Le Dr Hussam Abu Safiya, directeur de l’hôpital Kamal Adwan à Gaza

Il a tenté de maintenir l’hôpital Kamal Adwan ouvert pendant l’invasion israélienne. Il est emprisonné depuis lors.

Aux premières heures du 27 décembre 2024, les murs de l’hôpital Kamal Adwan, dans le nord de Gaza, ont tremblé lorsque les forces israéliennes ont largué des bombes à proximité. Au lever du soleil, des bulldozers avaient rasé le terrain menant à l’entrée et des chars israéliens se rapprochaient. Des tireurs d’élite encerclaient le complexe. À l’intérieur, 350 patients, médecins, infirmières et leurs familles se blottissaient dans les couloirs.

« J’ai pensé que c’était le dernier jour de ma vie », a déclaré Abdel Moneim Al-Shrafi, un infirmier d’une vingtaine d’années, au programme documentaire Fault Lines d’Al Jazeera.

Vers 6 heures du matin, une voix provenant d’un quadricoptère survolant l’hôpital a appelé le Dr Hussam Abu Safiya, directeur par intérim du complexe médical Kamal Adwan. Albina, son épouse depuis plus de 30 ans, l’a regardé escalader les décombres pour rejoindre un char israélien situé à un pâté de maisons. « Il s’est approché d’eux dans sa blouse blanche », a-t-elle déclaré. « Il s’est approché d’eux, convaincu qu’il n’avait rien fait de mal. »

Une photo du Dr Abu Safiya s’approchant du char est devenue un symbole emblématique de l’attaque impitoyable d’Israël contre Gaza, mais aussi de la résilience palestinienne. Il est retourné à l’hôpital peu après. À la tombée de la nuit, l’hôpital Kamal Adwan avait été vidé et fermé par l’armée israélienne. Le Dr Abu Safiya et tous les hommes qui se trouvaient à l’intérieur ont été arrêtés.

Depuis, le Dr Abu Safiya est détenu par Israël sans inculpation ni procès, dans des conditions inhumaines.

Cette attaque a marqué la fin d’un siège de 80 jours contre l’hôpital Kamal Adwan, le dernier hôpital encore en activité dans le nord de Gaza. Le Dr Abu Safiya en est devenu le directeur par intérim au début de l’année 2024, après que l’ancien directeur ait été arrêté lors d’un autre raid et que l’hôpital ait été temporairement fermé.

« Le Dr Hussam estimait qu’il était impossible de ne pas avoir d’hôpital dans le nord », a déclaré Rawiya Tanboura, 32 ans, une infirmière qui travaillait avec lui depuis 2019. « Je pense qu’il craignait que toutes les personnes qui mourraient dans le nord mourraient parce qu’il était parti. »

Une grande partie de l’hôpital a été détruite, mais le Dr Abu Safiya a réussi à mobiliser le personnel restant et à rouvrir l’établissement.

Depuis le 7 octobre 2023, soit le début de l’offensive israélienne sur Gaza, le Dr Abu Safiya a refusé de quitter le nord, bien qu’il ait eu plusieurs fois l’occasion d’évacuer. Sa femme étant originaire du Kazakhstan, sa famille aurait pu partir, mais il se sentait obligé de continuer à soigner ses patients et pensait qu’Israël avait l’intention de vider complètement la zone de ses habitants.  Son fils aîné, Elias, âgé de 27 ans, se souvient avoir essayé de le convaincre de partir :

Il m’a dit : « Leur plan est infiniment plus conséquent. Ils veulent déplacer les populations, et si nous quittons l’hôpital Kamal Adwan, le nord va se vider »

La famille Abu Safiya, comme beaucoup d’autres membres du personnel, a donc emménagé à l’hôpital et a vécu parmi les patients et les familles déplacées. “Pour lui, Gaza est sa maison. Et il n’y a pas moyen de le faire changer d’avis”, a déclaré Albina. “L’hôpital était son premier foyer et sa propre maison, le second”.

