Jack London, de son vrai nom John Griffith Chaney, né le 12 janvier 1876 à San Francisco et mort d’un empoisonnement du sang le 22 novembre 1916 à Glen Ellen, Californie, est un écrivain américain avec comme thèmes de prédilection l’aventure et la nature sauvage. Il a écrit L’Appel sauvage [un livre terrible, féroce, ndlr], et plus de cinquante autres nouvelles et romans connus.
Il vit une enfance misérable et commence une vie d’errance à quinze ans. Il exerce ensuite de nombreux métiers pour survivre : balayeur de jardins publics, menuisier, agriculteur, éleveur de poulets, chasseur de phoques (jusqu’au Japon et en Sibérie), pilleur d’huîtres, patrouilleur maritime, blanchisseur, chercheur d’or au Klondike.
Autodidacte, Jack a fait son éducation par les livres. En 1885, à l’âge de neuf ans, il découvrit les Contes de l’Alhambra de Washington Irving, et le livre Signa de la romancière anglaise Ouida, racontant l’histoire d’un enfant de ferme italien sans éducation qui devient un célèbre compositeur d’opéra. Il cita ce livre comme la source de son aspiration future à la littérature.
Il meurt le 22 novembre 1916 des suites d’un empoisonnement du sang causé par une urémie, maladie dont il souffrait depuis son voyage dans le Pacifique et rongé par son alcoolisme. Certains ont répandu la rumeur que Jack s’était suicidé, mais un de ses docteurs, Alan Thompson, présent lors de sa mort, confirma la thèse de l’empoisonnement.
Il fut un auteur prolifique, écrivant plus de cinquante livres. Plusieurs de ses œuvres, en particulier les romans d’animaux, paraissent aujourd’hui dans les collections destinées à la jeunesse et connaissent toujours un grand succès. Son œuvre n’en est pas moins politiquement engagée quand par exemple il décrit l’horreur libérale des bas quartiers de l’est londonien dans Le Peuple d’en-bas.
Il a utilisé son expérience dans le Grand Nord canadien, lors de la ruée vers l’or au Klondike, dans ses livres les plus célèbres tels L’Appel sauvage et Croc-Blanc. Dans Martin Eden [un récit splendide et le plus autobiographique, ndlr], il nous fait partager son expérience de jeune auteur issu d’un milieu pauvre, incompris par la femme riche qu’il aime et rejeté par la famille de celle-ci. Ce roman, mal compris à son époque, était plus une dénonciation de l’individualisme qu’un bilan romancé de sa vie.
Le sujet du suicide avait déjà été évoqué dans Martin Eden, où son héros se suicide. [Balises : London]
Par Jack London – To Build a Fire, 1908
Construire un feu
Traduit par Louis Postif et Paul Gruyer, 1934
L’aube, ce jour-là, était froide et grise, très grise et très froide, lorsque l’homme quittant le large tracé que dessinait le Yukon[1] gelé, gravit le haut coteau qui s’élevait sur une des rives du fleuve et où se dessinait confusément une piste étroite, qui s’en allait vers l’est, à travers l’épaisseur des sapins.
Le coteau était à pic. Une fois arrivé au sommet, l’homme fit une pause, pour reprendre haleine ; puis, machinalement, il regarda sa montre. Elle marquait neuf heures.
Il n’y avait pas de soleil, pas un soupçon de soleil, quoique aucun nuage ne fût au ciel.
Le firmament était pur. Et cependant un impénétrable voile semblait s’étendre sur toutes choses. De ténues et fines ténèbres, qui n’étaient pas la nuit, mais l’absence du soleil, tamisaient le plein jour et l’obscurcissaient.
De cela, l’homme n’était pas inquiet. Depuis bien des semaines il n’avait point aperçu le soleil. Il savait que beaucoup d’autres devraient s’écouler encore avant que le globe joyeux, rompant la longue nuit polaire, commençât, pendant quelques secondes tout d’abord, à émerger vers le sud, au-dessus de la ligne d’horizon.
Mais, se retournant, l’homme jeta un regard en arrière, vers la longue piste qu’il venait de parcourir. En dessous de lui s’étendait le Yukon, large d’un mille et prisonnier sous trois pieds de glace. Et cette glace elle-même était ensevelie sous trois pieds de neige.
La neige immaculée, ondoyait en molles ondulations, là où elle recouvrait les blocs chaotiques qui s’étaient formés lors du gel du fleuve. Vers le nord et vers le sud, aussi loin que l’œil pouvait porter, s’étendait cette blancheur infinie, sur laquelle une ligne grisâtre, mince comme un cheveu, serpentait, en contournant les îles, recouvertes de noirs sapins, qui égrenaient sur le fleuve leur chapelet.
Cet imperceptible trait était celui que venait de suivre l’homme, la piste connue qui, longue de cinq cents milles vers le sud, s’en allait, dans cette direction, vers les passes du Chilcoot, vers Dyea et le Pacifique. Vers le nord, la piste du fleuve conduisait à Dawson, distant de soixante-dix milles, puis, mille après mille, vers le Détroit de Behring et le Fort Saint-Michel sur la Mer Polaire[2].
Mais ni la ligne mystérieuse de l’horizon lointain, ni l’absence du soleil, ni le froid terrible qui sévissait, ni toute cette ambiance de fantastique désolation, ne troublaient l’homme au-delà de ce qu’il était nécessaire.
Ce n’était point qu’il fût autrement blasé de ce spectacle. Il était un nouveau venu, un Cheechaquo [3], et c’était son premier hiver sur la Terre du Nord. Mais nulle imagination superflue ne venait jeter la peur dans son cerveau. D’esprit énergique et net devant les réalités, il ne s’attardait point à philosopher sur elles.
En face de la formidable nature qui l’étreignait, il ne méditait point sur la fragilité de l’être humain, sur la place qui lui a été assignée dans l’univers, sur les limites extrêmes du chaud et du froid, qui lui permettent d’y vivre ou l’y condamnent à mourir et s’il succombe, sur l’immortalité de son âme. Cinquante degrés sous zéro ne l’impressionnaient pas plus, en eux-mêmes, que quatre-vingts degrés[4]. Tout ce qui l’intéressait dans un pareil froid, c’est qu’il en était incommodé. La morsure du gel faisait mal, et il importait de s’en préserver en fourrant ses mains dans d’épaisses mitaines, en rabattant sur ses oreilles les pattes de sa casquette, en protégeant ses jambes et ses pieds dans des bas et dans des mocassins épais. Cinquante degrés sous zéro, c’était un fait, et rien de plus.
