L’esclavage pour dette est un mode d’asservissement lié à l’insolvabilité du débiteur. Il peut se traduire par la mise en gage d’un bien ou d’une personne ou par le travail direct au service du créancier, jusqu’au remboursement de la dette. Dans la pratique, la servitude pour dette constitua une forme particulière de l’esclavage, notamment en Grèce Antique, et constituait un processus d’ asservissement des citoyens endettés qui pouvait se transmettre à leur famille ainsi qu’à leurs descendants. L’asservi pour dettes travaillait ainsi au service de son créancier auquel il était dés lors attaché comme n’importe quel esclave et perdait de fait son statut de citoyen libre caractérisé par sa liberté et l’exercice de sa souveraineté personnelle. Cette pratique fut interdite par Solon au Vième siècle avant JC. Cependant la servitude pour dette va se perpétuer dans l’Empire romain, et jusqu’au  Moyen-Age.

La situation contemporaine de la Grèce et sa dépendance vis à vis de ses créanciers, pose aujourd’hui la question de la servitude pour dette à l’échelle du pays.

Généalogie d’un asservissement

Les origines de la situation actuelle remontent à la crise bancaire de 2008 et au renflouement des banques privées par les états. Ainsi, alors qu’en 2008 la dette publique grecque était stable à environ 109% du PIB, soit son niveau de 1995, elle explose ensuite pour passer à 171% en 2011. Ce phénomène s’explique principalement par la chute des rentrées fiscales dû à la  crise économique mondiale et à la spéculation financière sur les titres obligataires souverains qui a considérablement renchéri le coût de refinancement de l’état grec.

Alors que le taux à 10 ans des obligations d’état se situait aux alentours de 5% en 2008, il est monté à plus de 25% en 2011, au plus fort des attaques spéculatives. De tels taux rendent évidemment le remboursement du principal impossible mais placent également les finances publiques dans une situation insoutenable : le service de la dette accapare une part budgétaire de plus en plus importante, ce qui rend le financement des services régaliens impossible. La charge de la dette représentait ainsi plus de 5% du PIB en 2011 et 4,5% en 2014.

Concrètement, suite à la montée des taux d’intérêts sur ses obligations d’état, la Grèce s’est retrouvée de fait dans l’impossibilité d’emprunter sur les marchés financiers.

Un premier « plan de sauvetage » a ainsi été mis en oeuvre en 2010 au niveau de l’Union Européenne et du FMI avec des prêts bilatéraux de 80 milliards d’euros des membres de l’UE et 30 milliards du FMI. Comme dans tout mécanisme mis en oeuvre par le FMI, des « réformes structurelles » ont été exigées en contre partie, dont l’application a été supervisée par une équipe conjointe des bailleurs de fonds. Il s’agit d’une mise sous tutelle politique du pays. Les premières mesures portaient principalement sur un allongement de la durée des cotisations ouvrant droit à la retraite, le gel du traitement des fonctionnaires et la suppression de certains avantages ainsi que la hausse de la TVA.

Cependant un second plan de financement a dû être mis en oeuvre en 2011, le pays ne pouvant toujours pas emprunter sur les marchés de capitaux.

A cette occasion, une plan de restructuration de la dette grecque a été adopté, mettant à contribution les banques privées qui acceptèrent une décote de 50% de la dette publique du pays qu’elles détenaient. Malgré tout, l’ampleur trop limitée de ce défaut partiel, ne permit pas de rendre la charge de la dette plus soutenable pour l’économie. Elle diminua seulement de 171% du PIB à 156% en 2012.

Les apports de financement, qui concernaient donc essentiellement les créanciers, se montaient à 109 milliards, dont 79 venant de l’Union Européenne à travers un mécanisme de mutualisation, le FESF, et du FMI. Les exigences de « réformes structurelles » de la part des créanciers se sont faites plus pressantes, et la supervision de leur mise en oeuvre a donné lieu à la création d’une « task force » de technocrates chargés de superviser les politiques nationales. Les créanciers ont ainsi exigé des baisses de salaire de 10 % dans la fonction publique, un saccage des prestations sociales (baisse des pensions de 10%), ainsi que des privatisations et des hausses d’impôts sans précédents.

