En hommage à Dario Fo, l’homme de théâtre disparu ce jour, Arrêt sur Info reproduit un texte écrit de sa plume en octobre 2015.
J’ai rencontré Dario Fo à Rome. C’était en 1974. Des affichettes placardées sur la Piazza Navona annonçaient son spectacle le soir même. Fo était un artiste déjà fort célèbre ; sa critique politique et sa défense des militants accusés de terrorisme, dérangeaient le système. Après un long et tortueux périple, où j’ai cru ne jamais arriver, j’ai fini par trouver le quartier pauvre de la banlieue romaine où Dario Fo se produisait. La salle, était bondée, en délire. Son spectacle comique, enthousiasmant, tenait de la Commedia dell’Arte et du meeting politique. Il y avait un climat de radicalisation gauche droite de quasi guerre civile en Italie. C’était les sombres « années de plomb ». Les années Gladio pour ceux qui connaissent l’histoire. A la sortie de ce spectacle si revigorant, le cercle qui entourait Fo m’a approchée. Stupéfait d’apprendre que je venais de Suisse pour atterrir en ce lieu perdu, Fo m’invita à se joindre aux acteurs de sa troupe et amis. Assise à l’arrière du véhicule je découvris que les amis qui accompagnaient Dario Fo assuraient sa protection armés de bâtons. Son épouse, l’actrice Franca Rame avait été séquestrée et violentée pour son engagement politique quelques mois plus tôt par un groupe néo-fasciste. Le souvenir de cette nuit romaine d’un Dario Fo accueillant, généreux, exubérant, préparant lui-même le diner, en riant, est resté gravé dans ma mémoire. [Silvia Cattori]

Remettons les choses à plat : la loi [pour limiter] les écoutes téléphoniques, la réforme du Sénat, les interventions sur la RAI, l’article 18 [du statut du Travailleur] annulé par le Jobs Act(*) (que c’est moche cette expression, Jobs Act), autant de choses qui, si elles étaient arrivées il y a quinze ans sous le règne du Seigneur d’Arcore (Silvio Berlusconi, NdT) auraient – et ont effectivement – rempli les rues de manifestants, et les pages des journaux.

Mais alors, que s’est-il passé, que nous est-il arrivé, pour que s’abatte un silence aussi effrayant ? Pour que se produisent cet assoupissement paradoxal, cette anesthésie générale. Vous rappelez-vous cette vieille fable « Le joueur de flute » ? Un joueur de flûte enchante les rats de la ville et les conduit au fleuve où ils se noient, libérant ainsi la cité. Mais comme les gens de la ville … ne tiennent pas parole et ne le paient pas, lui se venge et avec sa flûte il enchante cette fois les enfants de la cité et les emmène avec lui.

Voilà, la même chose s’est produite avec les journalistes qui devraient être les premiers à avoir conscience de l’importance de l’information : à force de jouer de la flûte, ils ont endormi trop de gens !

Mais ce n’est pas seulement le problème de la presse écrite. Nous avons aujourd’hui une classe d’intellectuels qui a en grande partie oublié d’utiliser le tambour, un instrument formidable pour réveiller les enfants ahuris. La plupart se taisent, ils n’ont plus de dignité et donc ne s’indignent plus. C’est cela qui est terrible et incroyable : le manque d’indignation. Cela dépasse de loin la trahison du clergé ! Tous pensent la même chose : mais pourquoi donc devrais-je m’exposer ? Peut-être qu’un jour j’aurai besoin de quelque chose, d’une faveur, d’un coup de main de celui que je suis en train de critiquer.

Tout se joue sur la peur du chantage, sur la possibilité d’en tirer un avantage pour soi. Ceux qui font l’information et l’opinion ont compris cela : il faut rester dans le jeu. Si tu te mets à critiquer, ou même à faire des remarques ou des réflexions gênantes, tu es purement et simplement  éliminé. Désormais le pli est pris : on aligne sur le tableau le nom de ceux qui se sont « mal comportés ». Celui dont la tête dépasse des rangs est jeté dehors. Et par « dehors » j’entends, mis totalement hors-jeu.

Les conséquences de cette pensée, non pas « unique » mais asservie, conformiste, et opportuniste sont terribles : les anticorps disparaissent peu à peu. Cela crée potentiellement une société d’ineptes, de lèches-culs. Il suffit de regarder les parlementaires qui expliquent leur volte-face par la vieille excuse « J’ai une famille moi », un refrain si souvent entendu du temps du Fascisme.

Je vois clairement aujourd’hui un encerclement de la liberté d’expression, et les personnes qui ont le courage de s’exprimer sont marginalisées. Depuis toujours le pouvoir veut faire taire les voix dissidentes : mais dans un système sain, d’habitude il trouve une limite en ceux qui s’opposent à lui. Les intellectuels, un temps, guidaient l’opinion publique. Mais aujourd’hui, qui ose relever la tête ?

Dario Fo, Prix Nobel de littérature
26 sept. 2015 (version imprimée)

Traduction : Christophe/Fatto Quotidiano

Notes de traduction :

(*) Jobs Act : Loi italienne mise en place par le gouvernement de Matteo Renzi réformant en profondeur le marché du travail