Tournant donc de nouveau le dos au Yukon, il s’apprêta à continuer sa route. Afin de se renseigner approximativement sur le froid qu’il pouvait faire, il cracha. Il entendit un bruit aigu, pareil à une petite explosion. Ce qui le fit un peu tressaillir. Il cracha derechef et, pour la seconde fois, avant de choir sur la neige, la salive claqua dans l’air.
L’homme n’ignorait pas qu’à cinquante degrés sous zéro la salive claquait au moment où elle touchait le sol. Mais, pour avoir ainsi explosé dans l’air, c’est que le froid, sans aucun doute, dépassait cinquante degrés. De combien ? Il ne le savait pas. Et que lui importait, en somme ?
Tout ce qui l’intéressait, c’était de rejoindre sans encombre d’autres hommes qui l’attendaient sur la fourche gauche de l’Henderson Creek, petit affluent du Yukon, où se trouvait leur claim[5].
Les camarades avaient gagné directement le but, par une piste de traverse, tandis que lui-même s’était détourné de son chemin, afin d’explorer la vallée du Yukon et de vérifier si les forêts de sapins de ses îles et de ses rives fourniraient, au printemps prochain, des rondins de taille voulue, pour l’exploitation de la mine. D’après ses prévisions, il rejoindrait ses compagnons au campement, vers six heures du soir. La nuit serait déjà tombée. Mais il se retrouverait en société, un feu joyeux crépiterait, et un bon souper bien chaud l’attendrait.
Pour ce qui était du déjeuner, il portait sur lui le nécessaire. Il posa la main, en y songeant, sur une grosse bosse qui faisait saillie sous son vêtement. Là, sous la chemise, à même sa peau nue, était un paquet de biscuits, enveloppé dans un mouchoir. C’était le seul moyen d’empêcher les biscuits de geler. Il se sourit à lui-même, satisfait en songeant que chacun de ces biscuits, après avoir été fendu en deux, avait été trempé dans du lard fumé, préalablement fondu, et renfermait, comme un sandwich, entre ses deux morceaux rapportés, une tranche grillée de ce même excellent lard.
L’homme s’engouffra sous les grands sapins. La piste qu’il suivait était à peine tracée. Une couche de neige était tombée, depuis le passage du dernier traîneau. Et il se réjouissait d’aller à pied, légèrement, sans autre charge que son déjeuner dans sa chemise.
Ce froid, pourtant, le surprenait. De sa main, sans la sortir de la mitaine, il se frotta le nez, qui était gourd, puis la saillie de ses pommettes. Une barbe rousse abondante lui encadrait tout le visage. Mais les poils drus ne protégeaient point les pommettes qui saillaient, ni le nez qui, comme un cap, se projetait en avant, agressif, dans l’air glacé.
Sur les talons de l’homme trottait un chien, un énorme husky du pays, le type de vrai chien-loup, à la robe grise, et dont ni la nature ni l’aspect ne semblaient guère différer de ceux de son frère, le loup sauvage.
L’animal était déprimé par le froid prodigieux. Il savait que ce n’était pas là un temps pour voyager. Son instinct l’en avertissait plus sûrement que le raisonnement n’avait su le faire pour l’homme. Celui-ci eût-il eu un thermomètre, ce n’était pas, en effet, cinquante degrés, ni soixante, ni soixante-dix, mais soixante-quinze au-dessous du point de congélation que l’appareil eût marqués.
Le chien ignorait tout des thermomètres. Sa notion du froid n’avait point la précision des calculs humains. Mais, en son cerveau rudimentaire, une crainte vague naissait, qui l’écrasait sous sa menace. La bête, angoissée, se glissait derrière l’homme, silencieuse, interrogeant ardemment tous ses gestes, comme si elle s’attendait, à tout moment, à le voir s’en revenir vers le dernier campement ou, s’arrêtant, chercher quelque part un abri, pour y construire un feu.
Le husky connaissait la nécessité du feu, par un tel froid. En l’absence de la flamme bienfaisante, il eût du moins souhaité se creuser un trou dans la neige, pour s’y tapir à l’abri de l’air. Son haleine congelée avait poudré d’un givre blanc et cristallin ses bajoues, ses sourcils et son museau.
La barbe rousse de l’homme et ses moustaches étaient congelées, elles aussi, mais plus solidement. Le dépôt de givre s’y transformait en un dépôt de glace, dont l’épaisseur augmentait à chaque bouffée de l’humide et tiède respiration qu’il exhalait.
L’homme, de plus, chiquait et la muselière de glace qui lui encastrait les lèvres les rendait à ce point rigides qu’il lui était impossible de les faire jouer pour expectorer le jus de tabac. En sorte que celui-ci, mêlé à sa salive, ruisselait sur sa barbe, en stalactites, qui avaient la couleur brunâtre et la dureté de l’ambre, et dont la longueur augmentait sans cesse au-dessous de son menton.
Si l’homme était tombé, sa barbe se fût brisée en morceaux. Mais il se souciait peu de cet appendice. Tous les chiqueurs payaient au froid le même tribut, dans le Northland. Deux fois déjà, il s’était trouvé dehors, avec des sautes de froid de cinquante et de soixante degrés du thermomètre à alcool, et le même phénomène s’était produit.
Plusieurs milles durant, l’homme poursuivit son chemin à travers de vastes forêts plates. Il traversa ensuite un grand marécage gelé, semé de bouquets d’arbustes noirs et, arrivé dans une vallée, il descendit jusqu’à la berge d’un petit cours d’eau glacé. C’était l’Henderson Creek.
Il consulta sa montre. Dix heures. Il savait qu’il marchait à une allure de quatre milles à l’heure, et il en conclut qu’il serait arrivé, pour midi et demi, à la première fourche de la rivière, distante encore de dix milles. Il décida que, pour célébrer cet heureux événement, il mangerait son déjeuner, une fois arrivé à ce point.
Le chien, découragé, la queue pendant entre les jambes, reprit sa place derrière les talons de son maître qui, de sa marche légèrement balancée, se mit à suivre le lit de la rivière. Plus profonde, la piste laissée par les derniers traîneaux qui avaient passé là était encore visible. Mais la neige avait recouvert toute trace de pas humains. Il y avait un mois que personne n’avait remonté ni descendu le silencieux vallon.
