Par Slobodan Despot | ANTIPRESSE N° 64

La question est évidemment ironique. L’outil mis en place par Le Monde a rapidement indexé (c’est le cas de le dire) un territoire vaste et bigarré où pullulent les énergumènes, les paranoïaques et les mythomanes, mais où vivent aussi paisiblement — disons plutôt vivaient jusqu’ici — des tribus de penseurs et des chercheurs d’une haute probité dont les informations n’avaient qu’un seul défaut: celui de ne pas correspondre à la vision du monde univoque du Monde, mètre étalon de la pensée unique française. Traduit en langage technologique: ils ont le tort d’accrocher les fureteurs à mots clefs «chauds» et à sources douteuses du logiciel en question. La mise en place d’une «intelligence artificielle» pour traquer la pensée déviante ajoute un vernis d’«objectivité» impersonnelle et mécanique à ce qui n’est, fondamentalement, qu’une opération assez grossière de gleichschaltung (alignement) médiatique, du reste identifiée comme telle jusque dans les rangs des confrères.

Il n’est pas d’intelligence artificielle. Il n’existe que de l’intelligence humaine prolongée par des robots qui accomplissent ce que cette intelligence leur a ordonné de faire. On aurait pu apprendre aux inquisiteurs mécaniques de Decodex à distinguer le deuxième degré et l’antiphrase. Mais c’eût été long, compliqué et coûteux. On n’avait pas besoin d’aller aussi loin. Le but était de contenir rapidement une sédition qui se propageait comme un feu de brousse, or en de tels cas on ne fait pas de détails. On arrose bien au-delà de la limite des flammes. C’est le mot d’ordre classique des nettoyeurs d’urgence: «Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens».

Le Monde ne représente pas, c’est le moins qu’on puisse dire, un parangon de vertu journalistique. Il y a 14 ans déjà, l’immense enquête de Pierre Péan et Philippe Cohen sur La Face cachée du Monde illustrait le profond fossé existant entre les pratiques de ce journal et les règles élémentaires de la déontologie journalistique — voire de l’honnêteté intellectuelle pure et simple. Cela ne s’est pas arrangé depuis. Dès la guerre en ex-Yougoslavie, j’ai collecté une documentation ahurissante sur ses mensonges et ses partis pris. J’avais même eu la folie d’écrire à son rédacteur en chef pour relever une erreur de fait objective, aisément vérifiable dans les encyclopédies. Il m’avait répondu par une caricature de Plantu, me disant en résumé: «allez vous faire foutre, Balkaneux enragé».

Inutile de relever l’effondrement éthique et informationnel du même journal dans les récents conflits du Proche-Orient, qu’il a «couverts»… d’un voile de camouflage imprimé de motifs néocons. Si, par exemple, le parti pris massivement pro-djihadiste des médias occidentaux dans la tragédie d’Alep a été remis en question par certains journalistes et commentateurs français, ces voix-là ne sortaient pas des colonnes du Monde.

Aussi, lorsque cette officine d’influence financée à coups de dizaines de millions par l’État français a annoncé la mise en place de son «outil de vérification», je ne pouvais que sourire. Le Monde traquant la désinformation, c’est comme si le cartel de Medellín se mettait à dénoncer les dealers de coin de rue.

Puis, des amis préoccupés m’ont signalé que notre «Main courante» sur l’internet, log.antipresse.net, avait été barré de rouge dans la classification simplette du Decodex. Si France-Dimanche est classé vert, le label rouge Decodex ne pouvait être qu’une marque d’excellence.

Quelle meilleure réfutation pour cette entreprise de censure que sa propre idiotie?

Mais ensuite j’ai lu l’excellente série d’articles qu’Olivier Berruyer a consacrée au Decodex sur son site, les-crises.fr, l’un des plus intelligents blogs français, évidemment classé dans la zone orange — juste au bord du gouffre rougeoyant. Malgré un soutien considérable des lecteurs et de certains noms illustres du débat public français, Berruyer a décidé d’ajouter l’action en justice à sa réfutation intellectuelle de cet Index librorum prohibitorum des temps modernes. La motivation de son appel aux dons pour le procès à venir donne à réfléchir:

«Bien sûr, dans l’absolu, je me fous totalement de mon classement Rouge ou Orange dans la liste maccarthyste du Monde. Mais le petit détail, c’est que mon blog n’est pas anonyme, je suis totalement et personnellement associé à lui. Et quand le Monde vous décerne un brevet de d’individu non fiable, votre vie change radicalement du jour au lendemain.»

Eh oui: tout ridicule qu’il soit, Le Monde est la voix même de l’officialité française. Quoi qu’il vaille, ses dénonciations ont un impact sur votre vie réelle. C’est comme d’être cité, jadis, dans la Pravda de Moscou: que vous soyez innocent et eux dépravés ne change rien au fait qu’ils tiennent le couteau par le manche.

Aussi ai-je estimé utile de livrer ici une mise au point. D’abord sur la manière dont notre propre site a été classé rouge, et ensuite sur ce que représente réellement, à mes yeux, le Decodex du Monde.