De nombreux membres du personnel du Dr Abu Safiya se sont sentis investis de la même mission que lui.

Il nous a dit: « Continuons à soigner jusqu’à notre dernier souffle’ raconte Elias, son fils. “Les gens disaient que tant que Kamal Adwan tiendrait debout, nous resterions”, ajoute Al-Shrafi, qui a commencé à travailler comme infirmier à Kamal Adwan après le 7 octobre.

Un hôpital sous blocus

Début octobre 2024, les services du renseignement israélien ont directement contacté le Dr Abu Safiya. Albina se souvient avoir entendu ces appels d’un officier du Shin Bet qui se présentait comme le “capitaine Wael”. Le message était clair : il devait quitter l’hôpital. Le médecin a refusé. Il a alors commencé à filmer des témoignages vidéo presque quotidiens, sa voix couvrant souvent les bips des machines de l’unité de soins intensifs. Dans l’une d’entre elles, on le voit debout devant un enfant dont le corps est brûlé.

“Nous lançons un appel au monde entier et à toutes les institutions internationales afin qu’elles s’acquittent de leur mission humanitaire compte tenu de la situation dans le nord de Gaza”, a-t-il dit à la caméra, vêtu d’une blouse chirurgicale.

Avant la guerre, l’hôpital Kamal Adwan, situé à Beit Lahia, était surtout réputé pour son service de pédiatrie et son unité de soins intensifs néonatals. Lorsque d’autres hôpitaux de la région ont été bombardés, il a été submergé de patients blessés lors de frappes aériennes ou d’attaques d’artillerie, ou souffrant de malnutrition à cause du blocus brutal imposé par Israël. Sa situation en zone urbaine, entre des immeubles résidentiels, en a fait un refuge privilégié pour des centaines de familles fuyant les bombardements.

Puis le nord a été totalement isolé du reste du territoire. Les approvisionnements essentiels ont été bloqués, des quartiers entiers ont été rasés et la famine a menacé alors que les familles étaient sommées d’évacuer. Sur les trois principaux hôpitaux du nord, Kamal Adwan, Awda et Indonesian, seul le premier était suffisamment fonctionnel pour accueillir les centaines de blessés qui affluaient chaque semaine. Les frappes et les raids israéliens ont en effet réduit les deux autres à de simples ruines.

“Ils ont déclaré l’ensemble du gouvernorat du nord zone de combat. Cela a donc fait de toute personne se trouvant dans la zone une cible potentielle. On le voyait clairement au nombre de victimes tuées par les bombardements aveugles et les frappes menées par des drones”, a déclaré le Dr Azra Zyada, un médecin exerçant à Londres qui a soutenu les médecins du nord, notamment le Dr Abu Safiya, défenseur farouche de la protection des civils. “La présence d’hôpitaux implique automatiquement la présence de civils et l’obligation de respecter le droit international humanitaire pour assurer leur protection”.

Premier interrogatoire

Vivre et travailler jour et nuit à l’hôpital était un véritable enfer. Des éclats d’obus traversaient les chambres des patients. Les bombes qui tombaient à proximité interrompaient les opérations chirurgicales.

“Impossible de dormir la nuit. Nous étions stressés 24 heures sur 24, 7 jours sur 7”, se souvient Al-Shrafi. Les patients affluaient, mais le personnel et les fournitures ne suffisaient plus. “Certains patients sont morts sous nos yeux”, raconte Tanboura. “Ils auraient survécu s’ils avaient pu être opérés”.

Le 25 octobre 2024, après une campagne de bombardements ininterrompus, Israël a de nouveau attaqué l’hôpital. Le personnel féminin et les membres de leur famille ont été évacués et fouillés. Le Dr Abu Safiya et 44 autres membres du personnel ont été emmenés dans une clinique annexe, battus et interrogés. Ils ont également menacé le médecin. “Ils lui ont dit: Dr Hussam, ne communiquez pas avec les journalistes » se souvient Albina. “Ils ne voulaient pas que le monde extérieur sache ce qui était en train de se passer à Gaza”.

