Une affiche du FPLP (Front Populaire pour la Libération de la Palestine, fondé en 1967)
Le combat pour la libération s’est alors transformé en une quête diplomatique du statut d’État pour 22 pour 100 de la terre palestinienne ; la révolution était ainsi détournée et, progressivement, les masses palestiniennes étaient mises sur la touche de l’action politique en même temps que de l’espace public. Si la Première Intifada palestinienne avait représenté le point culminant de l’engagement populaire dans la politique de masse et l’action directe, les décennies qui ont suivi ont montré tout le contraire. Les gens ont été entraînés dans la marge, dépouillés de leur capacité d’action et transformés en spectateurs pendant qu’une petite élite négociait en leur nom tout en exploitant leurs sacrifices et en se faisant passer pour leur unique représentante légitime.
Cette ère nouvelle requérait la formation d’un nouveau cadre normatif, l’adoption d’un nouveau discours et l’introduction d’un vocabulaire et d’un lexique absolument différents. Tout cela était nécessaire pour achever la transition de la révolution vers la construction d’un État et le développement du processus néolibéral sous l’occupation et la poursuite de la colonisation et du vol des terres par Israël.
C’est dans ce contexte que sont apparues l’industrie des droits de l’homme et l’institutionnalisation des droits.
Ceci ne suggère nullement que le contenu des droits de l’homme ait été étranger aux Palestiniens ; pas plus que cela ne signifie qu’ils n’en ont eu vent que parce que le pays a été envahi à l’excès par des organisations non gouvernementales spécialisées dans les questions des droits de l’homme.
Quand les Palestiniens de toutes les couches sociales exprimèrent leurs revendications en faveur de leur droit à l’autodétermination, à la liberté, à la dignité et à la justice lors de la Première Intifada qui débuta en décembre 1987, ils ne le firent pas sous les auspices de ces organisations.
Ils n’étaient pas poussés par la Déclaration universelle des droits de l’homme ni par les traités et conventions sur les droits de l’homme qui sont venus par la suite. Mais ils étaient plutôt inspirés par la vague des luttes anticoloniales et de libération du Sud en général, depuis l’Afrique du Nord jusqu’à l’Amérique latine.
Une autre conséquence de l’imposition des discours des droits de l’homme fut la dépolitisation de la lutte palestinienne et son recadrage dans le langage supposé neutre des droits.
Lors d’une discussion avec le directeur de l’une des nombreuses ONG palestiniennes des droits de l’homme, ce monsieur m’a expliqué : « Notre travail n’a rien à voir avec la politique ; nous ne faisons que dénoncer les crimes d’Israël et ses violations des droits de l’homme. »
Non seulement ce genre de déclaration agréera les donateurs et signifiera que les investissements étrangers sur le marché des droits de l’homme apolitiques palestiniens continueront à affluer, elle reflète également une foi sincère, du chef de la plupart des organisations des droits de l’homme en Palestine, en ce que le conflit avec Israël n’est pas une question politique, mais plutôt une question de droits. C’est comme si les violations des droits palestiniens par Israël était une question humanitaire plutôt qu’une question politique.
La politique est un sale boulot, affirment ces personnes, et les gens ne peuvent compter sur elle pour représenter et faire valoir leurs doléances dans le jargon juridique de mise. Par conséquent, les ONG des droits de l’homme reprennent ce rôle et dictent la façon dont les Palestiniens doivent exprimer leurs revendications. Cette approche élitiste est à la fois paternaliste et exclusive et, ces vingt dernières années, elle a créé en Palestine une minorité privilégiée d’avocats, de militants et de porte-parole élitistes d’une cause qui ne veut tout simplement pas aller au-delà des législations internationales et des droits de l’homme. La dépolitisation est quelque chose d’inhérent, dans le discours libéral des droits de l’homme, où les combats sont menés sur un terrain juridique et où c’est l’oppresseur qui établit les règles.
