Powell at U.N. Security Council. (U.N. Photo)


Scott Ritter est un ancien officier de renseignement du corps des Marines qui a servi dans l’ex-Union soviétique pour mettre en œuvre les traités de contrôle des armements, dans le golfe Persique pendant l’opération Tempête du désert et en Irak pour superviser le désarmement des armes de destruction massive.


Le changement de régime, et non le désarmement, a toujours été le facteur déterminant de la politique américaine à l’égard de l’Irak de Saddam Hussein.

Par Scott Ritter

Publié  le 19 mars 2023  sur Consortium News sous le titre IRAQ 20 YEARS: Scott Ritter — Disarmament, the Fundamental Lie

L’establishment n’a toujours pas pris conscience du mensonge essentiel qui sous-tend l’invasion de l’Irak lancée il y a 20 ans, le 19 mars 2003.

À titre d’exemple, un article du New York Times Magazine paru en juillet 2020 et censé faire la lumière sur l’Irak. L’article se contente d’édulcorer le rôle de l’ancien secrétaire d’État Colin Powell qui a vendu une guerre contre l’Irak au Conseil de sécurité des Nations unies sur la base de ce qui s’est avéré être de mauvais renseignements. « Colin Powell veut toujours des réponses » est le titre de l’article rédigé par Robert Draper. « Les analystes qui ont fourni les renseignements, indique un sous-titre de l’article, disent maintenant qu’ils ont été mis en doute au sein de la CIA à l’époque. »

L’article de Draper est un extrait de son livre « To Start a War : How the Bush Administration Took America into Iraq (Commencer une guerre : comment l’administration Bush a conduit l’Amérique en Irak) ». J’ai été approché par Draper en 2018 alors qu’il préparait son livre et qu’il souhaitait manifestement faire toute la lumière sur cette histoire. J’ai donc accepté d’être interviewé dans le cadre de ses recherches. Mais apparemment, mon témoignage n’a pas eu de grand poids.

Une affaire de changement de régime, pas d’armes de destruction massive

J’ai passé un certain temps à expliquer à Draper que le problème avec l’Irak de Saddam Hussein n’a jamais été celui des armes de destruction massive (ADM). Il s’agissait plutôt de parvenir à un changement de régime, et que tout doit être considéré à la lumière de cette réalité – y compris la présentation de Powell du 5 février 2003 devant le Conseil de sécurité de l’ONU. Au vu du contenu de son article, j’aurais tout aussi bien pu m’adresser à un mur de briques.

La présentation de Powell devant le Conseil en 2003 n’est pas survenue dans un désert politique. À bien des égards, tant l’invasion de l’Irak lancée en 2003 que l’occupation qui a suivi s’inscrivaient dans le prolongement de la guerre du Golfe de 1991. Une guerre que Powell avait aidé à planifier. Et la suite hasardeuse de ce premier conflit s’est déroulée sous la surveillance de Powell, lorsqu’il était président de l’état-major interarmées dans l’administration de George H. W. Bush.

Powell faisait partie de l’équipe politique chargée d’élaborer une réponse à la première guerre du Golfe et au fait que Saddam Hussein avait survécu au conflit, ce qu’il n’était pas censé faire. Dans un discours prononcé en octobre 1990, le président H.W. Bush avait qualifié Saddam Hussein d’Adolf Hitler du Moyen-Orient et avait déclaré que ses crimes nécessitaient un châtiment digne de Nuremberg. Après la première guerre du Golfe, le maintien au pouvoir du président irakien était devenu un problème politique pour George H.W. Bush.

Après la guerre, la CIA avait évalué la vulnérabilité du régime irakien soumis aux sanctions économiques. Powell était au courant. Et il a contribué à élaborer la politique ayant conduit à l’adoption de la résolution 687 du Conseil de sécurité en avril 1991. Cette résolution n’obligeait pas seulement l’Irak à se débarrasser de ses ADM avant toute levée de sanctions. Elle consacrait la réalité de la politique US, à savoir que peu importe l’état de désarmement de l’Irak, aucune sanction ne serait levée jusqu’à ce que Saddam Hussein ait été chassé du pouvoir.