Marqués au fer rouge!

Sur le moteur de vérification de Decodex, le log de l’Antipresse apparaît affublé d’une mise en garde menaçante: Ce site diffuse régulièrement de fausses informations ou des articles trompeurs. Restez vigilant et cherchez d’autres sources plus fiables. Si possible, remontez à l’origine de l’information.

A l’appui de ce jugement extrême, l’algorithme du Decodex cite seulement deux sources, dont l’une est sans rapport aucun avec le sujet:

1) Un article de L’Express fustigeant la «nébuleuse des sites de “vraie” information». L’Antipresse n’est citée nulle part dans cet inventaire!

2) Un article de la rubrique «désintox» de Libération (l’ancêtre «humain» du Decodex) sur «Le mythe de la “petite Syrienne qu’on sauve tout le temps”». Il s’agit en réalité, de la part de Libé, d’une tentative de défense de sa propre ligne de désinformation au sujet de la situation à Alep-Est.

Pour mémoire: nous avions épinglé une scène de sauvetage impliquant une seule et même enfant syrienne au bras de trois sauveteurs différents, ces fameux «Casques blancs» qui ont disparu comme par enchantement après la reprise de la ville par l’armée syrienne. Nous ne contestions pas la réalité de ce sauvetage, mais soulignions simplement que le bombardement de photos sous divers angles et avec divers protagonistes avait pour but de «démultiplier» virtuellement le drame.

Cette dénonciation de la manipulation a été assimilée à son tour à de la manipulation par les vigiles de Libé: le procédé est classique et grossier. Nous l’avions décortiqué, sources à l’appui, dans un post ultérieur: «La “désintox-réintox” de “Libé”». Relevant notamment tout ce que cette dispute sur une mise en scène photographique dissimulait au sujet du rôle des «Casques blancs» et du parti pris de la couverture médiatique de la guerre à Alep. La révélation des pratiques hideuses des «insurgés» après la prise du fameux quartier Est nous a donné amplement raison.

Résumons donc: Le Decodex nous a classés «rouge» sur la foi de deux articles de la grande presse, dont l’un ne nous mentionne nulle part, et dont l’autre est en soi un cas de propagande. Le label rouge décerné à Antipresse est allé au mauvais destinataire: c’est au moteur informatique du Decodex lui-même qu’il eût fallu l’adresser!

Il se peut (c’est même hautement probable) que l’algorithme se base dans son jugement sur d’autres recoupements: par exemple, le fait que nous citons souvent les plateformes russes RT.com et Sputnik, les ennemis jurés des «nouveaux médias» occidentaux, ou que nous donnons la parole à des «désinvités» sulfureux. Car le principe de base de l’algorithme Decodex est tout entier contenu dans Le Loup et l’Agneau de La Fontaine:

Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

Je n’en ai point. — C’est donc quelqu’un des tiens…

Mais les «preuves» de cet ordre ne sont pas mentionnées dans la sentence.

Un signe avant-coureur?

Selon son chef de projet, le Decodex — moteur de recherche et extension pour navigateur — aurait été ficelé avec seulement 50 à 60’000 euros puisés dans le fonds Google. Cette somme et son origine sont hautement intéressantes.

On se rappellera que le «fonds Google» consiste en un don forfaitaire de 60 millions consenti par le géant de la Silicon Valley à François Hollande en 2013 en échange de l’abandon de la requête des éditeurs de presse français en vue d’un versement de droits d’auteurs («droits voisins») liés à l’exploitation de leurs contenus par le moteur de recherche.

Ce don, qui relève du bakchich au vu du chiffre d’affaires de Google, était toutefois assorti d’un «accord commercial» censé permettre aux éditeurs «d’utiliser les plateformes du moteur de recherche à “des conditions attractives”».

Un millième seulement de cette petite monnaie aurait donc été investi dans le développement du Decodex. Pour quiconque connaît tant soit peu les conditions du développement sur internet, c’est une plaisanterie. 60’000 euros pour un site de cette importance, c’est tout juste le prix de de la carrosserie. Mais qu’en est-il du moteur sous le capot? Les algorithmes requis pour «processer» une telle masse de documents et les catégoriser, fût-ce très sommairement, demandent tout de même réflexion et de programmation.

De deux choses l’une, donc: soit le Monde a grossièrement menti sur le coût de sa solution; soit le cœur même du Decodex lui a été fourni «clefs en main» dans le cadre bénin de cet «accord commercial» qui libérait Google de toute redevance tout en lui donnant la possibilité de refaçonner le paysage médiatique français empêtré dans sa «conversion numérique».