Les gens qui croient en ce discours des droits de l’homme perçoivent également la chose comme une source de légitimité. On exige des Palestiniens qu’ils justifient leurs actions et leur résistance en fonction des lois internationales tant pour combattre la propagande israélienne que pour gagner leur propre légitimité. Recourir à un discours des droits de l’homme rapporte plus de partisans, spécialement en Occident et dans les cercles qui n’ont pas toujours été bien disposés à l’égard des revendications palestiniennes.
Le fait d’éviter des mots forts comme libération, décolonisation et rébellion et de les retirer du lexique des droits de l’homme accroîtra la popularité des revendications palestiniennes.
La chose a été particulièrement évidente à l’issue de la Deuxième Intifada, quand la résistance palestinienne violente a été diabolisée. Le recours à la terminologie des droits de l’homme a été idéal pour faire en sorte que les Palestiniens aient une apparence « civilisée » aux yeux des Occidentaux et qu’ils« prouvent » le caractère correct de leur cause.
Mais, ce qu’a en fait réalisé cet insistance en faveur d’un discours libéral, ç’a été d’exclure de la politique un peuple privé de droits, de délégitimer les formes armées de résistance et de donner la priorité à un agenda juridique qui fait la promotion des droits de l’homme comme si c’était une industrie et non en termes de contenu et de véritable changement durable.
Dans sa critique politique et philosophique des droits de l’homme, « Sept thèses sur les droits de l’homme », Costas Douzinas affirme que, alors que « les revendications et les luttes concernant les droits de l’homme mettent en exergue l’exclusion, la domination et l’exploitation, ainsi que l’incontournable conflit qui imprègne toute la vie sociale et politique », « elles dissimulent les racines profondes de la lutte et de la domination en enfermant la lutte et la résistance dans le cadre de remèdes légaux et individuels qui, en cas de succès, n’aboutissent guère qu’à de petites améliorations individuelles et à un réaménagement marginal de l’édifice social ».
Et d’ajouter que l’impact des droits de l’homme consiste à « dépolitiser un conflit et à éloigner la possibilité d’un changement radical ».
Il est indéniable que les ONG des droits de l’homme en Palestine ont obtenu quelques succès même au sein du système juridique colonial d’Israël, mais ces réalisations sont limitées et ont contribué davantage à améliorer l’image de marque du système judiciaire d’Israël, de lui conférer une légitimité et de promouvoir sa réputation en tant que système libéral accessible plutôt que de faire progresser de quelque façon que ce soit la cause des revendications palestiniennes.
À bien des égards, le soulèvement actuel en Palestine n’est pas qu’une simple rébellion contre l’occupation israélienne et contre la direction palestinienne corrompue ; c’est aussi une accusation portée contre ce discours et cette stratégie basés sur les droits.
Les jeunes qui occupent les rues de diverses façons ne réclament pas des budgets supplémentaires ni l’amélioration des conditions de vie dans leur cage. Ce qu’ils veulent, c’est la destruction de la cage et c’est une revendication que ne sera jamais capable de saisir le discours étroit et libéral des droits de l’homme. Ce n’est pas un combat pour les droits civiques dans lequel les Palestiniens cherchent la reconnaissance pour sortir de l’occupation, mais un combat de décolonisation dans lequel les jeunes n’attendent pas de justifications légales pour recourir à la violence face à un système intrinsèquement violent.
Avec l’arsenal très limité dont ils disposent et qui comprend des couteaux de cuisine, des cailloux et des cocktails Molotov, les jeunes Palestiniens essaient de revendiquer une capacité d’agir qui leur a été retirée en partie par l’élite de laPalestine, tant celle de la politique que celle des droits de l’homme.
Les jeunes en rébellion réclament des changements radicaux ; c’est à la communauté des droits de l’homme en Palestine qu’il incombe de décider si elle les écoutera et les rejoindra où si elles restera confinée dans ses bureaux confortables et ses discours libéraux.
Budour Hassan | 10 décembre 2015
Publié sur TeleSur English