C’est le changement de régime, et non le désarmement, qui a toujours été le facteur déterminant de la politique US à l’égard de l’Irak de Saddam Hussein. Powell le savait, il a contribué à l’élaboration de cette politique initiale.

J’ai personnellement été témoin de la réalité de cette politique en tant qu’inspecteur en désarmement officiant pour la Commission spéciale des Nations unies (UNSCOM). Cette commission avait été créée en vertu de la résolution 687 du Conseil de sécurité des Nations unies pour superviser le démantèlement des armes de destruction massive de l’Irak. J’avais été engagé pour créer une capacité de renseignement pour l’équipe d’inspection. Mais mon mandat s’est rapidement étendu aux opérations et, plus précisément, à la manière dont l’Irak dissimulait les armes aux inspecteurs ainsi que les capacités qu’il conservait.

SCUDS

U.N. weapons inspectors in central Iraq, June 1, 1991. (U.N. Photo)

L’une de mes premières tâches a été d’examiner, dans la comptabilité irakienne, les incohérences relatives à l’arsenal de missiles SCUD modifiés ; en décembre 1991, j’ai rédigé une évaluation selon laquelle l’Irak conservait probablement une centaine de missiles. En mars 1992, sous pression, l’Irak a admis qu’il avait conservé une force de 89 missiles (ce nombre est ensuite passé à 97).

Après des recherches approfondies, j’ai pu corroborer les déclarations irakiennes et, en novembre 1992, j’ai publié une évaluation selon laquelle l’UNSCOM pouvait rendre compte de la totalité de la force de missiles SCUD de l’Irak. Il s’agissait bien entendu d’une conclusion inacceptable, car un Irak respectueux des règles devait impliquer que les sanctions soient levées et que Saddam Hussein survive.

La communauté du renseignement US a rejeté mes conclusions sans fournir de preuves factuelles pour les réfuter. Ensuite, la CIA a informé le Sénat qu’elle estimait que l’Irak conservait une force de quelque 200 missiles SCUD dissimulés. Tout cela s’est déroulé sous la surveillance de Powell en tant que président de l’état-major interarmées.

J’ai contesté les informations de la CIA et j’ai organisé l’inspection la plus vaste et la plus complexe de l’histoire de l’UNSCOM afin d’enquêter sur les renseignements à l’origine de l’évaluation des 200 missiles. En fin de compte, les renseignements se sont révélés faux. En novembre 1993, j’ai donc informé l’état-major du directeur de la CIA des conclusions de l’UNSCOM selon lesquelles tous les missiles SCUD avaient bien été retrouvés.

Déplacer les piquets de but

La CIA a réagi. Elle a affirmé que l’Irak disposait d’une force de 12 à 20 missiles SCUD dissimulés et que ce nombre ne changerait jamais, quoi que fasse l’UNSCOM. Cette évaluation était toujours en vigueur lorsque Powell a fait sa présentation devant le Conseil de sécurité. C’était un mensonge flagrant, né de la fabrication délibérée de mensonges par une entité – la CIA – dont la mission n’était pas de désarmer l’Irak, mais d’en faire tomber le régime.

Powell savait tout cela, mais il a tout de même prononcé son discours devant le Conseil de sécurité de l’ONU.

En octobre 2002, lors d’une réunion d’information destinée à saper la crédibilité des inspecteurs de l’ONU qui se préparaient à retourner en Irak, la Defense Intelligence Agency a fait appel au Dr John Yurechko. C’était le premier expert de la guerre de l’information recruté par l’agence. Lors du briefing d’octobre 2002, il devait présenter un exposé détaillant les affirmations des États-Unis selon lesquelles l’Irak était bien engagé dans un processus systématique de dissimulation de ses programmes d’armes de destruction massive (ADM).