Le salaire minimum a chuté de 35% entre 2010 et 2013, et la part des salaires dans le PIB est passée de 62% en 2008 à 54% aujourd’hui. Les politiques d’austérité ont entraîné la destruction de l’économie nationale : le PIB s’est contracté de 23% entre 2008 et 2013, avec pour conséquence une explosion du chômage qui a bondi de 9,5 % en 2009 à 27,6 % au premier trimestre 2014. Le taux de pauvreté a explosé pour atteindre 32 % en 2012. Dans le même temps, ces politiques de casse sociale n’ont pas permis de contenir le poids de la dette publique qui a continué d’augmenter pour atteindre 176 % du PIB en 2014.

Face à cette dynamique mortifère imposée par les représentants des créanciers regroupés sous le vocable de « troïka », les manifestations de colère du peuple grec se sont succédées, souvent avec violence, et la Grèce a traversé une crise politique de légitimité inédite. Selon un document des services de police relayé par le journal Le Monde, plus de 20 000 manifestations ont eu lieu dans le pays depuis 2010. Suite à l’adoption par la coalition au pouvoir d’un deuxième plan de réformes en 2012, les manifestants iront jusqu’à encercler le parlement, les affrontements avec la police feront 86 blessés.

Dans les faits, la « troïka » s’est comportée comme un gouvernement d’occupation, imposant ses réformes économiques et sa politique budgétaire au gouvernement grec. Face à cette situation, assimilée par la population à un abandon de la souveraineté nationale aux créanciers, le pouvoir politique n’a dû sa continuité qu’à des gouvernements de coalition. Dès novembre 2011, une première coalition gouvernementale voit le jour face au mécontentement populaire, regroupant les deux principaux partis politiques, dans le but de dégager une majorité claire afin de «mettre en oeuvre le plan européen anti-crise » selon les termes du communiqué de la présidence grecque, c’est à dire de mettre en œuvre les mesures d’austérité imposées par les créanciers.

Deux ans plus tard, le nouveau premier ministre, Antonio Samaras, nommé après les législatives de 2012 remportées par la droite, doit de nouveau recourir à un gouvernement de coalition nationale avec le parti de gauche Pasok afin de « garantir la stabilité, de faire sortir le pays de la crise et de réaliser toutes les réformes adéquates ».

Concrètement, les partis de centre droite et de centre gauche ont donc oeuvré essentiellement à dégager des majorités de gouvernement dans le but de mettre en œuvre les listes de réformes structurelles imposées par la troïka, ce que la population va massivement assimiler à une trahison nationale et à une mise sous tutelle du pays. Les fonctionnaires de la troïka ont établi leurs quartiers à l’hôtel Hilton, d’où ils établissent les mesures chiffrées à mettre en œuvre par le pouvoir politique grec. L’ambiance est très militaire, selon un témoin cité par le journal Le Temps : « Ils avaient affiché aux murs les listes des réformes, et surtout leurs objectifs chiffrés. »

Le trio, composé d’un représentant de la commission européenne, de la BCE, et du FMI, se rend chaque matin au ministère des finances, avec un objectif bien défini : « Il ne s’agissait pas en priorité de réformer la Grèce, mais d’atteindre les objectifs chiffrés, de dire à l’Eurogroupe s’il pouvait signer le chèque » témoigne un haut fonctionnaire hellénique. Cette occupation technocratique impacte également le parlement qui devient une chambre d’enregistrement des mesures techniques préconisées par les créanciers : « Jusqu’en 2012 ou presque, les députés grecs votent souvent sans avoir même lu les documents négociés. Tout devait être approuvé en bloc, sans amendements possibles. » témoigne une élue grecque.

Il ressort de ces différents éléments que les réformes structurelles imposées par la « troïka » ont eu pour objectif essentiel de dégager un excédent budgétaire primaire en vue de servir les créanciers, fut-ce au prix de la destruction et du saccage de l’économie grecque.

Les fonctionnaires de la « troïka » ont ainsi régulièrement été conspués et pris à parti par la population. Symbole et principal promoteur de l’orthodoxie budgétaire, c’est à dire de l’austérité et dans le cas de la Grèce, de la servitude par la dette, l’Allemagne et Angela Merkel ont également été régulièrement prises pour cibles par les manifestants qui assimilent très clairement la situation à une nouvelle forme d’occupation.