Le lendemain, alors qu’il revenait de son interrogatoire, le Dr Abu Safiya a découvert que son fils avait été tué. Ibrahim Abu Safiya, âgé de 20 ans, se trouvait chez un ami, à proximité, lorsqu’il a été tué par une frappe aérienne. “Il s’est effondré. Il a pleuré pendant six ou sept heures. Il ne pouvait plus s’arrêter. Il était très proche de son fils, Ibrahim”, raconte Al-Shrafi. Ibrahim comptait suivre les traces de son père et étudier la médecine après l’arrêt des hostilités.

La famille l’a enterré juste devant l’hôpital.

“La guerre est une chose, mais le jour où il a été tué…”, a confié Albina, “fut le jour le plus dur de ma vie”.

Mais, selon sa famille, cette tragédie n’a fait que redoubler la détermination du Dr Abu Safiya. Il a été appelé pour opérer pendant les funérailles de son fils. “Il n’a même pas pris le temps de pleurer mon frère. Il est parti le cœur brisé pour la salle d’opération”, a déclaré Elias.

Plus tard dans le mois, alors qu’il se préparait à opérer, un drone israélien, un quadricoptère, l’a attaqué à l’hôpital. Six éclats d’obus lui ont transpercé la jambe. Dans une vidéo tournée le jour même, le visage couvert de sueur, il a déclaré : “Je jure que cela ne nous empêchera pas d’accomplir notre mission humanitaire et que nous continuerons à exercer notre métier, quel qu’en soit le prix”.

L’attaque finale

En décembre 2024, l’hôpital était au bord du gouffre. Le personnel était épuisé, les fournitures médicales se faisaient rares et le carburant presque inexistant. Le 27 décembre, le blocus a pris fin de manière brutale. Juste avant l’aube, des chars et des bulldozers israéliens ont encerclé l’hôpital. Des snipers ont pris position. Des quadricoptères ont survolé les lieux.

“Un énorme char est entré et s’est arrêté près de la réception. Puis il a commencé à tirer. Il tirait vers l’avant, tirait et tournait. Puis, ils ont pointé le canon vers les patients à travers la porte de la réception”, se souvient Tanboura.

Les officiers israéliens ont alors ordonné au docteur Abu Safiya de commencer à évacuer les patients dans un état critique.

“Si je vois quiconque bouger qui n’est pas un patient, vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même”, l’a averti un soldat, selon Al-Shrafi. Les femmes ont ensuite reçu l’ordre de monter dans des bus et ont été emmenées à l’Hôpital Indonésien.

Une vidéo de l’armée de l’air israélienne filmant l’opération a enregistré le Dr Abu Safiya répondant aux questions d’un soldat qui lui demandait s’il restait quelqu’un à l’intérieur de l’hôpital. C’est la dernière image connue de lui en homme libre.

Cette nuit-là, les hommes encore présents, dont Al-Shrafi et le Dr Abu Safiya, ont été déshabillés, menottés, les yeux bandés, puis emmenés dans le froid glacial. “Ils nous ont humiliés, ils nous ont frappés… Ils nous ont traités comme si nous étions des terroristes”, se souvient Al-Shrafi. “Nous marchions en file indienne, les uns derrière les autres. Le Dr Hussam était en tête, suivi du personnel médical”.

Le Dr Abu Safiya, à la porte d’un char israélien. Image fournie par Al Jazeera Fault Lines.

Une incarcération sans fin

Ce n’est que le lendemain, lorsque certains membres du personnel et leurs proches, détenus, ont été libérés et ont regagné l’hôpital indonésien, qu’Albina a réalisé que son mari avait été arrêté et était toujours détenu par les Israéliens.

“Qu’a-t-il fait pour se retrouver en prison ?”, s’est exclamée Albina. “Je suis stupéfaite et sous le choc”.