Selon Yurechko, le briefing a été compilé à partir de plusieurs sources, y compris des « mémoires d’inspecteurs » et des transfuges irakiens. Il s’agissait d’une farce, d’un effort délibéré de désinformation de la part du gouvernement de George W. Bush. Je le savais, car à partir de 1994, j’ai dirigé un effort concerté de l’UNSCOM impliquant les services de renseignement de huit nations pour aller au fond de ce que l’on appelle le « mécanisme de dissimulation » de l’Irak.

Grâce à des techniques novatrices de renseignement par imagerie, à l’interrogatoire de transfuges, à des réseaux d’agents et à l’interception de communications, le tout combiné à des inspections sur place extrêmement agressives, j’ai pu conclure, en mars 1998, que les efforts de dissimulation de l’Irak étaient essentiellement axés sur la protection de Saddam Hussein contre les assassinats et n’avaient rien à voir avec la dissimulation d’armes de destruction massive. Cette conclusion, elle aussi gênante, a conduit les États-Unis à démanteler l’appareil d’investigation que j’avais si soigneusement mis en place au cours des quatre dernières années.

Il n’a jamais été question d’armes de destruction massive – Powell le savait. Il s’agissait encore et toujours d’un changement de régime.

Utiliser l’ONU comme couverture pour une tentative de coup d’État

En 1991, Powell avait approuvé l’intégration de commandos d’élite de l’armée américaine dans l’état-major des activités spéciales de la CIA. L’objectif était d’utiliser l’UNSCOM comme couverture pour collecter des renseignements susceptibles de faciliter la destitution de Saddam Hussein. J’ai travaillé avec cette cellule spéciale de 1991 à 1996, pensant à tort que les capacités uniques de renseignement, de logistique et de communication qu’elle fournissait étaient utiles à la planification et à l’exécution des inspections complexes que j’aidais à mener en Irak.

Ce programme a abouti à l’échec d’une tentative de coup d’État en juin 1996. Cette tentative de putsch a utilisé l’UNSCOM comme couverture opérationnelle – le coup d’État a échoué, l’état-major des activités spéciales a cessé toute coopération avec l’UNSCOM, et nous, les inspecteurs, nous nous sommes retrouvés dans l’embarras. Les Irakiens avaient toutes les raisons de craindre que les inspections de l’UNSCOM soient utilisées pour cibler leur président, car, à vrai dire, c’était le cas.

A aucun moment, cet objectif de changement de régime n’apparait dans la présentation de Powell au Conseil de Sécurité. Il n’apparait pas non plus dans les efforts qu’il déploie pour faire passer sa présentation comme une action bien intentionnée qui aurait été fourvoyée par de mauvais renseignements. De fait, le changement de régime a été le seul objectif politique poursuivi par trois présidences successives – H.W. Bush, Clinton et W. Bush.

Powell a joué un rôle clé dans deux de ces administrations. Il était au courant. Il connaissait l’existence du groupe d’opérations de la CIA en Irak. Il connaissait la série de « conclusions » secrètes émises par les présidents américains autorisant la CIA à chasser Saddam Hussein du pouvoir en recourant à la force léthale. Il savait que les dés étaient jetés pour la guerre bien avant que W. Bush  ne décide d’engager les Nations unies à l’automne 2002.

Powell savait

Powell savait tout cela. Pourtant, il a accepté de jouer le premier rôle pour vendre ce conflit à la communauté internationale et par extension, au peuple américain. Il l’a fait en utilisant des renseignements qui étaient manifestement faux. Si, du simple fait de mon expérience en tant qu’inspecteur de l’UNSCOM, je savais que chaque mot qu’il prononçait devant le Conseil de sécurité était un mensonge au moment où il prenait la parole, Powell devait en savoir tout autant. En effet, tous les aspects de mon travail en tant qu’inspecteur de l’UNSCOM étaient connus de la CIA et documentés par elle.