L’homme allait toujours, d’un pas régulier. Son cerveau ne remuait pas de réflexions inutiles ; il ne pensait à rien, sinon au déjeuner dont l’instant approchait, et qu’à six heures du soir il aurait retrouvé ses camarades. Il ne disait rien non plus, pour la raison majeure qu’il n’y avait personne avec qui engager la conversation. Et d’ailleurs, eût-il voulu parler qu’il ne l’aurait pu, par l’effet de cette muselière de glace qui lui fermait la bouche. Il se contentait de mâcher uniformément son tabac et d’allonger ainsi sa barbe d’ambre.
La seule pensée qui lui revenait parfois, c’est qu’il faisait réellement froid, que jamais encore il n’avait connu une pareille froidure. Tout en cheminant, il frottait automatiquement de ses mitaines, tantôt d’une main, tantôt de l’autre, ses pommettes et son nez. Mais il avait beau frotter, la circulation ne semblait pas se rétablir. Dès qu’il cessait la friction, nez et pommettes redevenaient inertes.
Il était certain maintenant, et il s’en rendait compte, qu’il avait une partie du visage gelée. Et il regrettait de ne s’être point fabriqué, avec du cuir, un masque spécial, retenu par des courroies, tel que celui que portait Bud, son camarade, lorsque la température baissait brusquement. Mais bah ! le malheur n’était point considérable. Avoir le nez et les joues gelées était fâcheux assurément, et fort douloureux par la suite. Mais on n’en mourait pas, et c’était le principal.
L’homme allait, et la seule préoccupation de son cerveau indifférent était d’observer sans trêve et très attentivement la piste qu’il suivait, les crochets et les courbes de la rivière gelée, les amas de bûches entraînées par les inondations printanières, et qui formaient aujourd’hui de petits monticules neigeux qu’il convenait d’éviter. Il scrutait le sol, presque chaque fois avant d’y poser le pied. Il y eut un moment où il fit soudain un écart, comme un cheval qui prend peur, et où, se reculant de plusieurs pas, il contourna à distance la piste tracée.
La rivière était entièrement gelée, jusqu’à son lit. Il ne l’ignorait pas, et savait qu’aucun cours d’eau ne saurait conserver une goutte liquide durant l’hiver arctique.
Mais il savait aussi que des sources souterraines jaillissaient, en bouillonnant, des flancs des collines et se frayaient leur course sous la neige, pour rejoindre sous la glace le lit de la rivière et y continuer leur chemin. Même durant les plus grands froids, ces sources, que la neige et la glace protégeaient du contact de l’air, ne se prenaient jamais. Un grave danger en résultait et elles constituaient de vraies chausse-trappes.
La couche neigeuse, qui les recouvrait et dissimulait, était épaisse parfois de trois pouces seulement. Parfois aussi de trois pieds. Il arrivait encore qu’une série de nappes d’eau et de couches de glace se superposaient sous la neige. En sorte que si la carapace supérieure venait à s’effondrer, celles qui suivaient en faisaient autant, et quiconque tombait dans l’un de ces traquenards était exposé à se trouver dans l’eau jusqu’à mi-corps.
Telle était la cause de l’effroi qui, tout à l’heure, s’était emparé de l’homme.
Il avait senti la glace se dérober sous, ses pas et entendu sous lui un craquement sinistre. Or, par cette température, avoir seulement les pieds mouillés pouvait être cause de graves et dangereux désagréments. Le moins, pour lui, qu’il en pût résulter, était de retarder son voyage, en l’obligeant à construire un feu, qui lui permît de se déchausser et de sécher à la flamme ses bas et ses mocassins.
L’homme s’arrêta de marcher, pendant un instant, et observa la configuration de la vallée. Il conclut que les sources devaient venir de la droite. Tout en continuant à se frotter de temps à autre le nez et les pommettes, pour tâcher d’y ramener le sang, il reprit sa route en appuyant vers la rive gauche du fleuve. Il allait avec précaution, éprouvant du pied à chaque pas la solidité de la glace. Puis le sol parut redevenir plus ferme et le danger disparaître. Il prit dans une de ses poches une nouvelle chique, la glissa entre ses lèvres et, accélérant son allure, reprit sa marche à quatre milles à l’heure.
Pendant les deux heures qui suivirent, il rencontra encore plusieurs de ces trappes. La neige, légèrement affaissée à ces endroits, y prenait une apparence cristalline particulière, qui l’avertissait du péril.
Mais, comme un passage lui paraissait plus spécialement suspect, il contraignit le chien à marcher devant lui. L’animal, de plus en plus collé à ses talons, s’y refusa tout d’abord. Il fallut que l’homme le menaçât et le poussât en avant. Et, de fait, le chien, qui se hâtait, n’avait point parcouru la longueur d’une vingtaine de pas, qu’il enfonçait soudain et culbutait dans un trou d’eau. Il se remit vivement sur ses pattes et s’éloigna vers un sol plus solide.
Les pattes du chien avaient été mouillées et l’eau s’y était instantanément transformée en glace.
L’animal, se laissant tomber sur la neige, commença aussitôt à se lécher, puis, cette opération étant insuffisante, à enlever à coups de dents les lamelles de glace qui pendaient de tous ses poils. Un mystérieux instinct lui commandait d’agir ainsi. L’homme, qui savait qu’autrement la bête ne pourrait plus continuer son chemin, vint à son secours. Il sortit de la mitaine sa main droite et arracha aussi les glaçons. Il n’exposa pas ses doigts, plus d’une minute, à la morsure de l’air et fut stupéfait de l’engourdissement rapide dont ils étaient saisis. Oui, certes, il faisait grand froid. Il remit en hâte sa mitaine et se frappa violemment la main contre la poitrine.
À midi, la clarté atteignit son apogée. Le soleil, cependant, dans sa course hivernale, était trop loin vers le sud pour pouvoir surgir à l’horizon arctique. Le ciel était toujours pur et sans nuages, et pourtant le corps de l’homme ne projetait aucune ombre sur l’Henderson Creek.
À midi et demi précis, l’homme arrivait à la première fourche de la rivière. Il était satisfait de la vitesse à laquelle il avait marché. S’il la maintenait, il aurait certainement à six heures, rejoint les camarades.
Il déboutonna sa veste et sa chemise pour sortir son déjeuner.
