« Bien des problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui », déclarait le ministre des affaires étrangères britannique Jack Straw une décennie plus tôt, « sont une conséquence de notre passé colonial ». Euphémisme diplomatique typique. Les guerres au Moyen-Orient, et leurs récentes retombées à Sydney, Ottawa et Paris, sont l’héritage de bévues coloniales inconsidérées. Elles nous enseignent que bien que le déploiement extérieur de forces puisse permettre de contrôler des terres lointaines pour un certain temps, la finalité s’avère souvent tragique.

En 1921 la diplomate et espionne britannique Gertrude Bell a écrit qu’elle était « horriblement occupée à faire des rois et des gouvernements ». Cela semblait assez romantique. Bell parlait arabe, charmait les scheiks, et pouvait monter à dos de chameau pendant des heures. Nicole Kidman l’incarne dans la super-production prévue pour plus tard dans l’année.

Bell a été une architecte clé du monde de SykesPicot, du Moyen-Orient de la majorité du 20ème siècle. Aux côtés de diplomates comme Mark Sykes et François Georges-Picot – qui dessinèrent arbitrairement les lignes qui définirent les nouveaux pays arabes d’après la première guerre mondiale – d’aventuriers comme T.E. Lawrence, et d’une poignée d’hommes d’état à Londres et à Paris, elle a créée l’ordre qui s’effondre actuellement dans une violence inconcevable. Si un film sur Bell avait été tourné une génération plus tôt, il aurait peut-être été possible de lui donner une fin heureuse. Aujourd’hui, ses camarades colonialistes et elle-même semblent avoir créé une bombe à retardement dont l’explosion secoue actuellement les nations. L’effondrement de l’ordre Sykes-Picot, c’est la grande histoire géopolitique de notre temps.

 

Mark Sykes - François Picot

Mark Sykes – François Picot

C’est une erreur de considérer séparément – individuellement – les divers conflits politiques et militaires qui font actuellement trembler le Moyen-Orient. Ils font tous partie d’une lutte globale visant à redéfinir la carte de la région. Cette carte sera bien différente de celle que Bell et ses camarades impérialistes nous avaient léguée.

Certains pays du Moyen-Orient sont condamnés. Ils sont des accidents malheureux de l’histoire. Lamentablement, leur effondrement nécessitera des années, et d’immenses coûts en souffrance humaines.

La Syrie, qui fut créé comme protectorat Français, n’existe plus qu’en tant que nom. L’Irak, initialement dominé par l’Angleterre est probablement le prochain sur la liste. La façon dont furent créés ces pays – par des étrangers qui ne s’intéressaient qu’à leurs propres intérêts – garantissait à peu près leur effondrement.

Ailleurs dans la région, le Yémen est dans la tourmente. Le Bahreïn n’est discret que parce que son gouvernement sunnite a temporairement réussi à supprimer la majorité chiite. Même le sultanat d’Oman, dans sa longue stabilité, risque de connaitre des troubles une fois que son sultan souffrant ne sera plus.

Le Liban et la Jordanie, deux petits pays qui ont émergé des spasmes impériaux des années 1920, peuvent survivre aux années de guerre à venir, mais c’est loin d’être garanti. Dans la ceinture externe de la région, le futur à long terme de la Libye est lugubre, et les perspectives du Pakistan sont hautement incertaines.

Le candidat à l’effondrement le plus fascinant est l’Arabie Saoudite. Pendant plus d’un demi-siècle les leaders Saoudiens ont manipulé les États-Unis en nourrissant notre addiction en pétrole, prodiguant de l’argent aux politiciens, aidant aux financements des guerres américaines, et achetant à hauteur de milliards de dollars en armement aux compagnies états-uniennes. Aujourd’hui le sol commence à se dérober sous leurs pieds.

 

Gertrude Bell - espionne britannique

Gertrude Bell – espionne britannique

Le roi Abdallah d’Arabie Saoudite a près de 90 ans et est malade. L’un de ses demi-frères va probablement lui succéder, mais ça marquera la fin de la lignée des fils du dirigeant fondateur, Ibn Saud. Après cela, une bataille de pouvoir au sein de la famille royale est probable. Personne ne peut prévoir à ni son intensité ni son degré de violence, mais la perspective d’une crise arrive à un moment particulièrement mauvais. La région est en flammes et le prix du pétrole s’effondre. Il serait stupide de penser que l’Arabie Saoudite aura encore la forme qu’elle a actuellement d’ici la prochaine génération.

Dans une région pleine de faux-pays inventés, une puissance musulmane est sure de survivre : l’Iran. L’opposé d’un faux pays. L’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie et l’Arabie Saoudite ont moins d’un siècle. L’Iran existe – avec quasiment les mêmes frontières et plus ou moins le même langage – depuis 2500 ans. Les colonialistes n’ont jamais réussi à le diviser et il siège aujourd’hui comme un ilot de stabilité dans une région d’activité volcanique instable.

L’arrogance des colonialistes du Moyen-Orient est facilement observable du point de vue de l’histoire. Lawrence a admis avant sa mort qu’ils avaient commis des « erreurs évidentes ». Gertrude Bell a écrit, « Je ne participerais plus jamais à la création de rois ; c’est bien trop de pression ». Aucun des deux n’aurait pu prévoir l’horreur qu’entraineraient leurs décisions. Le chaos actuel est le résultat de leur ingérence ignorante.

Une leçon pour les étrangers qui tentent aujourd’hui de façonner le Moyen-Orient.

Stephen Kinzer | 18 Janvier 2015

Article original paru en anglais sur le site du Boston Globe (Traduction: Nicolas CASAUX)

Stephen Kinzer est un journaliste américain qui a été en poste dans diverses région du monde, notamment en Amérique centrale (Honduras) et en Turquie : il a dirigé de 1996 à 2001 le bureau du New York Times à Istanbul.