L’espoir Syriza

Dans ce contexte, la victoire du parti d’extrême gauche Syriza aux élections législatives de janvier 2015 portait tous les espoirs de la population grecque concernant une sortie de l’esclavage de la dette. Le programme du parti d’Alexis Tsipras prévoyait ainsi une annulation partielle de la dette, d’environ 50 %, partant du constat que le montant actuel serait impossible à rembourser,  destiné à redonner une marge de manœuvre budgétaire au pays et à enclencher des réformes économiques destinées à relancer la croissance. A cet effet, le remboursement des prêts existants devait être conditionné à un retour de la croissance. Le programme de Syriza prévoyait également un réajustement de la fiscalité en direction des grandes fortunes et de l’évasion fiscale. Au niveau social, des mesures aussi fortes que symboliques, visant à rompre avec des années de paupérisation massive de la population, prévoyaient notamment la gratuité de l’électricité et des transports pour les ménages vivant sous le seuil de pauvreté, le paiement d’un treizième mois pour les petites retraites ainsi que la réintégration des fonctionnaires licenciés.

Le discours d’Alexis Tsipras prononcé après la proclamation des résultats de sa victoire électorale, le 25 janvier, explicite le lien de causalité établi par la population grecque entre l’asservissement à la dette et l’occupation du pays par la troïka. Le recouvrement de la souveraineté et la fin de l’humiliation constituaient les enjeux majeurs du scrutin pour la population, comme en témoigne ces passages du discours de Tsipras :

« Le verdict des électeurs grecs ferme définitivement le cercle vicieux de l’austérité dans notre patrie. Le verdict du peuple grec, votre verdict, annule aujourd’hui et de manière définitive les mémorandums, synonymes d’austérité et de catastrophe. Le verdict du peuple grec relègue la Troïka au passé de notre cadre européen commun. »

[…]

« Dans ce dialogue sincère, dans cette négociation primordiale qu’elle entend mener, la Grèce, je tiens à vous l’assurer, la Grèce se présentera avec ses propres propositions, solidement argumentées, son propre plan de réforme national visant à instaurer des changements radicaux, son propre plan budgétaire pour les quatre années à venir, sans nouveaux déficits ni excédents surréalistes. Elle se présentera avec ses propres propositions concernant la dette, et son propre plan d’investissement et de reconstruction productive du pays. »

On le voit, une partie essentielle du discours d’Alexis Tsipras est consacré au recouvrement de la souveraineté nationale grecque et à la fin de l’humiliation qu’a constitué la mise sous tutelle du pays par la “troïka”. Ce que veut le pays, c’est donc avant tout entreprendre des réformes en rupture avec la politique d’austérité d’inspiration germanique et mettre en œuvre un programme économique qui lui soit propre et non pas imposé par les créanciers.

Ce programme et ce formidable espoir vont cependant se fracasser contre le mur de l’argent.

Fort de son mandat populaire, le premier ministre grec s’est immédiatement lancé dans une campagne de communication à l’adresse des créanciers, et particulièrement de l’Union Européenne, en remettant en cause la forme d’occupation politique que constituait la « troïka ». Dans l’incapacité de se financer sur les marchés financiers qui classent la dette souveraine grecque en catégorie spéculative et dont les taux sont prohibitifs, le gouvernement grec a ainsi tenté de faire pression sur l’eurogroupe, qui rassemble les ministres des finances de la zone euro, afin d’imposer son programme économique, qui passe par une renégociation de la dette et un défaut partiel.

La réunion de l’eurogroupe du 20 février, a pourtant mis en évidence la position de faiblesse du nouveau gouvernement grec vis à vis de ses créanciers, et plus particulièrement de l’Allemagne qui représente la ligne dure de l’orthodoxie budgétaire en Europe. Ainsi, aux déclarations du porte-parole du gouvernement affirmant que : « La Grèce ne poursuivra pas dans la voie d’un programme qui a les caractéristiques des programmes des précédents gouvernements », le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble répondait que : « […] la Grèce a vécu au-dessus de ses moyens pendant longtemps et que personne ne veut plus (lui) donner de l’argent sans garanties » affirmant que le nouveau programme du gouvernement était « « assez irresponsable ».  La réunion se solda donc par un échec, le gouvernement Syriza comme l’eurogroupe campant sur des positions incompatibles. Cependant, acculé par les besoins de financement de son système bancaire qui n’a plus accès au marché des capitaux (les banques grecques ont massivement acheté de la dette nationale et sont de fait exclues du marché interbancaire), estimés à 3,3 milliards d’euros, le gouvernement grec capitula le jeudi suivant.

