Toute discussion autour de l’œuvre d’Edward Said se heurte en France à une question liminaire : comment expliquer qu’un auteur de cette envergure n’ait pas toute la place qui lui revient dans le champ intellectuel de ce pays ? La publication de ses œuvres a emprunté un chemin chaotique. Non seulement beaucoup d’entre elles n’ont jamais été traduites, mais lorsqu’elles l’ont été, c’est souvent avec un décalage d’une décennie (si ce n’est plus) par rapport à l’édition originale. Et que dire de son ouvrage phare, L’Orientalisme, paru en France en 1980, mais resté très longtemps introuvable en librairies (il a fallu attendre une réédition de 2003, année de la mort de Said, pour que le livre soit de nouveau accessible au public).Pourquoi un tel traitement ?
Né à Jérusalem d’un père palestinien (et citoyen états-unien) et d’une mère libanaise, Said a été un infatigable défenseur de la cause palestinienne, ce qui a en partie contribué à sa mise au ban en France. Sans compter que l’ouvrage qui l’a fait connaitre mondialement est paru à un moment très précis de la vie intellectuelle de ce pays[1] : celui de l’avènement des « nouveaux philosophes » et de leur doctrine de l’anti-repentance visant à liquider le passif colonial et à en finir avec le « fardeau de l’homme blanc ». Depuis la mort de Said en septembre 2003, et malgré la renommée dont il bénéficie à l’échelle internationale, aucun ouvrage ne lui a été consacré en France.Rendons alors grâce aux éditions La fabrique de rompre ce silence autour de l’œuvre de Said, à travers la publication du livre de l’écrivaine libanaise Dominique Eddé, Edward Said, Le roman de sa pensée. Un essai de première main, dense, richement documenté, et à l’écriture élégante, signé de celle qui a non seulement très bien connu Said de son vivant, mais qui était en outre chargée de lui trouver des éditeurs en France. Malgré ces qualités indéniables, la déception est à la hauteur de l’immense enthousiasme suscité par cette parution. Car loin d’être une introduction à la pensée de Said, aux grands thèmes qu’il a abordés – ce qui compte-tenu de l’oubli dans lequel est plongé cet auteur eût été salutaire – D. Eddé entreprend d’explorer le rapport entre histoire personnelle et options théoriques.
Ayant entretenu une longue liaison avec l’ancien professeur de Columbia, Dominique Eddé nous raconte un Said très personnel – sans doute trop – dans un livre qui oscille en permanence entre une fascinante biographie intellectuelle et le journal intime d’une relation amoureuse. Concrètement, l’ouvrage prend la forme d’une suite un peu décousue de commentaires personnels et intimes sur Said, un parti pris parfaitement assumé par l’auteure : « L’œuvre de Said n’est aucunement linéaire, mon livre sur lui ne le sera pas non plus[2]. »
Cette forme non linéaire pourrait tout à fait se justifier étant donné la double nature du travail théorique de Said, pris d’un côté par une responsabilité collective sur le plan politique, et de l’autre par un droit à l’écart sur le plan romanesque. Pas facile alors de présenter l’œuvre d’un auteur qui a eu en permanence à traiter avec l’engagement et la fiction, la masse et la solitude, ses activités politiques au sein du Conseil national palestinien et son poste de professeur de littérature comparée à la prestigieuse université Columbia.
Cette difficulté ne saurait à elle seule justifier la démarche de l’auteure : rattacher plus que de raison Said aux souvenirs de leur relation amoureuse. Au milieu de cette longue et minutieuse introspection, au cours de laquelle aucun détail ne nous est épargné (du récit des rêves de D. Eddé jusqu’au nom de son analyste), le lecteur se fraie difficilement un chemin et finit par se sentir étranger à toute cette discussion entre l’auteure et son ancien amant. « Que me dirait Edward s’il pouvait me lire pendant que j’écris ces lignes ? » se demande à plusieurs reprises la romancière, comme pour signifier, malgré elle, que Said ne cautionnerait pas certains de ses propos.
Et quand elle ne parle pas d’elle ou de sa relation avec Said, elle réduit la pensée de ce dernier aux rapports bilatéraux qu’il a respectivement entretenus avec son père, avec sa mère[3], avec son ami Daniel Barenboïm, ou encore avec les auteurs qui l’ont accompagné tout au long de son existence (Conrad, Vico, Auerbach, Foucault, Adorno…). « Ce n’est pas réduire l’œuvre d’Edward que de lui attribuer sa part d’affect », écrit D. Eddé. Cette idée d’explorer le rapport entre le vécu et l’idée est stimulante, à condition toutefois d’utiliser cette source intime pour améliorer la compréhension de Said. Or, il n’est pas certain que ce roman de sa pensée soit le plus à même de populariser l’œuvre et les idées de Said, notamment auprès des plus jeunes. On ne peut que regretter ce manque de discernement politique et d’intuition quant aux attentes actuelles du lectorat à l’endroit des thématiques dont n’a cessé de traiter Said, qui rappelons-le, reste méconnu du grand public français.