U.N. inspectors in Iraq. (U.N. Photo)

On ne peut même pas dire que Powell ignorait mon existence dans le cadre des inspections des armes de destruction massive. En effet, mon nom a été cité dans une interview qu’il a accordée à Fox News le 8 septembre 2002. On avait demandé à Powell de réagir au discours que j’avais prononcé devant le parlement irakien quelques jours plus tôt. Discours dans lequel j’avais déclaré :

« À ce jour, la rhétorique de la peur diffusée par mon gouvernement n’a pas été étayée par des faits concrets permettant de prouver que l’Irak est aujourd’hui en possession d’armes de destruction massive ou qu’il a des liens avec des groupes terroristes responsables d’attaques contre les États-Unis. En l’absence de tels faits, nous n’avons que des spéculations. »

Powell a répondu en déclarant :

« Nous avons des faits, pas des spéculations. Scott a certainement droit à son opinion, mais je crains de ne pas placer la sécurité de ma nation et celle de nos amis dans la région sur ce genre d’affirmation faite par quelqu’un qui ne fait plus partie de la chaîne du renseignement… Si Scott a raison, alors pourquoi empêchent-ils les inspecteurs d’entrer dans le pays ? Si Scott a raison, pourquoi ne disent-ils pas : « N’importe quand, n’importe où, faites-les entrer, faites entrer tout le monde – nous sommes clean » ? La raison en est qu’ils ne sont pas clean. Nous devons découvrir ce qu’ils ont et ce que nous allons faire pour y remédier. C’est pourquoi la politique de ce gouvernement a consisté à insister pour que l’Irak soit désarmé conformément aux dispositions des résolutions adéquates des Nations unies. »

Bien entendu, en novembre 2002, l’Irak a fait exactement ce que Powell avait dit qu’il ne ferait jamais : il a laissé les inspecteurs de l’ONU revenir sans condition préalable. Les inspecteurs ont rapidement révélé que les renseignements américains de « haute qualité » qu’ils avaient été chargés d’examiner n’étaient que de pures foutaises. Si on l’avait laissé faire, cette nouvelle série d’inspections de l’ONU aurait rapidement été en mesure de donner à l’Irak un certificat de bonne santé, ce qui aurait ouvert la voie à la levée des sanctions et à la survie de Saddam Hussein.

Powell savait que ce n’était pas une option. Il s’est donc laissé utiliser pour diffuser de nouveaux mensonges, des mensonges qui allaient conduire les États-Unis à la guerre, coûter la vie à des milliers de militaires américains et à des centaines de milliers d’Irakiens, tout cela au nom d’un changement de régime.

Revenons à Robert Draper. J’ai passé un temps considérable à lui faire comprendre la réalité du changement de régime en tant qu’objectif politique et le fait que la question du démantèlement des ADM n’existait que dans le seul but de faciliter le changement de régime. Apparemment, mes propos n’ont eu que peu d’impact, puisque tout ce que Draper a fait dans son article, c’est de poursuivre le faux récit selon lequel l’Amérique est entrée en guerre sur la base de renseignements erronés et trompeurs.

Draper a tort : l’Amérique est entrée en guerre parce que notre politique nationale, soutenue par trois administrations présidentielles successives, consistait à chasser Saddam Hussein du pouvoir. En 2002, la thèse des armes de destruction massive, qui avait servi à soutenir cette politique de changement de régime, s’était affaiblie.

Le discours de Colin Powell était un ultime effort pour utiliser cette histoire d’ADM et atteindre l’objectif qui a toujours été le sien, à savoir faciliter le départ de Saddam Hussein du pouvoir. Dans cette optique, le discours de Colin Powell a été l’un des plus grands succès de l’histoire de la CIA. Ce n’est cependant pas l’histoire que Draper a choisi de raconter, et le monde se porte plus mal à cause de cette occasion manquée.

Scott Ritter

Source: Consortium News

Traduction Arrêt sur info