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La guerre d’Ossétie du Sud a provoqué une véritable controverse quant à ses conséquences à court et moyen terme.

Mais surtout, en 2015, elle apparaît désormais comme un véritable prototype des tentatives de déstabilisation et de manipulation auxquelles les Etats-Unis procèdent, tant directement qu’à travers leurs relais d’opinion (ceux que l’on appelle les « néo-conservateurs ») en Europe. La mobilisation des médias a constitué l’une des caractéristiques de cette crise.

Les implications de ce conflit ont été importantes, bien entendu immédiatement après cette guerre, mais aussi, plus subtilement, dans le long terme. La Guerre d’Ossétie du Sud a aussi servi de révélateur, brutal et cruel, de la vacuité des illusions de tous ceux qui n’ont pas compris ce que signifiait le « nouveau XXIe siècle » (1). Mais, les implications de ce conflit ont aussi une portée beaucoup plus directe. Elles éclairent à la fois le rôle éminemment provocateur joué par les Etats-Unis en Ukraine, point sur lesquels ils furent rejoints par une partie des pays de l’Union européenne, mais aussi la logique des positions russes. Le discours russe qui fut tenu au moment de la crise ukrainienne ou au sujet du Donbass a émergé en réalité en 2008, en réaction aux provocations géorgiennes, mais aussi étatsuniennes.

 

Le rôle politique des médias

L’importance des médias a été l’une des caractéristiques de la guerre d’Ossétie du Sud et certainement l’un des points sur lesquels cette guerre a anticipé sur les événements d’Ukraine. Qu’il s’agisse d’une « guerre des médias » entre certains titres occidentaux et la presse russe, mais aussi des « médias de guerre », comme on a pu le voir avec la reprise à-critique des positions de Bernard Henri-Lévy et d’autres, et la publications d’informations fausses, ce conflit a largement anticipé sur ce qui s’est passé depuis la fin de 2013 et surtout en 2014. Cette guerre a aussi été l’occasion de tester sur l’opinion publique un certain nombre de thèmes qui sont devenus, à partir de 2014, des poncifs du discours antirusse.

C’est pourquoi, les enseignements de la guerre d’Ossétie du Sud sont aujourd’hui importants. Ils nous permettent de comprendre la logique d’une autre crise internationale. Ils éclairent la situation en Ukraine. On a déjà dit que la logique de l’ethno-nationalisme portait en elle la destruction programmée des Nations. Il y a une grande parenté entre l’idéologie ethno-nationaliste qui existait en Géorgie avec le Président Saakachvili et celle qui s’est développée en Ukraine à partir de la fin de 2013. Et, il faut rappeler que c’est cet ethno-nationalisme, aux réminiscences nazies dans un certain nombre de cas, qui a provoqué la rupture entre la population de Crimée et le régime de Kiev, puis l’insurrection de la population russophone dans le Donbass. Le massacre d’Odessa en 2014 fut certainement à cet égard l’un des détonateurs de l’insurrection dans l’est de l’Ukraine. Le fait que Saakachvili, en fuite et sous le coup de nombreuses inculpations dans son propre pays, ait été recyclé comme gouverneur de la région d’Odessa par le pouvoir kiévien, traduit bien la proximité des deux régimes et leur parenté idéologique.

La reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie le 26 août a certainement été la première de ces ondes de choc. Cette décision n’allait pas de soi et elle est une des conséquences le plus profondes du conflit. La diplomatie russe s’était en effet refusée de répliquer à la reconnaissance unilatérale par des pays occidentaux de l’indépendance du Kosovo par un mouvement identique quant à l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Les considérants présentés pour justifier la décision du 26 août 2008 sont intéressants pour comprendre l’évolution de la position de la Russie (2). Medvedev ne prend pas appui sur la décision occidentale à propos du Kosovo pour justifier la sienne. Ce qui, en apparence, eut été la solution la plus évidente, et aurait situé la décision russe dans une logique du miroir face aux décisions occidentales. En fait, Medvedev présente sa décision comme la dernière issue qui reste ouverte pour garantir la sécurité des populations ossètes et abkhazes, face au refus de l’OTAN et des Etats-Unis de participer à ce qu’il considère comme nécessaire à la stabilisation de la situation, soit un accord sur le non-emploi de la force. Il affirme ensuite que le soutien moral apporté à Tbilissi par ses « gardiens étrangers » rendait inévitable le déclenchement du conflit.