Il existe de fait auprès de Google un département appelé News Lab, un «laboratoire de nouvelles» qui «collabore avec journalistes et entrepreneurs pour construire l’avenir des médias». La première des missions qu’il revendique s’intitule «Trust & Verification», autrement dit: Fiabilité et vérification — et se résume ainsi: «L’innovation technologique [lisez l’internet] a offert aux journalistes une facilité d’accès sans précédent à l’information. Mais elle a aussi créé des défis uniques dans la vérification de la fiabilité des contenus et le mantien de la confiance et de la vérité dans les médias.» Voilà, tel quel, le credo de base du «Ministère de la Vérité» instauré sous l’égide du Monde

Il suffit d’étudier un peu les profils des responsables de ce «labo» pour se rendre compte qu’on n’évolue plus du tout dans le monde de la presse, mais dans quelque chose de très différent. Il s’agit de gens jeunes, plus proches du logiciel que de la plume et plus versés dans le quantitatif et la forme que dans le qualitatif et le fond. Prenez par exemple Olivia Ma, la «cheffe des Partenariats» du Lab, autrement dit la personne qui aura probablement collaboré avec les Français pour la sous-traitance des algorithmes Google. Membre de la petite caste des contrôleurs du web, elle est notamment passée par la direction du fameux «Center for Public Integrity», financé par Soros, à l’origine des Panama Papers et autres «fuites» stratégiques organisées par le système d’influence U.S.

Au profil étrange de cette cyberjournaliste 2.0 ne pouvait correspondre, côté Monde, qu’un geek analogue, à savoir Samuel Laurent, le coordinateur du Decodex. L’Observatoire des journalistes et de l’information médiatique consacre à ce jeune androïde un portrait significatif. La prétention à l’objectivité factuelle, chez cet «automate de la pensée algorithmique» se double d’une morgue et d’un simplisme intellectuel préoccupants, exprimés sur les réseaux par un langage d’adolescent.

« Ainsi il sera fréquent de le voir qualifier le moindre de ses contradicteurs (non-journaliste, cela va sans dire) d’être un « relou », un « troll » et par voie de conséquence d’être ostracisé de son univers virtuel sans aspérités. Samuel Laurent a en effet tendance à « bloquer » toute personne qui émettrait une critique un tant soit peu radicale à l’encontre de son travail et de ses partis pris. Dans sa simulation du réel augmenté 2.0, nul doute que le grand amateur de chiffres, de courbes et de vérités mathématiques réconfortantes n’a guère de temps pour se consacrer à l’analyse.» (OJIM)

Comme chez les «désintoxicateurs» de Libé, on est frappé par l’insensibilité, l’aliénation à proprement parler, de ces nouveaux «journalistes» face à tout échange d’arguments respectueux et cultivé.

Tant par sa conception que par son personnel ou son organigramme, le Decodex se situe en marge du travail et de la mission d’un journal, fût-il normatif comme Le Monde. Sa création ne résulte pas d’un développement rédactionnel, mais d’un projet stratégique remontant à la direction où siègent Alain Minc et autres globalistes. Il est grossier, hypocrite, stupide et encourage à la stupidité. Du même coup, son échelle de valeurs a rapidement été renversée dans l’opinion, le «rouge» devenant soudain «in» par rapport au «vert» ringard à la France-Dimanche.

La dérision ne signifie pas pour autant que le danger est écarté. Sa mise en place témoigne d’une intégration poussée des systèmes non d’information, mais de contrôle de l’information, intégration officialisée dans le cas de la France (on ne l’avait pas saisi sur l’heure) par l’accord léonin avec Google en 2013.

Avec l’approche de la présidentielle française, d’une importance stratégique pour le monde occidental, on va voir que le Decodex n’était que la première hirondelle d’une invasion autrement plus massive. L’Index du Monde n’est en effet qu’un jouet — et probablement une version alpha ou bêta déguisée — en regard du prochain projet du News Lab de Google, qui s’avance cette fois-ci à visage découvert. Avec l’arrivée en France du projet CrossCheck, le contrôle de l’information va prendre une toute autre allure. 17 instances sont déjà «partenaires» de cet outil de catalogage par indexation et contextualisation: l’AFP, BuzzFeed News, France Médias Monde (via les Observateurs de France 24), France Télévisions, Global Voices, Libération, La Provence, Les Echos, La Voix du Nord, Le Monde, Nice-Matin, Ouest-France, Rue89 Bordeaux, Rue89Lyon, Rue89 Strasbourg, Storyful et StreetPress. Non content de se déployer en essaim, on peut parier que le programme de Trust & Verification de Google aura gagné en précision et en exhaustivité.

Certains médias de grand chemin ont de toute évidence décidé de transformer leur faillite éthique et professionnelle en victoire politique. Ils le réalisent au travers d’une conversion à ciel ouvert en outils d’influence et de contrôle. Et là, l’effet de masse compensera sans doute, en partie, les lacunes de qualité et de conception du projet. Des mensonges grossiers répercutés par 100 androïdes alignés passeront plus aisément pour de la vérité que des évidences écrites par des humains isolés.

Ils ont au moins raison sur un point: oui, la vérité dans l’information est un enjeu essentiel de notre temps. Mais ce n’est pas chez eux qu’on la trouvera. La notion même de vérité, dans ce monde-là, n’est qu’un algorithme de plus.

Slobodan Despot | 19.2.2017 |ANTIPRESSE N° 64 |

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Source: Antipresse