants de bergers, si connus sous le nom de Ranz des vaches, dans les divers idiomes du Hassli, de l’Oberland, du Sibbenthal, de l’Emmenthal, de l’Entlibuch, etc. etc.
On apprend avec plaisir que la même fête aura lieu en 1806, et que dès lors elle se répétera de trois ans en trois ans dans la même saison et sur le même local. Le renouvellement de cette fête a pour but de resserrer les liens qui attachent les uns aux autres les Bernois et les habitants de l’Oberland, et de consacrer par une sorte d’hommage public cette amitié mutuelle qui dure depuis tant de siècles, et qui a résisté à tant d’orages. Les braves habitants des Alpes, ces loyaux soutiens de l’indépendance, de l’honneur et du nom Suisse, ne pouvaient s’amuser de la même manière que les habitants des cités. Il leur fallait d’autres spectacles que ceux des théâtres, d’autres jeux que ceux de ce qu’on appelle la bonne société, d’autre musique que celle de nos concerts efféminés: on a donc reproduit à Unspunnen tous les exercices de l’ancienne gymnastique nationale, si propres à rendre l’homme fort et adroit. Le lutteur, le lanceur de pierres, le carabinier, y sont venus faire preuve de force et d’adresse: les plus habiles ont remporté les prix destinés aux vainqueurs, et les échos voisins ont retentis des sons mâles de la trompe des Alpes (Alphorn) et des chants simples mais énergiques de cette ancienne musique helvétique, qui produit sur les Suisses des montagnes le même effet, que jadis les accords de Tyrtée sur les guerriers de Sparte.
Après avoir échappé aux tempêtes soulevées par le souffle infernal de la discorde, il est agréable de reposer sa pensée sur une pareille journée de réunion, de concorde, et par conséquent de bonheur. Il est doux de voir renaître le vieux esprit Suisse jusques dans les fêtes de nos bergers, et de penser que la flamme du vrai patriotisme, loin de s’éteindre parmi nous, ne fait que s’allumer d’avantage. Il est consolant d’observer qu’après tant de peine prise pour diviser notre Nation, il en faut si peu pour la réunir de nouveau. Oui, Suisses des campagnes et des villes, des montagnes et des plaines, ne formons plus désormais qu’un seul faisceau, dont l’amour de la commune et chère Patrie soit l’indissoluble lien: déjà le noble accord des soldats de tous nos cantons, qui ont volé au premier signal sur nos frontières, pour conserver notre paix et notre indépendance, en maintenant la neutralité du corps helvétique, est du pIus heureux présage pour l’avenir, et nous donne l’espoir bien fondé, que si de nouveaux dangers menaçaient notre terre natale, nous suivrions le conseil que le bienheureux Nicolas de Flue répéta si souvent à nos ancêtres: — Restez unis, et vous resterez fermes.
A propos des fêtes pastorales d’Unspunnen, qu’il nous soit permis d’énoncer ici un vœu qui n’est point étranger à notre sujet…. C’est de recommencer les séances fraternelles de cette Société Helvétique qui s’est assemblée successivement à Schintznach, à Olten et à Arau, de 1761 à 1797, c’est-à-dire pendant 36 ans. Le souvenir des vertueux et excellents citoyens qui l’ont fondée, des douces liaisons qu’elle a formées entre les compatriotes des divers cantons, du bien qu’elle a opéré ou voulu opérer, suffit pour justifier le désir commun à la plupart de ses membres, de la voir renaître sous les auspices du patriotisme, de la concorde et de l’amitié. Le rétablissement de nos anciennes institutions sera toujours la meilleure preuve que nous voulons rester Suisses…. et le meilleur moyen d’y réussir. (1)
Philippe Bridel
NOTE.
(1) La Société Helvétique a recommencé ses séances à Zoffingen en 1811.
__________________
Ndlr. Le lecteur gardera à l’esprit que le texte ci-dessus a été écrit en 1814. L’occupant napoléonien vient alors à peine de se retirer, chassé par les troupes de l’Alliance (Autrichiens, Prussiens et Russes) et la Suisse est en pleine reconstruction, elle prépare son futur Pacte fédéral que la longue Diète d’une année promulguera en août 1815.
Couverture du Pacte de 1815. (Velours brodé)
Ndlr. Le lecteur prendra garde également de ne pas confondre la Société Helvétique de cette époque dont le but était de promouvoir l’amitié et la concorde entre les Confédérés, avec l’actuelle Nouvelle Société Helvétique, nommée dorénavant Rencontres Suisses – Nouvelle Société Helvétique et qui est phagocytée par des politiciens pro-UE. Bien que la société actuelle prétende s’inspirer de l’ancienne, on comprendra la différence qui les sépare en rappelant que l’actuel président, Hans Stöckli, Conseiller aux Etats bernois, PS, fait partie des politiciens qui ont refusé d’appliquer le vote du 9 février 2014 contre l’immigration de masse. On ne voit pas quelle filiation pourrait le relier avec ceux qui ont mis en place les conditions de la naissance de notre Etat fédéral en 1848.