Dominique Eddé le dit elle-même : elle n’a pas voulu camoufler sa subjectivité en traitant de celle de Said. Soit. Mais que dire alors des longs et pénibles passages sur l’islam[4], qui frisent en permanence l’essentialisation, sinon la caricature, et n’ont pas grand lien avec la pensée d’Edward Said, dont l’auteure reconnait elle-même qu’il « avait une stratégie d’évitement par rapport à la question religieuse » ? L’islam politique ou l’islamisme (termes jamais définis et utilisés de manière interchangeable) sont tour à tour qualifiés de « délire », de « maladie », ou de « danger » pour les pays arabes. La romancière va jusqu’à parler des « dangers de l’islamisation » et même du « délire islamique qui gagne aujourd’hui les esprits aux quatre coins du monde. » Et quelle mauvaise foi de reprocher à Said d’avoir fait l’impasse dans son ouvrage Covering Islam (L’Islam dans les médias, Actes Sud, 2011) sur « les fondements coraniques de l’Islam politique », « le réel danger d’attraction de l’islamisme dans les pays arabes », et « la voie qu’il convient d’ouvrir pour séparer le temporel du spirituel[5]. » Pourquoi un livre qui analyse le traitement médiatique de l’islam en Occident, et plus spécialement aux Etats-Unis, devrait-il aborder de telles questions ?
Cette attitude à l’endroit de l’islam nous parait symptomatique de celle d’une certaine gauche arabe, sans prise sur le peuple et fermée sur elle-même. Symptomatique de l’attitude plus générale de ces intellectuels et démocrates qu’a si bien su décrire Frantz Fanon[6], réduits au rôle de Cassandre ou au statut d’augures, celui de prévenir contre les cataclysmes qui arrivent. Que ce soit contre le « danger islamiste » dans le monde arabe, ou contre le « danger fasciste » en Europe. « Longtemps, écrit Alain Brossat, « la gauche », sous toutes ses espèces, s’est présentée aux yeux du peuple comme vecteur, incarnation de tous les possibles politiques, de tous les programmes de renversement de l’oppression, de toutes les utopies et autres « alternatives ». Aujourd’hui, l’habit de lumière de toutes ces espérances est en lambeaux, mais « la gauche » conserve cette ultime réserve de légitimité : à défaut d’incarner un autre avenir possible, elle persiste en tant que conservatoire du « moindre mal », et c’est là son dernier et misérable sortilège[7]. »
Quelle est, au final, la portée du livre de Dominique Eddé ? Il est évident que toute interprétation de l’œuvre d’un-e auteur-e est aussi une réappropriation et un déplacement de sa pensée. En l’espèce, l’impression générale qui se dégage de l’ouvrage est qu’il s’agit tout autant (si ce n’est davantage) d’un texte sur l’auteure elle-même plutôt que sur Said. Un ouvrage complexe, stimulant, mais où l’érudition se laisse trop souvent aspirer par la subjectivité, l’argument par le sentiment.
Edward Said, Le roman de sa pensée semble s’adresser aux seuls initiés de la pensée de l’auteur de L’Orientalisme. Les inconditionnels de l’intellectuel palestinien y trouveront leur compte. Les autres s’y perdront. Une présentation de la pensée de Said, de sa vie et des grands thèmes qu’il a traités reste encore à écrire en France. Sur Said, tout est encore à dire.
RAFIK CHEKKAT | 9 NOVEMBRE 2017
Notes
[1] Sur cette période en particulier, voir Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche, L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Agone, Marseille, 2010.
[2] Sauf mention, toutes les citations sont extraites du livre de Dominique Eddé, Edward Said, Le roman de sa pensée, La fabrique, Paris, 2017.
[3] « On ne peut lire l’œuvre de Said ni suivre le développement de sa pensée, sa conquête progressive d’indépendance, l’effort et le prix qu’elle signifia, sans envisager son rapport à ses parents. »
[4] « Lorsque nous discutions du sujet, Edward et moi, nous nous entendions pleinement sur l’absolue nécessité d’une séparation des pouvoirs et il était férocement critique de l’arriération wahhabite – mais j’avais une vision plus pessimiste que la sienne quant au potentiel invasif de l’islam sur la scène politique. »
[5] Dominique Eddé pousse l’outrance sur l’islam jusqu’à embarquer Said dans ses obsessions : « Comment Said aurait-il formulé, dosé, réparti sa critique au jour d’aujourd’hui ? Sous quel angle ? On peut supposer qu’il aurait renforcé sa critique à l’endroit de l’islamisme en général ; le modéré n’étant qu’une forme dérivée de l’extrémiste. »
[6] Frantz Fanon, Les intellectuels et les démocrates français devant la révolution algérienne, El Moujahid, 1er décembre 1957, texte reproduit dans Pour la révolution africaine, Maspero, Paris, 1969, p. 72-86.
[7] Alain Brossat, Le sacre de la démocratie, Anabet éditions, Paris, 2007, p. 130.
Source: https://www.etatdexception.net/