L’argument est donc double. D’une part, l’agression géorgienne du 7 août a, par sa violence, fait franchir un point de non-retour à la situation sur le terrain et d’autre part l’absence de coopération de la partie occidentale rend ingérable le statu quo ante. Il est intéressant de voir que cet argument est aussi présenté par James Nixey, qui était à l’époque le responsable du programme sur la Russie et l’Eurasie au Royal Institute of International Affairs (Chatham House) de Londres (3). Nixey souligne que le résultat du sommet de l’OTAN à Bucarest en avril 2008, où si l’Ukraine et la Géorgie n’avaient pas été admises au Membership Action Plan(le processus préparant officiellement l’adhésion à l’OTAN) ces deux pays avaient reçu de la part du président George W. Bush la garantie d’une adhésion à terme, a été désastreux. Il écrit: « Il n’a pas été donné à la Géorgie de signaux assez clairs sur ce qu’elle devait faire pour se joindre [à l’OTAN] et non moins important sur ce qu’elle ne devait pas faire. Les eut-elle reçus, ceci aurait pu prévenir M. Saakachvili de commettre les actions inconsidérées du 8 août ». Nixey commence d’ailleurs son article en affirmant qu’à la suite de ce qui est survenu le retour au statu quo ante lui semble impossible.

La décision prise par le Président russe doit donc être considérée dans le cadre à la fois de l’excès du degré de violence dont les Géorgiens se sont rendus coupables au début du conflit et de la dégradation des relations entre les Etats-Unis et la Russie. Un autre observateur occidental, Piotr Dutkiewicz, qui dirigeait alors l’Institute of European and Russian Studies de l’Université de Carleton au Canada, souligne aussi que le degré de violence employé par le gouvernement géorgien contre la population Ossète implique que Tbilissi ne considère plus cette dernière comme des citoyens géorgiens (4). En un sens, c’est très exactement la même chose qui devait se produire six ans après en Ukraine, où le gouvernement de Kiev devait déclencher ce qu’il appelle une « opération anti-terroristes » d’une extrême violence contre les populations insurgées du Donbass. Cette violence extrême, que symbolise le recours à des moyens aériens (hélicoptères, avions d’assaut comme le Su-25) contre les insurgés, peut — elle aussi — être considérée comme la reconnaissance de fait que les insurgés ne sont plus des citoyens ukrainiens.

Or, aujourd’hui, un problème similaire se pose quant au statut des Républiques auto-proclamées de Donetsk et Lugansk, dans le contexte de la non-application par le gouvernement de Kiev des accords signés à Minsk au début de 2015.

Vers une nouvelle « guerre froide »?

On peut aussi se demander si la naissance d’une nouvelle « guerre froide » n’a pas été le résultat de l’onde de choc du conflit. A priori de nombreuses raisons incitent à répondre par la négative à une telle question. Tout d’abord, il n’y a pas d’affrontement idéologique entre les deux pays. La Russie ne prétend pas à la succession de l’URSS dans la course pour l’hégémonie mondiale, et elle ne s’affirme pas en modèle social et économique face aux Etats-Unis. Moscou ne cherche plus à être la « Troisième Rome » et la Russie, si elle veille jalousement à la défense de ses intérêts, se situe explicitement dans la logique d’une puissance post-impériale (5). De plus, mise en place de la « guerre froide » n’est pensable que dans le cadre historique qui voit l’Europe sortir exsangue de la Seconde Guerre Mondiale et l’affrontement URSS/Etats-Unis devenir la forme logique de la lutte pour l’hégémonie mondiale. Dans le monde multipolaire actuel, nous sommes loin de cette situation-là.