Cet acte indispensable ne lui prit pas plus d’un quart de minute. Mais ce court laps de temps avait été suffisant pour que de nouveau l’engourdissement s’emparât de ses doigts exposés à l’air. Il tint bon cependant et, sans remettre sa mitaine, par douze fois, avec énergie, il frappa ses doigts contre sa jambe. Puis il s’assit sur une souche d’arbre recouverte de neige, afin de manger.
Une vive piqûre s’était, tout d’abord, fait sentir dans ses doigts, tandis qu’il les battait contre sa jambe. Puis, cette piqûre avait cessé si brusquement qu’il s’en étonna. Les doigts étaient comme insensibles, et il n’avait pas encore réussi à porter le biscuit à ses lèvres et à y mordre.
Il frappa encore ses doigts sur son mollet, à plusieurs reprises et, les renfonçant dans sa mitaine, découvrit son autre main. De celle-ci, hâtivement, il leva le biscuit vers sa bouche. Mais sa bouche était close par la muselière de glace qui réunissait sa barbe à sa moustache, et vainement il tenta de croquer tant soit peu de nourriture.
Il avait oublié de construire un feu, pour se dégeler. Et, à cette pensée qui lui revint soudain, il se mit à ricaner en songeant combien il était sot.
Mais, tout en ricanant, il remarqua que les doigts de sa main gauche, qui demeuraient exposés à l’air, étaient en train de s’engourdir comme l’avaient fait ceux de sa main droite.
Il remarqua encore que la piqûre qu’il avait, en s’asseyant, ressentie à ses deux orteils, avait disparu. La chaleur était-elle revenue ou, au contraire, était-ce l’effet accru du froid ? Il se le demanda. Il remua ses pieds dans ses mocassins ; les deux orteils étaient gourds.
Il remit précipitamment sa main gauche dans la mitaine et se leva, tout de même un peu effrayé. Il battit la semelle, jusqu’à ce qu’il sentît de nouveau une sensation de piqûre à ses doigts de pied.
Il faisait froid, évidemment très froid.
Le vieux bonhomme qui avait sa cabane sur le Sulphur Creek[6], et avec qui il avait causé avant de se mettre en route, n’avait pas menti en lui disant combien il faisait froid parfois, dans le pays. Il s’était alors moqué de lui ! Cela prouvait qu’on ne doit jamais inconsidérément juger de ce qu’on ignore. Il n’y avait pas d’erreur possible : Il faisait froid. Et l’homme continuait à marcher de long en large, à frapper des pieds, à battre des bras, jusqu’à ce qu’enfin, la circulation s’étant rétablie, il se rassura.
Alors il entreprit de construire son feu.
Sous les broussailles qui bordaient la rivière et où la crue du printemps dernier avait apporté, par paquets, des brindilles aujourd’hui desséchées, il trouva le bois qui lui était nécessaire. Il établit avec soin un petit foyer, puis tira de sa poche une allumette, en même temps qu’un morceau d’écorce de bouleau, sur lequel il la frotta. Le bouleau s’enflamma plus rapidement encore que ne l’eût fait un bout de papier, et le feu jaillit, en sifflant. L’homme, se courbant sur la flamme, fit fondre la glace qui lui recouvrait la figure. Puis, devant la bienfaisante chaleur, il sortit ses mains de ses mitaines, et se risqua à manger ses biscuits. Il avait dominé le froid. Le chien, satisfait lui aussi, s’allongea tout près du feu, le plus près qu’il lui fût possible, sans se roussir les poils.
Son déjeuner terminé, l’homme bourra sa pipe et la fuma tranquillement. Puis il renfila ses mitaines, rabattit sa casquette sur ses oreilles et reprit la piste sur la fourche gauche de l’Henderson Creek.
Le chien, désappointé, quitta le feu en rechignant. Cet homme, songeait-il, ne savait réellement pas ce qu’était le froid. Effectivement, aucun atavisme ancestral n’avait sans doute inculqué à l’homme la notion du froid, du vrai froid, du froid à cent sept degrés sous zéro. Il n’en était point de même du chien. Ses ancêtres, à lui, lui avaient transmis leur expérience. Il n’ignorait pas qu’il est mauvais de s’aventurer au loin par une pareille température. C’est le moment, bien au contraire, de se coucher douillettement au fond d’un trou, dans la neige, et d’attendre, pour en sortir, qu’un rideau de nuages, s’étendant entre la terre et le ciel, vienne intercepter le rayonnement atmosphérique d’où provient ce grand froid.
Il n’existait, entre le chien et son compagnon humain, aucune intimité d’ordre affectif. L’un était l’esclave de l’autre. La seule caresse qu’il en recevait était celle de la mèche du fouet, et toutes les bonnes paroles qu’il connaissait étaient ces bruits de gorge, rauques et menaçants, qui annonçaient les coups.
Aussi le chien, en aurait-il eu les moyens, n’eût fait aucun effort pour communiquer à son compagnon ses appréhensions. Le bien-être de l’homme ne l’intéressait aucunement et c’était pour lui-même qu’il souhaitait demeurer auprès du feu. Mais l’homme siffla et parla au chien, d’un claquement de fouet. Le chien reprit sa place aux talons de son maître et continua à le suivre.
Le marcheur renouvela sa chique. La barbe d’ambre recommença à se former, tandis que, non moins rapidement, son haleine saupoudrait de givre ses moustaches, ses sourcils et ses cils.
Sur la fourche gauche de l’Henderson Creek, les sources semblaient moins nombreuses et, pendant une demi-heure, l’homme n’en aperçut aucun indice.
Puis l’événement arriva. À un certain endroit qui ne décelait aucun signe suspect, où la neige, régulière et lisse, paraissait indiquer en dessous un terrain solide, l’homme enfonça. Le trou n’était pas profond et il s’en tira en se mouillant seulement jusqu’à la moitié des mollets.
Il n’en fut pas moins furieux et, quand il se retrouva sur le sol ferme, il se mit à pester contre son mauvais sort. Il avait espéré atteindre le campement et rejoindre ses camarades à six heures. Cet accident le retarderait d’une heure. Car il lui fallait reconstruire un nouveau feu, pour y sécher ses chaussures. C’était là une nécessité impérieuse, par cette basse température, il ne le savait que trop.