Dans une lettre adressée au président de l’eurogroupe, Alexis Tsipras demandait officiellement l’extension du programme de financement d’urgence du système bancaire grec pour les six prochains mois, assortis des conditions imposées par les créanciers : le respect des objectifs fiscaux définis par la « troïka », le financement « neutre » des nouvelles mesures prévues dans le programme économique de Syriza, et le maintien d’une supervision des réformes économiques par la « troïka » qui sera simplement renommée « institutions »… Malgré cette capitulation en bonne et due forme, l’Allemagne exigeait une liste de propositions concrètes conditionnant l’extension du programme d’assistance financière. Les changements par rapport à la situation antérieure sont avant tout communicationnels et destinés à donner l’impression à l’électorat grec d’une souveraineté retrouvée, qui reste cependant uniquement de façade.

Ainsi, si la nature des réformes exigées par les créanciers ne change pas, elles seront dorénavant présentées par les autorités grecques mais devront cependant être validées par les « institutions », c’est à dire la « troïka », avant tout déblocage effectif des fonds. Selon le communiqué de l’eurogroupe :

«  Les autorités grecques présenteront une première liste de réformes, fondées sur l’accord actuel, au plus tard le lundi 23 février. Les institutions se livreront à une première lecture pour savoir si ces propositions sont suffisantes pour constituer un point de départ pour une conclusion positive de l’examen global. La liste sera ensuite précisée et soumise à l’agrément final des institutions à la fin du mois d’avril.»

Le gouvernement grec a également renoncé à toute prétention de renégociation de la dette, mesure qui conditionnait pourtant la mise en place de son programme économique :

« Les autorités grecques réitèrent leur engagement à honorer pleinement leurs obligations financières vis à vis de tous leurs créanciers et à respecter leur calendrier. »

L’aile gauche de Syriza considérera avec justesse que l’accord obtenu par le gouvernement constituait en réalité une trahison des électeurs et une capitulation en rase campagne. Le député Manolis Glézos écrira dans un article publié le lendemain : « je demande au peuple grec de me pardonner pour avoir contribué à cette illusion », il affirme également, en se référant à la servitude de la dette dans laquelle est placée la Grèce : « entre l’oppresseur et l’oppressé, il ne peut être question de compromis, tout comme cela est impossible entre l’occupé et l’occupant. La seule solution c’est la liberté. »

Dans ce contexte, l’adoption de la loi sur la « crise humanitaire » par le parlement grec, point central du programme de Syriza, prévoyant la gratuité de l’électricité et des transports pour les ménages en dessous du seuil de pauvreté, un treizième mois pour les plus petites pensions, et la réintégration des fonctionnaires licenciés, a été considéré par la commission comme une initiative contraire à l’accord du 23 février, et son application reste hypothéquée à son autorisation. Le déblocage des financements reste en effet conditionné à l’application d’un ensemble de réformes auxquelles s’est engagée la Grèce et dont la mise en oeuvre doit être validée par les créanciers. Ors, le président de la commission européenne Jean-Claude Juncker a déclaré à ce sujet : « je reste inquiet et je ne suis pas satisfait des progrès faits ces derniers jours. Je voudrais que tout le monde retrouve son sérieux. »

Le gouvernement d’Alexis Tsipras est quant à lui aux abois et dans l’incapacité d’assurer les besoins de financement des services de l’état ainsi que d’assurer ses échéances financières à venir. Il reste donc suspendu aux perfusions des créanciers et ne dispose d’aucune marge de négociation. Il s’agit d’un retour à la case départ pour Syriza qui se trouve aujourd’hui engagé sur le même chemin de  servitude que les différentes coalitions gouvernementales s’étant succédées ces dernières années et dont la population grecque pensait s’être libérée en portant le parti au pouvoir.

Comme l’histoire l’a montré, il n’existe pas d’échappatoire à la servitude vis à vis des créanciers sans défaut sur la dette. Un défaut grec passerait cependant par une sortie de l’euro, ce qui n’a jamais fait partie du programme de Syriza. La capitulation du gouvernement grec montre pourtant qu’il n’existe pas d’alternative en vue d’un recouvrement de la souveraineté nationale…

Guillaume Borel | 25 mars 2015

Source: https://arretsurinfo.ch/grece-lasservissement-par-la-dette/