L’épisode du « plan B » est le signe du nouvel échec des États-Unis dans l’élaboration de politiques sur la crise syrienne et révèle un schéma familier de division profonde

Le secrétaire d’État américain John Kerry a suscité des spéculations généralisées lorsqu’il a évoqué la semaine dernière, lors de son témoignage devant le comité des Affaires étrangères du Sénat américain, des « discussions significatives » au sein de l’administration du président américain Barack Obama au sujet d’un « plan B » en Syrie. Les spéculations ont également été alimentées par un « haut responsable » qui a déclaré à CBS News que les options envisagées comprenaient des « mesures “de type militaire” qui rendraient plus difficile la poursuite de l’assaut du régime et de ses alliés contre les civils et les rebelles soutenus par les États-Unis ».

Mais le « plan B » est plus compliqué que cela. Un reportage de la correspondante de CNN au Pentagone Barbara Starr datant du 26 février laisse peu de place au doute quant au fait que le tiroir des options politiques de l’administration est en réalité vide. Un « haut responsable américain » anonyme au Pentagone a reconnu que le « plan B » est en réalité « plus une idée qu’un plan d’action spécifique ». En d’autres termes, les décideurs en matière de sécurité nationale de l’administration pensent qu’il faut faire quelque chose de plus en Syrie, mais ne savent vraiment pas ce qui pourrait être fait dans l’immédiat.

Le responsable a affirmé que trois options étaient à l’étude, toutes loin d’être réalistes dans la situation actuelle : déployer davantage de forces spéciales américaines sur le terrain, intensifier l’approvisionnement en armes des combattants opposés au président syrien Bachar al-Assad et mettre en place une zone d’exclusion aérienne.

L’option de déployer plus de forces spéciales n’est pertinente que pour une stratégie de lutte contre le terrorisme visant le groupe État islamique, et non pour empêcher d’affaiblir davantage les forces anti-Assad. Les forces spéciales sont aujourd’hui en Syrie pour aider les YPG kurdes, unique allié fiable contre l’État islamique. Les envoyer dans des provinces pour combattre l’armée syrienne ou le Hezbollah reviendrait à aller démesurément trop loin.

Intensifier l’approvisionnement en armes des forces de l’opposition n’est pas possible tant que les Russes sont en mesure de couper la ligne d’approvisionnement entre la Turquie et Alep, à moins que les États-Unis soient prêts à entrer en guerre avec la Russie en essayant de parachuter les armes, ce qui impliquerait un conflit militaire direct avec les forces aériennes russes.

Quant à l’option de la zone d’exclusion aérienne, pour laquelle la Turquie et l’Arabie saoudite font pression sans succès auprès d’Obama depuis qu’elle a été proposée au début de l’année 2012, le haut représentant a indiqué clairement à CNN que le Pentagone s’y oppose toujours. Celle option est encore moins viable selon le responsable dans la mesure où il faudrait détruire les radars de défense aérienne russes et non uniquement les défenses aériennes syriennes.

« Je ne peux pas vous dire que cela n’est pas sur la table, a concédé le responsable. C’est au bout de la table, mais toujours sur la table. » Traduction : quelqu’un défend peut-être encore cette option, mais elle ne sera pas adoptée.

L’évocation par Kerry d’un « plan B » était d’autre part un effort visant à faire allusion à la possibilité sérieuse d’une posture américaine plus agressive en Syrie et au fait qu’il était personnellement à l’origine de cette démarche. Juste avant sa référence au « plan B » lors de son témoignage, Kerry a pris une initiative inhabituelle en déclarant : « On sait très bien que je prône des efforts importants visant à soutenir l’opposition ». Il a laissé entendre que le « plan B », s’il y en avait un, serait plus « conflictuel ». Mais il a également reconnu qu’il y aurait beaucoup d’étapes avant que quelque chose de radicalement différent puisse être fait, et que cela n’arriverait que s’il devait clairement apparaître qu’il n’y a aucun moyen de sauver le processus de négociation.