Pourtant, il est des raisons qui conduisent à craindre que l’on s’achemine vers la résurrection du langage et des modes de pensée qui ont caractérisé la « guerre froide ». Les discours des Etats-Unis et de certains des membres de l’OTAN montre en effet la volonté délibérée de diaboliser la Russie en utilisant de manière systématique la pratique de la morale instrumentalisée, ce que l’on appelle aussi le « double standard ». Ce n’est certes pas le premier exemple d’usage de la morale instrumentalisée auquel on est confronté depuis la fin de la « guerre froide » (6). Les forces de l’OTAN en ont largement usé lors de l’affaire du Kosovo en 1999, et les Etats-Unis ont donné des exemples de mensonges d’Etat de grande ampleur dans le cadre de la préparation de leur attaque contre l’Irak en 2003 (7).

Cependant, on a atteint de nouveaux sommets (ou de nouvelles profondeurs, c’est selon…) en ce qui concerne l’action de l’armée russe en Géorgie. Ceci a donné le ton à des accusations identiques qui ont été proférées contre la Russie à l’occasion des événements d’Ukraine en 2014 et 2015 et en particulier dans le cas du drame du vol MH17, détruit alors qu’il survolait la zone des combats entre insurgés et forces du gouvernement de Kiev (8). La propagande, directe et indirecte, a remplacé la vérification des faits (9).

La mise en place de ce discours de « guerre froide » par les Etats-Unis et leurs alliés a conduit en réponse à un durcissement du discours russe. L’accusation de génocide contre les dirigeants géorgiens ne tient pas. Il est clair que les forces géorgiennes ont commis de nombreux crimes de guerre, en particulier mais pas uniquement, lors du bombardement de Tskhinval, comme on l’a montré. Mais le génocide suppose qu’il y ait la volonté d’exterminer une population en raison de ce qu’elle est. Les bombardements délibérés de la population civile Ossète avaient pour but de provoquer la terreur et la panique, de vider Tskhinval de ses habitants afin de faciliter l’avance des troupes géorgiennes et de paralyser les voies de communication par lesquelles les renforts russes devaient transiter, et en ceci peuvent être qualifiés de « crimes de guerre » mais ne constituent pas une volonté de tuer des personnes en raison de leur qualité. Il faut analyser cette surenchère dans les qualificatifs comme une conséquence de la pratique systématique de la morale instrumentalisée par les Etats-Unis et leurs alliés. C’est un symptôme, et un symptôme particulièrement inquiétant s’il en est.

Un monde sans droit?

Ce symptôme ne fait pas que traduire l’instrumentalisation de la posture morale à des fins politiques, qui caractérise l’espace du débat politique depuis son envahissement par l’idéologie de l’humanitaire et le naufrage de cette dernière. Ce symptôme caractérise aussi un espace des relations internationales vide de Droit. Il faut ici revenir sur une caractéristique des relations internationales depuis 2003, et sans doute 1999. L’action des Etats-Unis, et dans certains cas des pays de l’OTAN, a abouti à un démantèlement systématique des principes du Droit international à travers la tentative de leur instrumentalisation par les Etats-Unis.

Il convient, bien sur, de ne pas fétichiser ce que le Droit International a pu représenter par le passé. Tous les pays ont tenté de s’en affranchir à un moment donné dans le cadre de la défense de leurs intérêts. Mais ces ruptures partielles n’impliquaient pas, sauf dans le cas des trois pays de l’Axe, l’Allemagne hitlérienne, l’Italie fasciste et le Japon militariste, un refus sui-generis des principes du Droit international. Jusqu’à la fin des années 1990 on était dans une logique d’accommodements partiels avec les principes du Droit international, mais pas dans la logique de démantèlement que l’on connaît aujourd’hui et à laquelle l’idéologie de l’humanitaire a grandement contribué. Il ne faut donc pas opposer une période des relations internationales qui aurait été caractérisée par le respect total des règles du Droit à une nouvelle période où celui-ci serait totalement absent. Mais on doit souligner qu’au-delà de l’aggravation des remises en cause des ruptures du Droit international nous sommes entrés dans une période caractérisée par une nouvelle logique. Or, il importe de se souvenir qu’il ne saurait y avoir de relations internationales stables sans principes de Droit.

