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Par Slobodan Despot

Texte de la conférence donnée à l’Académie d’été des jeunesses démocrates-chrétiens du canton de Fribourg, Gruyères, le 10 septembre 2016.

J’ai pour habitude d’improviser mes conférences à partir de quelques notes prises dans un carnet. Il ne s’agit pas seulement de désinvolture ou de précipitation. C’est surtout qu’à mes yeux, une conférence n’est pas un cours ex cathedra mais un échange vivant de personne à personne (même quand le public est nombreux). L’intérêt d’un tel échange ne réside pas dans les matières qu’on a accumulées et digérées afin de les restituer pour l’occasion, mais dans ce qu’on livre spontanément de sa culture et de sa vision du monde. Un témoin sincère ne prépare pas — ou pas trop — son témoignage.

Mais la gravité du sujet qu’on m’a proposé d’aborder, et la qualité particulière de l’audience à qui je m’adresse, m’ont cette fois-ci contraint à choisir et peser mes mots. Le mieux est donc de commencer par une blague.

Trois explorateurs européens, un Allemand, un Anglais et un Polonais, sont allés étudier les éléphants en Afrique. Au terme de leur séjour, l’Allemand a publié un traité de psychologie : Prolégomènes à une théorie de l’âme des éléphants, l’Anglais un mémo sur le commerce de l’ivoire, et le Polonais, lui, a torché un vigoureux pamphlet politique intitulé L’éléphant et la question polonaise!

Il y a quelque chose de « polonais » et de hautement révélateur dans le sujet même qui nous réunit. Quel est le rôle de la Suisse dans une Europe instable ? Le fait même de se poser la question apporte déjà des éléments de réponse.

J’imagine mal en effet les Portugais politiquement engagés s’interroger sur le rôle de leur pays dans une Europe instable. Ou les Irlandais. Ou les Danois. Les Polonais, certes, s’en préoccupent nuit et jour. Les Allemands sont tellement centraux dans cette Europe, tellement prépondérants, qu’ils inverseraient la proposition sans y voir malice : «L’impact d’une Europe instable sur l’Allemagne ». Les Anglais… Eh bien les Anglais viennent de nous faire part de leur point de vue. Brexit! Fidèles à leur bonne vieille tradition, nos amis insulaires sont de la partie tant qu’on s’amuse, mais ils ont un art consommé de filer à l’anglaise quand il s’agit de payer l’addition.

Bref, et blague à part : il n’y a que les Suisses à s’interroger sur le rôle particulier de leur petit pays dans le chaos continental. Avant même qu’on tente d’y répondre, cette question nous en dit long sur ceux qui se la posent.

Elle traduit d’abord ce réflexe samaritain que les Suisses semblent avoir chevillé au corps. « Que pouvons-nous faire ? » Henry Dunant, témoin d’une bataille qui ne le concernait pas a priori, la bataille de Solférino, en a tiré un récit profondément bouleversant et humain qui est en quelque sorte le mythe fondateur de la Croix-Rouge comme la Case de l’Oncle Tom est l’épopée de la libération des Noirs d’Amérique. Les Suisses, ayant réussi à s’extraire des grands conflits européens, en sont devenus les observateurs et les infirmiers, une vocation où entre sans doute une pointe de culpabilité en raison de leur relative bonne fortune.

Cette question véhicule ensuite une appréciation de la situation qu’on pourrait préciser, car elle va influencer grandement la réponse. Quand on parle d’instabilité, pense-t-on à l’Europe actuelle, celle où nous vivons aujourd’hui, à un devenir probable du continent, ou encore à sa condition historique ordinaire entrecoupée de très brèves périodes de stabilité imposée d’en haut ? La seule chose de stable en Europe, n’est-ce pas justement son instabilité ?