Il se dirigea donc vers la berge du cours d’eau, qu’il gravit. Le bois, par bonheur, était abondant. Là encore, les grandes eaux du printemps avaient, sous les sapins, amassé un dépôt de bois mort. Il y avait de fines herbes sèches et de menues brindilles, et aussi des tas de branches et de bûches de toutes dimensions. Il commença donc par étaler et ranger sur la neige un certain nombre de grosses bûches, pour servir de foyer à son feu et empêcher la jeune flamme de se noyer dans la neige fondue. Puis il opéra comme précédemment, en grattant une allumette sur un petit morceau d’écorce de bouleau, et en alimentant la flamme, tout d’abord avec des touffes d’herbes desséchées et des brindilles.
Accroupi sur la neige, l’homme procédait méthodiquement et sans hâte, avec la pleine conscience du danger qu’il courait. Graduellement, à mesure qu’elle grandissait, il jetait à la flamme des bouts de bois de plus en plus gros. Il était certain de réussir ainsi. Et réussir était indispensable. Lorsque le thermomètre est à cent sept sous zéro, il importe de ne point commettre d’impair en construisant son feu, surtout si l’on a les pieds mouillés. Avec les pieds secs, si l’on échoue, il suffit, pour les réchauffer, de courir sur sa piste pendant un demi-mille. Mais, à cette température, lorsque les pieds sont mouillés et en train de geler, le procédé est contre-indiqué. Car plus rapide est la course, et plus fort les pieds gèleront.
Tout cela, l’homme le savait. Le vieux père, dans sa cabane, sur le Sulphur Creek, l’en avait averti, et il appréciait maintenant ses avis. Déjà il ne sentait plus ses orteils et, comme il avait dû, de nouveau, pour construire son feu, sortir ses mains des mitaines, ses doigts, eux aussi, commençaient à geler.
Tant qu’il avait marché à l’allure de quatre milles à l’heure, la circulation du sang, du cœur aux extrémités, s’était accomplie normalement. Mais, à l’instant précis où il s’était arrêté, le sang avait fait de même. Comme le chien, le sang redoutait le froid et s’en cachait, fuyant les extrémités, plus exposées, du corps de l’homme, pour se retirer au tréfonds de son être.
L’homme sentait, sur toute la surface du corps, sa peau se refroidir. Mais la vie n’était pas entamée en lui. Le feu commençait à flamber superbement. Le moment approchait où il allait pouvoir l’alimenter avec de grosses bûches. Alors il enlèverait ses chaussures et, pendant qu’elles sécheraient, il réchaufferait ses pieds au brasier, non sans les avoir au préalable selon le rite coutumier, frictionnés avec de la neige. Non, sa vie n’était pas entamée. Il songea au vieux père, sur le Sulphur Creek, et sourit.
L’ancien lui avait très sérieusement, exposé que nul homme, au Klondike, ne devait s’aventurer à voyager seul, au-delà de cinquante degrés sous zéro. C’était une loi absolue.
Et cependant, lui, il était ici. Un accident était survenu et, tout seul qu’il fût, il s’était tiré d’affaire. Ces vieux — pas tous, mais certains d’entre eux — ont des âmes de femmes. L’essentiel est de garder ses idées nettes. Alors tout va bien. Un homme, digne de ce nom, doit pouvoir voyager seul.
Tout de même, il était surprenant que ses doigts eussent si vite recommencé à s’engourdir. C’est à peine s’il pouvait saisir une brindille. Ils semblaient ne plus faire partie de son corps. Lorsqu’ils prenaient quelque chose, ses yeux devaient contrôler s’ils la tenaient ou non.
Mais, qu’importait, au fond ! Le feu aussi était là, claquant et craquant, et chacune de ses flammes, qui dansaient dans l’air gelé, était de la vie.
L’homme se mit en position de délacer ses mocassins. Ils étaient recouverts d’une croûte de glace. Les bas épais, de fabrication allemande, qui lui enserraient les mollets, étaient roides comme des fourreaux d’acier. Les lacets des mocassins ressemblaient, eux aussi, à des fils d’acier, tout noirs et tordus, comme s’ils avaient passé par quelque incendie. Il tira dessus, pendant un instant, avec ses doigts gourds. Puis, se rendant compte qu’ainsi il cherchait l’impossible, il tira son couteau de sa gaine. Mais avant qu’il pût couper les lacets, le second événement arriva.
Ce fut de la faute de l’homme. Il avait commis une grave erreur en établissant son feu sous un sapin. Un feu doit être construit à découvert. Mais la place lui avait paru plus confortable.
Or le sapin était chargé, jusqu’à son faîte, d’une épaisse carapace de neige. Le vent, depuis plusieurs semaines, n’avait pas soufflé, la neige s’était accumulée, et chaque branche portait tout ce qu’elle pouvait soutenir. L’homme avait, pour les jeter sur son brasier, brisé quelques branches basses et, ce faisant communiqué à l’arbre une imperceptible agitation. Elle avait été suffisante cependant pour rompre l’équilibre de la couche neigeuse et provoquer le désastre.
Ce fut d’abord, au faîte de l’arbre, une branche qui renversa sa charge de neige. La neige tomba sur la branche qui était au-dessous et, à son tour, celle-ci culbuta son faix. La chute continua, silencieuse et rapide, d’échelon en échelon. Puis, comme un bloc, la blanche avalanche s’abattit sur l’homme et sur son feu. La seconde d’après, rien ne restait du brasier rougeoyant. Plus rien, qu’un lit informe de neige fraîche, étalée. L’homme en fut terrifié. Terrifié comme s’il venait d’entendre prononcer sa condamnation à mort.
Pendant un moment, il resta les yeux fixés sur la place du foyer disparu. Puis il redevint maître de lui et très calme.
Peut-être le vieux père lui avait-il dit vrai. S’il avait eu avec lui un compagnon de piste, le danger aurait assurément été moindre. Ce compagnon l’aurait aidé à reconstruire le feu, et son intervention n’eût pas été superflue. Mais, puisqu’il était seul, seul aussi il reprendrait la besogne. Et, mieux averti, il éviterait semblable catastrophe. Sans doute, il y laisserait quelques doigts de pied, qui achèveraient de geler, le temps que le second feu fût prêt. Mais qu’y pouvait-il ?
Voilà ce qu’il pensait. Cependant, il ne s’attarda point à d’inutiles réflexions. Tout en roulant ces pensées, il s’était remis au travail.
Il établit de nouvelles fondations pour son feu, à découvert cette fois, là où aucun arbre traître ne déverserait sa neige sur lui, pour l’éteindre. Il redescendit ensuite sur la berge du fleuve, afin d’y recueillir herbe sèche et brindilles.