Tout en envoyant des signaux entrant en conflit avec ceux du Pentagone, Kerry cherchait également à repousser les attaques sur sa stratégie de cessez-le-feu et de négociation avancées par les Républicains, qui ont affirmé que les Russes et le gouvernement Assad ont déjà gagné pour l’essentiel la guerre contre l’opposition.

Depuis qu’il est clairement apparu que l’offensive aérienne russe à Alep et à Idleb a permis de desserrer l’emprise du Front al-Nosra et de ses alliés « modérés » le long de la voie reliant Alep et la frontière turque, l’élite politique à Washington est en effervescence face à ce que la correspondante diplomatique pour le Washington Post a décrit comme « l’apparence d’une permission accordée à la Russie d’agir en toute impunité » en Syrie.

Ce langage, qui implique que les États-Unis devraient prendre des mesures pour contrer l’offensive russo-syrienne, est le reflet de l’image déformée du conflit syrien dans le discours politique américain.

L’administration Obama a contribué à créer cette distorsion en mettant en avant la fiction d’une force militaire « modérée » puissante en Syrie qui pourrait constituer la base d’une solution négociée. L’argument de l’administration part de l’hypothèse que les avions russes avaient principalement visé les forces « modérées » soutenues par les États-Unis, que les Russes qualifient de « terroristes ».

En réalité, l’administration Obama savait très bien depuis le début de l’année 2013 que le Front al-Nosra affilié à al-Qaïda et ses alliés salafistes soutenus par les alliés régionaux des États-Unis commençaient déjà à dominer les forces laïques et pro-démocratiques.

Kerry savait très bien en 2015 que les groupes d’opposition dans les provinces d’Idleb et d’Alep, auxquels les États-Unis fournissaient des armes, coordonnaient non seulement leurs opérations militaires avec le Front al-Nosra, mais se mélangeaient également avec ce groupe dans ces provinces. Kerry se reposait sur la puissance des forces salafistes pour gagner une certaine influence sur le gouvernement syrien dans les négociations.

Cette stratégie inavouée de l’administration Obama explique pourquoi Kerry a essayé de faire en sorte que le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accepte que le Front al-Nosra ne soit pas visé par les règles de base du cessez-le-feu, « au moins temporairement, jusqu’à ce que les groupes puissent être triés », selon le Washington Post. Toutefois, après que la Russie a rejeté cette proposition, Kerry a changé de signaux et les discours sur la Syrie ont commencé à faire état d’une collaboration étroite entre les forces soutenues par les États-Unis et le Front al-Nosra. Et le 22 février, le porte-parole du département d’État Mark Toner a mêmereconnu publiquement l’« amalgame » entre les modérés supposément indépendants et les salafistes. Kerry avait apparemment conclu qu’il valait mieux expliquer pourquoi les règles du cessez-le-feu étaient une réponse aux faits sur le terrain plutôt qu’une concession américaine en faveur des Russes.

Kerry a laissé entendre que les États-Unis jouaient toujours un rôle dans la lutte pour le pouvoir en Syrie. Quant au président de la commission des Affaires étrangères, Bob Corker, il a indiqué que les Russes « [accomplissaient] leurs objectifs » en Syrie et a soutenu que ces derniers et le gouvernement syrien pouvaient prendre le contrôle d’Alep, mais que « tenir des territoires a[vait] toujours été difficile ». Kerry a déclaré que les Russes ne pouvaient pas empêcher l’opposition d’obtenir les armes nécessaires pour poursuivre la guerre tant que les États-Unis et leurs alliés les soutenaient. Il n’a pas apporté d’explication à cette affirmation.

L’épisode du « plan B » met en lumière un nouvel élément du schéma de l’échec des États-Unis dans l’élaboration de politiques sur la crise syrienne. Il révèle un schéma familier de division profonde au sujet de la Syrie, dans lequel les acteurs clés cherchent à promouvoir leurs propres intérêts personnels ou institutionnels et dans lequel le désir de maintenir un rôle de leadership pour les États-Unis l’emporte sur la réalité de la situation sur le terrain en Syrie. Si la politique américaine était une entreprise faisant affaire en Syrie, elle aurait fait faillite depuis longtemps.

Gareth Porter

Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur d’un livre, récemment publié : Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire).

Traduit de l’anglais par MEE