Le Dr Abu Safiya n’a pas été autorisé à consulter un avocat durant 47 jours. Lorsque l’un de ses avocats, Ghassan Kassem, un avocat palestinien spécialisé dans les droits de l’homme, a finalement pu le voir, il était menotté, contraint de s’agenouiller et entouré de gardiens de prison. Toutes leurs visites, surveillées derrière une vitre, ont été enregistrées. Kassem nous a dit que le Dr Abu Safiya avait plusieurs côtes cassées, témoignant de coups répétés.

Le Dr Abu Safiya est détenu en vertu de la loi israélienne sur l’incarcération des combattants illégaux, qui permet à Israël de détenir indéfiniment des Palestiniens de Gaza sans qu’aucune accusation formelle ni procédure régulière ne soit engagée. Adoptée pendant le conflit israélo-libanais de 2006, cette loi permet à l’État d’incarcérer des combattants d’“organisations hostiles” sans les inculper officiellement devant un tribunal ou leur reconnaître le statut de prisonnier de guerre, protégé par les Conventions de Genève. Depuis le début de l’offensive, le Parlement israélien a introduit de multiples amendements à cette loi, notamment en prolongeant la durée pendant laquelle un détenu peut se voir refuser l’accès à un avocat, désormais fixée à 75 jours.

Cette loi est très largement appliquée depuis octobre 2023, essentiellement à l’encontre de tous les Palestiniens de Gaza. Selon l’organisation israélienne de défense des droits humains Hamoked, au moins 2 600 Palestiniens de Gaza sont actuellement détenus en vertu de cette loi. Une enquête réalisée conjointement par +972 et The Guardian a révélé que l’État lui-même ne qualifie d’“activistes” qu’environ un quart des détenus de Gaza.

Selon l’organisation Healthcare Workers Watch, qui surveille les attaques contre le système de santé palestinien, au moins 150 professionnels de santé de Gaza sont toujours détenus, en plus du Dr Abu Safiya. Quatre d’entre eux sont morts en détention en Israël, dont le Dr Iyad al-Rantisi, ancien chef du service d’obstétrique et de gynécologie de l’hôpital Kamal Adwan, d’après cette même organisation.

Selon son fils Elias, le Dr Abu Safiya a passé 25 jours d’affilée en isolement au centre de détention de Sde Teiman. Les détenus libérés de Sde Teiman, un grand camp de détention militaire situé dans le désert du Néguev, décrivent des conditions éprouvantes, en particulier le fait d’être menottés et les yeux bandés la majeure partie de la journée.

“Je vois des prisonniers libérés de Sde”, a déclaré Albina. “On le devine à leur corps et à leur visage, on voit qu’ils ont été torturés”.

À la prison d’Ofer, où le Dr Abu Safiya est actuellement détenu, d’anciens détenus rapportent avoir été privés de soins médicaux et de nourriture en quantité suffisante.

Ces audiences portant sur la prolongation de la détention sont purement formelles. Elles se déroulent par téléphone et durent environ une minute : un juge annonce simplement que la détention d’un détenu est prolongée. “Tout cela n’est que simulacre”, a déclaré Gheed.

Malgré sa détention, le Dr Abu Safiya continue de s’informer auprès de son avocat sur le système de santé du nord de Gaza. Le bombardement de l’hôpital Kamal Adwan s’inscrit dans l’offensive plus large contre les hôpitaux, souvent le dernier recours pour les civils toujours présents dans les zones de combat. Seule la moitié environ des 36 hôpitaux de Gaza fonctionne encore partiellement, tous en sous-effectif et souffrant d’une grave pénurie de fournitures médicales.

“Nous chargeons son avocat de lui dire que nous allons bien”, a déclaré Albina. “Nous voulons juste le rassurer et lui faire savoir que nous sommes en sécurité, mais nous ne le sommes pas, et lui non plus”.

Par Amel Guettatfi

Hussam Abu Safiya (Crédit image: ANBAMED)

Source: La disparition du Dr Hussam Abu Safiya – 12 septembre 2025

Ce texte est adapté du documentaire The Disappearance of Dr. Abu Safiya (La disparition du Dr Abu Safiya), produit par Al Jazeera Fault Lines. Regardez le documentaire complet ici.