Ses doigts étaient devenus si gourds qu’il ne pouvait pas s’en servir pour trier sa récolte et qu’il dut prendre pêle-mêle, à grosses poignées, tout ce qui lui tomba sous la main. Il recueillit de la sorte beaucoup de brindilles pourries, ainsi que des touffes de mousse verte, qui s’y entremêlaient, et qu’il eût fallu enlever. Mais il ne pouvait faire davantage.
Il procédait aussi méthodiquement que tout à l’heure, mettant de côté les plus gros morceaux de bois, afin de les employer seulement quand le feu aurait pris. Le chien, pendant ce temps, assis sur son derrière, ne le quittait pas du regard, une ardente convoitise brillant dans ses prunelles, car l’homme était pour lui le pourvoyeur du feu, du feu qui recommencerait bientôt à flamber.
Ces préparatifs une fois terminés, l’homme chercha dans sa poche une autre lamelle d’écorce de bouleau. Il savait que cette lamelle s’y trouvait et, en effet, tandis qu’il farfouillait dans l’étoffe, il entendait le froissement de l’écorce. Mais ses doigts ne sentaient rien et, en dépit de ses efforts, ne parvenaient pas à la saisir. Il avait également conscience que, pendant ce temps, ses pieds continuaient à geler. À cette idée, il se sentit étreint d’une véritable angoisse. Mais il raidit sa volonté et conserva son calme.
À l’aide de ses dents, il renfila ses mitaines, battit des mains contre ses côtes, fit aller ses bras, en avant et en arrière. Puis il s’asseyait et se relevait. Le chien le regardait faire, toujours assis dans la neige, le panache de sa queue touffue enroulé sur ses pattes de devant, comme un manchon, les oreilles pointées en avant, intéressé et curieux. L’homme de son côté, tout en continuant à se battre les flancs et à taper ses mains, regardait le chien et il enviait la chaude couverture de poils que la nature avait donnée à la bête.
À force de se démener, l’homme perçut à la fin que ses doigts redevenaient sensibles. C’était comme un picotement bienfaisant, qui ne tarda pas à se muer en une cuisson atrocement douloureuse, mais qu’il accueillit avec joie. Il arracha la mitaine de sa main droite et se remit à fouiller dans sa poche, pour y prendre l’écorce de bouleau.
Il y réussit, non sans peine, et se saisit également de son paquet d’allumettes. Mais le formidable froid avait déjà chassé la vie de ses doigts.
Cependant qu’il s’efforçait de séparer des autres une allumette, tout le paquet chut dans la neige. Il tenta de ramasser les petits bouts de bois soufrés. En vain. Ses doigts inertes ne réussissaient pas à les saisir.
Il chassa de son esprit la pensée que ses pieds, son nez et ses pommettes achevaient de geler définitivement et, de toute son âme, banda sa volonté vers la conquête des allumettes. Avec d’infinies précautions il se pencha et, suppléant par la vue au sens du toucher, qui faiblissait, il amena sa main ouverte au-dessus du petit tas. Alors il la referma. Ou plutôt il tenta de la refermer. Car les doigts refusèrent d’obéir. Entre eux et la volonté la communication était coupée.
Il remit sa mitaine. Puis, de ses deux mains ainsi protégées, il ramena les uns sur les autres les petits bouts de bois et, par un travail infini, les enleva dans ses deux paumes, comme on fait d’une eau que l’on veut boire. Cela, non sans emporter en même temps beaucoup de neige.
Il leva le tout vers sa bouche et, faisant craquer, d’un violent effort, la muselière de glace, desserra ses lèvres. Rentrant alors la mâchoire inférieure, il tenta, avec la supérieure, de séparer les allumettes. Il parvint à en isoler une, qui tomba par terre. Il n’en était pas beaucoup avancé.
Il eut une excellente idée. Se courbant sur l’allumette, il la prit dans ses dents, puis la frotta le long de sa cuisse. Après vingt essais infructueux, le soufre se décida à s’allumer. Tandis qu’elle s’enflammait, il l’approcha, la tenant toujours dans ses dents, de l’écorce de bouleau. Mais le soufre qui brûlait lui monta aux narines et, gagnant les poumons, le fit tousser spasmodiquement. Il desserra les dents. L’allumette tomba dans la neige et s’y éteignit.
Le vieux type du Sulphur Creek avait décidément raison, songea l’homme, cependant qu’il se sentait envahi par un désespoir qu’il maîtrisait encore. Au-delà de cinquante degrés sous zéro, on ne doit point voyager seul.
Il réitéra pourtant, avec les mêmes gestes, ses battements de mains et de bras. Mais, cette fois, aucune sensation de vie ne reparut.
Brusquement, enlevant ses mitaines avec ses dents, l’homme découvrit ses deux mains. Entre elles deux il saisit le paquet d’allumettes. Les muscles de ses bras, qui n’étaient pas encore gelés, lui permirent ce double mouvement. Puis, serrant fortement les deux mains, il frotta sur sa cuisse tout le paquet. Une flamme unique en jaillit. Les soixante-dix allumettes s’allumaient d’un seul coup ! Il n’y avait point de vent pour les éteindre et, tenant sa tête de côté afin d’éviter la suffocation du soufre enflammé, l’homme approcha ce feu ardent de l’écorce de bouleau. Il lui sembla, à ce moment, percevoir aux paumes une étrange sensation. C’était sa chair qui brûlait.
Elle brûlait assez profondément sous l’épiderme pour qu’il en sentît la douleur. La douleur s’intensifia. Et l’homme, cependant, l’endurait, tenant le petit faisceau de flammes au-dessus de l’écorce de bouleau posée sur la neige. Mais il faisait cela maladroitement et le bouleau continuait à refuser de s’allumer, tandis que les mains de l’homme continuaient à brûler.
Enfin, n’y pouvant plus tenir, il lâcha tout. Les allumettes tombèrent, en grésillant, dans la neige. Quelques-unes pourtant atteignirent l’écorce de bouleau qui flamba.
Sur cette flamme, l’homme se mit à étendre ses herbes sèches et ses menues brindilles. Il les ramassait, tant bien que mal, entre les deux paumes de ses mains. S’il rencontrait du bois pourri, ou de la mousse verte, adhérant aux brindilles, il les éliminait avec ses dents. Tout cela fort gauchement, mais avec une inlassable ténacité.