C’est donc en cela que ce qui se profile peut appeler une « guerre froide », même si elle n’est pas identique à celle qui exista de 1945 à 1989. Le discours des Etats-Unis et de leurs alliés à l’occasion de la guerre d’Ossétie du Sud nous a renvoyé aux principes de la « guerre froide » telles qu’ils furent symétriquement pensés par McCarthy aux Etats-Unis et Andrey Jdanov en URSS.

Il est donc clair que l’on a assisté, dès l’été 2008, à un tournant des relations internationales. Ce tournant est devenu une évidence avec les événements d’Ukraine, la politique des sanctions conduites par les Etats-Unis et l’Union européenne contre la Russie, et de manière plus générale la désignation de la Russie comme « adversaire » par ces pays. En retour, ceci a poussé la Russie à rechercher une alliance de plus en plus étroite avec la Chine, mais aussi avec l’Inde et d’autres pays. Cela implique que nous sommes, à nouveau, dans un monde dangereux. La seule manière de trouver une issue à cette situation sera d’œuvrer pour la reconstruction d’un droit international servant de règle pour tous.

Jacques Sapir | 21 août 2015

(1) Sapir J., Le Nouveau XXIe Siècle, le Seuil, Paris, 2008.

(2) Voir: Statement by President of Russia Dmitry Medvedev
http://www.kremlin.ru/eng/text/speeches/2008/08/26/1543_type82912_205752.shtml
(3) J. Nixey, « Intellectual dishonesty and the culpability of all »,http://en.rian.ru/analysis/20080814/116042001/html
(4) P. Dutkiewicz, « How Russia Clobbered Georgia and Lost the War »,http://en.rian.ru/analysis/20080827/116321765.html

(5) Voir L. Vinatier, « La Russie, une puissance post-impériale: le conflit géorgien vu de Moscou », Institut Thomas More, Tribune n°20, septembre 2008, Bruxelles. Téléchargeable sur http://www.institut-thomas-more.org
(6) On appelle « morale instrumentalisée » tout discours qui prétend remplacer les catégories politiques par des catégories morales tout en n’appliquant le principe de l’indignation morale que de manière sélective et instrumentale et en se refusant de se reconnaître pour ce qu’il est: un discours politique de combat.

(7) On rappellera ici les affirmations américaines devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies sur la détention par le régime de Saddam Hussein d’armes de destruction massive qui ont été démenties par le responsable même de la mission d’inspection, Scott Ritter, S. Ritter et W. R. Pitt, Guerre à l’Irak. Ce que l’équipe Bush ne dit pas, Paris, Le Serpent à Plumes, 2003, la manipulation de la psychose de l’Anthrax à la suite des attentats du 11 septembre 2001, ou encore la déformation de certains faits dans le cas du Kosovo. Pour ce qui concerne la « Psychose de l’Anthrax », le suicide début 2008 d’un chercheur américain de Fort Myers a confirmé la thèse reconnue rapidement que les souches venaient bien d’un laboratoire militaire américain. Voir « FBI and CIA suspect domestic extremists », Washington Post, 21 octobre 2001 et Anthrax in America — A Chronology and Analysis of the Fall 2001 Attacks, Washington, D.C., Center for Counterproliferation Research, DoD et National Defence University, novembre 2002. Pour une analyse de tous ces points, J. Sapir, Le Nouveau XXIe Siècle, op.cit, chap. 4.

(8) Voir Parry R., « MH-17 Case Slips into Propaganda Fog » 7 juillet 2015, https://consortiumnews.com/2015/07/09/mh-17-case-slips-into-propaganda-fog/
(9) Gunnar U., « Who is the West’s Lead MH17 Investigator? », New Eastern Outlook, 8 août 2015, http://journal-neo.org/2015/08/17/who-is-the-wests-lead-mh17-investigator/

Voir: La guerre d’Ossétie de 2008 et les événements d’Ukraine (Partie 1)

La guerre d’Ossétie de 2008 et les événements d’Ukraine (Partie 2)

Source : http://fr.sputniknews.com/points_de_vue/20150821/1017699781.html#ixzz3jWedpl3L