Se faisant oiseaux de malheur pour la circonstance, des éditorialistes dont l’indépendance se mesure à la longueur de la laisse qui les relie à leurs patrons milliardaires nous promettaient une « catastrophe pour la civilisation » en cas de « Brexit ». Comme si l’Union européenne était autre chose qu’une construction historiquement contingente, la perspective du départ volontaire d’un Etat-membre prenait des allures d’effondrement terminal, elle exhalait par avance un angoissant parfum d’apocalypse ; horreur suprême, le collapsus final d’un monde généreusement irrigué par le capital était imminent.
Raisonnant comme si l’appartenance à l’UE relevait d’une communauté de destin et non d’un choix démocratique, ces zélés dispensateurs de la doxa firent donc chorus pour tenter de conjurer l’inacceptable refus, invoquant tour à tour le désastre économique, la déchéance morale ou le chaos politique dont le Brexit donnerait immanquablement le funeste signal. Unanimes, ils dépensèrent des trésors d’imagination pour repousser cette menace qui planait, telle une ombre malfaisante, sur le monde merveilleux de l’hypermarché européen.
Peine perdue ! Déjouant les manœuvres d’intimidation, manifestement prêt à endosser le coût de cette rupture, le peuple a tranché. Dans son aveuglante clarté, en effet, le scrutin britannique a pour principale vertu d’invalider un déni de souveraineté imposé de longue date, mais dont la longévité n’atténue en rien l’illégitimité. La forfaiture supranationale consistait, en effet, à mettre hors jeu la délibération collective ; elle impliquait le désaveu permanent de la démocratie ; elle en destituait quotidiennement les formes propres à chaque tradition nationale.
On se souvient de l’effacement pur et simple de la volonté populaire qui scella le sort du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel. Sans scrupules, ce viol explicite de la souveraineté populaire par Nicolas Sarkozy eut néanmoins la vertu de faire disparaître le moindre doute sur ce que la genèse même de l’Europe des banquiers laissait apparaître : loin d’être un accident, la confiscation du pouvoir en est l’essence même.
Diluée dans la sphère des intérêts mercantiles, la politique au sens noble du terme subit dans l’espace européen le même sort que les produits industriels ; elle est condamnée à une prompte obsolescence. Coquille vide, comblée à l’occasion par une vaine agitation de surface, la démocratie y est réduite au statut de simulacre dont la fonction est de berner le peuple, avec une efficacité dont il y a malheureusement trop d’exemples.
Mais l’histoire est une page blanche. Et avec le Brexit, la vox populi exprimée dans toute sa radicalité annihile instantanément le pouvoir de nuisance de cette supercherie. Les détenteurs légitimes de la souveraineté en furent dépossédés, mais les voilà qui reprennent leur bien ! Dans un geste de défi, la volonté populaire se cabre et se ressaisit, elle donne congé à l’artefact communautaire, elle le destitue à son tour de cette légitimité usurpée par l’oligarchie.
En tranchant le cordon ombilical de l’appartenance communautaire, le vote britannique marque l’accession à une maturité politique dont le peuple français devrait s’inspirer. Il est l’acte symbolique par lequel un peuple rétablit la plénitude de ses droits et réaffirme sa puissance souveraine. Il rappelle, à qui veut l’entendre, qu’une nation libre n’obéit qu’aux lois qu’elle se donne, congédiant ainsi toute forme de tutelle, toute tentative d’intimidation, toute imputation condescendante de populisme dont la taxe volontiers la caste privilégiée.
La véritable signification du vote du 23 juin, c’est cette restauration volontaire du cadre naturel de la délibération démocratique. Lesté d’une évidence historique et géographique, ce cadre est par essence le cadre national. Il est le seul, en effet, qui corresponde à un usage éprouvé par le temps, le seul qui d’expérience permette l’exercice de la démocratie, le seul dans lequel le peuple puisse faire les lois auxquelles il entend se soumettre, quitte à les changer si bon lui semble.
C’est pourquoi il est vain de se demander si le vote du 23 juin est de droite ou de gauche, ou quel type de politique il pourrait induire. Historique, un tel scrutin se situe en amont de toute délibération légitime sur les politiques à venir, il est précisément ce qui les rend possibles sans préjuger de leur contenu. Au plus profond, il manifeste la réappropriation d’une souveraineté dont le peuple fut scandaleusement délesté au profit de mécanismes faussement rationalisés et d’instances non démocratiques.
Au nom de la construction européenne, les commis du capital ont instauré une concurrence effrénée des appareils productifs et des systèmes sociaux dont la principale visée est d’aboutir à un désarmement unilatéral des Etats souverains. Le fédéralisme cher aux européistes de droite comme de gauche ne représente à cet égard que l’habillage d’un tel projet, destiné à faire passer pour un idéal universel la démission de la puissance publique au profit de la main invisible du marché. Il faut espérer que le vote du 23 juin, ce retour intempestif de la souveraineté dans l’arène politique, ne soit que la première de leurs douches froides.
Bruno Guigue | 26 juin 2016
Bruno Guigue, Haut fonctionnaire d’Etat français, essayiste et politologue.
Source : https://arretsurinfo.ch/avec-le-brexit-la-souverainete-descend-dans-larene/