Que cette flamme vécût ou s’éteignît, cela signifiait pour lui ou la vie ou la mort. Il sentait le sang se retirer de plus en plus de la partie extérieure de son corps et il en éprouvait un tremblement qui ne faisait qu’aggraver sa maladresse.
Une grosse touffe de mousse verte tomba soudain en plein sur le petit feu de l’homme. Du bout de ses doigts il tenta de l’enlever. Mais le tremblement qui l’agitait tout entier provoqua un mouvement trop brusque, qui déplaça le centre du feu. En sorte qu’herbes sèches et brindilles, éparpillées, cessèrent de flamber.
Il s’efforça de les rassembler de nouveau. Son tremblement l’emporta sur sa volonté. Des petites brindilles dispersées, monta une dernière fumée et tout s’éteignit. L’allumeur de feu avait échoué.
Comme l’homme jetait autour de lui un regard apathique et vague, ses yeux rencontrèrent le chien, qui se tenait en face de lui, toujours assis dans la neige, de l’autre côté du petit foyer ruiné. La bête sentait, elle aussi, le froid l’envahir. Elle arrondissait le dos et l’abaissait, en hérissant son poil, et, pour les réchauffer, levait successivement, en se dandinant, ses pattes de devant. Cette gymnastique n’arrêtait point.
La vue du chien fit naître dans la tête de l’homme une idée sauvage. Il se remémora l’histoire de ce voyageur qui, pris dans une tourmente de neige, tua un jeune taureau qu’il rencontra, et qui, s’abritant dans les entrailles chaudes, fut ainsi sauvé du gel et de la mort. Il ferait comme lui. Il tuerait le chien, puis enfouirait ses mains dans le cadavre encore chaud, jusqu’à ce que leur engourdissement disparût. Alors il tâcherait de retrouver quelque allumette dans une de ses poches et reconstruirait, une troisième fois, son feu.
Il parla au chien et l’appela. Mais si pleine d’émotion était sa voix, tellement elle tremblait, que la bête, qui jamais ne s’était entendu parler de la sorte, s’effraya. Cette voix cachait un danger. Lequel ? Elle l’ignorait. Mais le danger était certain et l’instinct lui disait de se défier de l’homme.
Les oreilles aplaties et sans cesser d’arrondir le dos et de battre le sol de ses pattes, le chien refusait de se rendre à l’appel.
L’homme se mit alors à quatre pattes et, sur les mains et les genoux rampa vers l’animal. La défiance du chien, devant cette posture inaccoutumée, s’accrut encore et, l’air hargneux, il se défila sournoisement.
L’homme se releva. Il ne voulait pas perdre son calme. Il regarda le sol, afin de s’assurer s’il était vraiment debout, car il ne sentait plus ses pieds et n’eût pu dire s’ils touchaient la terre. Le chien, cependant, s’était rassuré en voyant que son maître avait repris sa position verticale. Et, quand une voix impérieuse, qui claquait comme une mèche de fouet, lui parla de nouveau, il retrouva sa soumission coutumière et s’avança.
Dès que le chien fut à sa portée, l’homme, à demi-fou d’espoir, ouvrit les bras, et, se baissant, les lança vivement autour de la bête. Mais il avait oublié ses doigts, qui gelaient de plus en plus. En vain tenta-t-il de les agripper au poil, ils ne lui obéissaient plus.
La scène s’était déroulée très rapidement et, avant que le chien eût pu s’échapper, l’homme ie tenait solidement dans ses bras, comme dans un étau. L’animal grognait, geignait et se débattait. L’homme, qui s’était assis dans la neige avec son prisonnier, le maintenait étroitement serré contre son corps. Mais c’était tout ce qu’il pouvait faire.
Il comprit qu’il ne pourrait pas tuer le chien. Il ne disposait pour cela d’aucun moyen. Ses mains impuissantes ne lui permettaient ni de dégainer et de tenir son couteau, ni d’étrangler la bête. Il la relâcha. D’un bond affolé, le chien se sauva, la queue entre les jambes, et grondant toujours. À une quarantaine de pas, il s’arrêta, les oreilles pointées en avant, observant ce qui allait se passer. L’homme regarda ses mains inertes. Elles pendaient au bout de ses bras, complètement mortes. Elles n’existaient plus pour lui que par la vue. Il avait simplement, par moments, l’impression vague de deux poids très lourds, suspendus à ses poignets.
Alors une appréhension de la mort, obscure, opprimante, commença à s’emparer de lui. À mesure qu’il se rendait compte qu’il ne s’agissait plus de perdre son nez, ses mains ou ses pieds, mais que sa vie même était en jeu, sa peur grandissait. Il regagna le lit de la rivière et, toujours courant, se remit à suivre la piste abandonnée. Sur ses talons, réglant son trot sur l’allure du maître, le chien reprit son escorte.
L’homme courait aveuglément, sans but conscient, envahi d’un effroi qu’il n’avait encore jamais connu. Il allait sans rien voir. Puis, peu à peu, tout en labourant la neige de ses mocassins, il recommença à discerner les objets autour de lui : les berges du Creek, la piste mal tracée, les peupliers dénudés et les sapins noirs, et le ciel au-dessus de sa tête.
Il lui sembla qu’il se sentait mieux. L’effort de la course avait ramené en son corps quelque chaleur. S’il pouvait la continuer assez longtemps, il atteindrait le campement et rejoindrait ceux qui l’attendaient. Là, il serait bien soigné et les camarades sauveraient de lui ce qui n’était pas encore entièrement gelé.
Mais une autre pensée surgissait. Non, non, il n’arriverait jamais au campement… Trop de milles l’en séparaient. Trop profondément le gel l’avait mordu. Bientôt, il tomberait raide mort.
Cette pensée, il s’évertuait à la chasser. Il refusait de s’y arrêter, de la considérer en face. Mais, toujours plus poignante, elle s’imposait, se vrillait en lui. De toutes ses forces il la repoussait, s’efforçant de songer à d’autres choses.
Il lui semblait extrêmement bizarre de pouvoir courir, comme il le faisait sur des pieds totalement gelés. Si gelés qu’il ne les sentait même pas toucher le sol. Son corps ne paraissait point peser sur eux. Il effleurait la neige, sans ressentir le contact. L’homme avait vu naguère, quelque part dans une ville, une statue de Mercure Ailé. Il se demandait si ce Mercure n’éprouvait pas la même sensation que lui donnait cet effleurement du tapis de neige.
Il était fou, à la vérité, de prétendre atteindre le campement en courant ainsi. Comment s’imaginer que ses forces affaiblies ne le trahiraient pas ?