_______
3. LE SIÈGE DU CHÂTEAU d’AMOUR.
Il existe une ronde villageoise, qu’on entend encore chanter dans les vignes de la Vaud, et qui en temps de vendange se répète quelquefois de bande en bande, des faubourgs de Lausanne au pont de Vevey: elle commence par ces mots:
Château d’amour, te veux-tu pas rendre ?
Veux-tu te rendre, ou tenir bon ?
La plupart de ceux qui la chantent, ne savent pas qu’elle est un monument poétique des anciennes mœurs du Pays-de-Vaud, et qu’elle s’est conservée comme un souvenir d’une fête populaire, dont l’institution remonte peut-être à un temps fort reculé.
Dans divers villages soit Fribourgeois soit Vaudois, le premier dimanche de mai, on élevait une espèce de château en planches de sapin, et quelquefois on l’entourait d’un petit fossé: après l’avoir construit les jeunes gens non mariés se partageaient en deux troupes ; l’une devait attaquer le château, et l’autre le défendre du haut de la galerie qui en faisait le tour. A un signal donné les assiégeants ayant tous une rose à leur chapeau, entonnaient la chanson du château d’amour, et le siège commençait : de part et d’autre, on se servait des armes du siècle ; avant l’invention de la poudre, c’étaient des lances, des hallebardes, des piques sans fer ; ensuite on employa les armes à feu. Les assaillants prenaient ordinairement le château par escalade, après quelques heures de siège ; ils y mettaient le feu, et la journée finissait par des danses et des libations bachiques, dont la garnison prisonnière faisait les frais. Quoiqu’on veillât à ce que ce simulacre de guerre et ce siège fictif n’entraînassent aucune suite fâcheuse, l’acharnement des deux partis causait parfois des accidents funestes: à Corcelles du Jura, un jeune garçon risqua de périr dans les flammes du château incendié, avant que la garnison l’eût évacué: dans un village du canton de Fribourg, un des assiégeants se cassa la jambe, et un autre fut grièvement blessé. Ces malheurs furent cause que la police proscrivit cet amusement comme dangereux, et que le gouvernement de Berne, par un édit de 1543, défendit sous l’amende de cinq florins de faire des charivaris et des laonneries. Cet édit apprend que l’ancien nom de cette fête villageoise était laonnerie. Ce mot vient du patois Lavon, Laon, Lan qui signifie un ais ou une planche, parce que le château en était construit : il est évidemment d’origine celtique, car dans cette langue mère d’une partie de notre patois, llan veut dire un bois, et un enclos ou enceinte de bois.
Malgré ces défenses, la fête proscrite fut encore célébrée de temps en temps dans quelques villages écartés ; et tout récemment elle a eu lieu aux environs d’Echallens, sans aucun accident, parce qu’on avait pris pour les prévenir toutes les précautions possibles, dont la meilleure fut d’empêcher les acteurs de s’enivrer avant de monter à l’assaut.
Le siège du château d’amour se faisait aussi autrefois dans la ville de Fribourg, mais d’une manière moins dangereuse et plus galante: sur la grande place paraissait une forteresse en bois, ornée de chiffres, d’emblèmes et de devises analogues à l’esprit de la fête : chargées de la défense du château les plus jolies filles de la ville et des environs montaient sur le donjon.
Les jeunes garçons, en costume élégant, venaient en foule les assiéger. La musique sonnait la charge, en jouant les airs les plus tendres. De part et d’autre, il n’y avait pour armes, que des fleurs: on se jetait des bouquets, des guirlandes, des festons de roses, et quand cette innocente artillerie était épuisée, quand le donjon et les glacis étaient jonchés des trésors de Flore, on battait la chamade. Le château arborait le drapeau blanc: la capitulation se réglait, et l’un des articles était toujours, que chacune des amazones qui formaient la garnison prisonnière choisissait un des vainqueurs, et payait sa rançon en lui donnant un baiser et une rose: ensuite les trompettes sonnaient des fanfares. Les assiégeants montaient à cheval et se promenaient dans les rues, les dames dans leur plus belle parure, du haut des fenêtres, les couvraient de feuilles de roses et les inondaient d’eaux parfumées: la nuit amenait des illuminations, des festins et des bals. C’était vraiment une scène de l’ancienne chevalerie…. La fête était d’autant plus agréable que l’ordre le plus sévère y était scrupuleusement observé et qu’elle se passait sous les yeux des pères et mères attentifs à maintenir la décence au milieu du bruit, et la courtoisie à côté de la joie.
Philippe Bridel