Plusieurs fois déjà il avait trébuché. Finalement il chancela, contracta ses muscles pour rétablir son équilibre, puis tomba.
En vain, l’homme essaya de se relever. Il était à bout. Il s’assit donc sur la neige et décida de se reposer quelque temps, avant de continuer son voyage ; mais, cette fois, sans courir.
Tout en reprenant haleine, il constata que si son nez, ses joues, ses pieds, ses mains demeuraient insensibles, une bonne et confortable chaleur ardait dans sa poitrine. Pour agréable que fût cette sensation, elle était surprenante. Ayant réfléchi, il conclut que le gel de son corps devait s’étendre. Des extrémités des membres et des membres eux-mêmes, le sang refluait vers la poitrine et vers le cœur.
Pensée terrible qu’il tenta de refouler et d’oublier. Car il sentait bien qu’elle arriverait à faire renaître en lui l’affolement. Et, plus que tout, il redoutait cela. Mais la pensée s’affirmait, obsédante, et persistait si bien qu’il eut tout à coup la vision de son corps totalement gelé.
C’en était trop. Comme mû par un ressort, il se remit debout et reprit sur la piste sa course éperdue. Un moment, le temps d’un éclair, il redevint maître de lui. Il ralentit son allure et se remit à marcher, pour mieux ménager ses forces. Mais la vision de tout son corps gelé s’imposa presque aussitôt à son cerveau et le fit courir de nouveau.
Derrière lui, à même allure, le chien suivait. Lorsque, pour la seconde fois, l’homme tomba, l’animal s’assit, comme il l’avait déjà fait, sa queue repliée sur ses pattes, les yeux ardents et attentifs. Le calme de la bête irrita l’homme qui se mit à l’injurier. Le chien se contenta de coucher légèrement les oreilles.
L’homme grelottait de tous ses membres. Visiblement, il était en train de perdre la bataille ; le froid gagnait partout sur son corps. Il eut un dernier sursaut d’énergie et se remit à courir. Mais il n’alla pas bien loin. Deux minutes après, il chancela et, tombant la tête en avant, s’étendit tout de son long sur la neige.
Ce fut d’abord une stupeur. Puis, dès qu’il eut repris le contrôle de lui-même, il s’assit, et la conception lui vint qu’il devait mourir avec dignité. Il se dit qu’il avait agi en insensé. Il se compara à un poulet qui, la tête coupée, continue à remuer les pattes. Oui, il fit cette comparaison !
Puisqu’il était condamné à geler, et que c’était irrévocable, il pouvait aussi bien accepter décemment l’épreuve. Une grande paix résulta pour lui de cette résolution, cependant qu’il sentait une somnolence le gagner et sa tête vaciller.
C’est, après tout, songea-t-il, une sensation délicieuse de s’endormir dans la mort. C’est comme si l’on avait absorbé un anesthésique. La mort par congélation n’est pas aussi affreuse qu’on le disait. Il y avait d’autres façons bien pires, de mourir.
Une hallucination s’empara de lui. Il voyait les camarades chercher, le lendemain, son cadavre. Il explorait la piste en leur compagnie, et se cherchait lui-même. Avec eux il suivait le lit glacé de la rivière et, soudain, à un coude de la vallée, il trouvait son corps étendu sur la neige. Il songeait alors qu’il avait dû faire grand froid. Quand il serait de retour aux États-Unis, il pourrait raconter aux gens ce qu’était un vrai froid.
Puis cette vision s’effaça, remplacée par une autre. Cette fois, il se trouvait avec le vieux bonhomme qui avait sa cabane sur le Sulphur Creek. Il le voyait nettement, au chaud, et confortablement installé, en train de fumer une pipe.
— Tu avais raison, lui murmurait-il… Tu avais raison, vieux père…
L’homme s’assoupit alors, en un sommeil qui lui parut être le meilleur qu’il eût jamais connu.
Assis en face de lui, le chien attendait. Le jour bref se mourait en un long et grisâtre crépuscule. Aucun indice ne marquait que le maître s’apprêtât à construire un feu. Il s’en étonnait dans son cerveau de chien. Dans sa fruste mémoire, rien n’évoquait le souvenir d’un homme assis, sans feu, dans la neige, par semblable température.
Avec la fin du crépuscule et la nuit qui montait au ciel, la froidure augmenta encore. Le chien se mit à gémir doucement et recommença à faire aller sur place ses pattes de dëvant, tout en couchant les oreilles, car il craignait une réprimande de l’homme ou un coup de fouet.
Mais l’homme ne bougeait pas, ni ne parlait. Le chien gémit plus fort. Puis il rampa vers le maître et flaira l’odeur de la mort. Les poils hérissés, il recula.
Quelques moments encore, il resta à cette même place, hurlant aux étoiles, qui vacillaient dans l’air glacé. Puis il fit volte-face et, remontant au trot la piste qu’il avait, en venant, suivie avec l’homme, il s’en retourna vers quelque autre maître, qui pourvoirait à sa nourriture et lui allumerait un feu.
FIN
- Notes du traducteur
- Le Yukon, ou Yakou, est le fleuve long d’environ deux mille kilomètres, qui traverse le Klondike et le Territoire d’Alaska, pour aller se jeter dans la mer de Behring.
- Dawson était la capitale du Klondike et du Pays de l’Or. Fort Saint-Michel est situé dans l’Alaska, sur le golfe de Norton, qui s’ouvre entre la mer et le détroit de Behring. Rappelons que le mille anglais vaut un peu plus d’un kilomètre et demi, soit 1 609 mètres.
- Dans White-Fang, ou Croc-Blanc (Ch. XVI, Le Dieu Fou), Jack London nous apprend que : «… les quelques hommes blancs qui se trouvaient à Fort-Yukon se dénommaient eux-mêmes, avec orgueil, les Sour-Doughs, ou les Pâtes-Aigres, parce qu’ils préparaient, sans levure, un pain légèrement acidulé. Ils ne professaient que du dédain pour les autres hommes blancs qu’amenaient les vapeurs et qu’ils désignaient sous le nom de Cheechaquos. parce que ceux-ci faisaient, au contraire, lever leur pain pour le cuire. »
- Rappelons qu’il s’agit ici de degrés Fahrenheit.
- Le claim est le lot à exploiter, dévolu à une équipe de chercheurs d’or.
- La Rivière-du-Soufre