Enfin, et c’est le principal, la question que vous vous posez trahit de votre part une conscience très ferme de l’identité particulière et de la mission particulière de la Suisse. Quel autre pays de huit millions d’âmes débat-il sérieusement de son rôle spécifique dans un continent de 600 millions ? En France, dans ce pays qui fonde l’Europe dans son idée même, et qui reste la troisième puissance nucléaire dans le monde, la question du rôle de la France dans l’Europe est de plus en plus abandonnée aux bons soins des seuls milieux souverainistes de droite ou de gauche, allant du Front national à M. Mélanchon, en passant par Jean-Pierre Chevènement.

De fait, un petit pays, et même un grand pays membre de l’Union européenne n’est plus vraiment en position de s’interroger sur sa mission au sein du continent. Ce n’est pas seulement qu’il n’en a pas les moyens. C’est surtout qu’il n’en a pas l’humeur. Les élites gouvernantes sont en général intégrées au système bruxellois, qui définit une suprasociété, selon les termes d’Alexandre Zinoviev, autrement dit une caste. Une caste dont les loyautés, les intérêts et les réseaux sont transnationaux et supranationaux. Cette caste n’a même plus l’idée de s’interroger sur une destinée nationale. Cette notion pour elle n’a aucun sens. Et en dessous d’elle, dans chaque pays ou presque, s’agitent des partis et des mouvements nationaux et eurosceptiques, plus ou moins radicaux, mais qui ont pour dénominateur commun de ne pas avoir les moyens de leurs idées. Ils peuvent débattre du rôle et de la politique de leur pays tant qu’ils veulent, cela revient à souffler dans les voiles du bateau pour le faire dévier quand on n’a pas accès à la barre.

Pour résumer ce préambule, nous pouvons dire que les Suisses qui se posent la question que vous vous posez posent en même temps, et en premier lieu, leur pays en tant que sujet souverain et agissant face au reste du continent. Je parle bien du continent tout entier, jusqu’à l’Oural et au Bosphore, et non de l’Union de Bruxelles qui aime tirer la couverture à soi en se faisant appeler abusivement « l’Europe ».

Cette explication de texte un peu minutieuse nous permet tout de même d’entrer dans le vif du sujet avec un regard frais et assez désaxé. Vous êtes-vous demandés combien de pays, dans l’Europe actuelle, pourraient se poser votre question sans irréalisme et sans prétention ? Je n’en compte pour ma part que deux :

1) La Suisse, comme on l’a vu.

2) La Russie, dont la souveraineté n’est entravée par aucune alliance contraignante d’ordre diplomatique ou militaire.

On pourrait me citer le Royaume-Uni, mais ce serait oublier que sa sortie votée mais non encore accomplie de l’UE n’implique pas la sortie de l’OTAN, qui rend la Grande-Bretagne militairement dépendante des États-Unis.

On pourrait citer également l’Allemagne, dont la déclaration d’amour soudaine à l’égard des migrants, l’an dernier, a court-circuité tous les processus de concertation européens et conduit à l’apparition d’une première fracture sérieuse dans l’Union avec le groupe de Višegrad. Et je ne parle même pas du rôle personnel joué par Mme Merkel dans le vote historique des Britanniques ou le basculement de l’Autriche. Lorsque l’Allemagne joue sa carte propre, c’est tout l’édifice européen qui vacille. Et lorsque ces vacillements provoquent des vagues d’orage, la même Allemagne se retranche derrière la discipline européenne. Il en va de même dans les zigzags de sa politique russe. Les intérêts nationaux de l’Allemagne, tant économiques que politiques et culturels, la font pencher vers l’alliance russe qui correspond à une tradition historique et à une logique géographique. Ses engagements supranationaux, liés à ses intégrations politiques et militaires, l’obligent en revanche à dénoncer cette alliance, souvent à son propre détriment. Les figures de l’ancien chancelier Schröder, ami de Vladimir Poutine et président du gazoduc North Stream, et de l’actuelle chancelière Mme Merkel incarnent les deux points extrêmes de ce balancier, encore qu’Angela Merkel est tout sauf entière et cohérente sur ce chapitre.

Si nous parlons d’Europe instable au présent, cette schizophrénie entre les intérêts nationaux et les engagements supranationaux des différents États en est l’une des causes principales. Nous avons vécu ces dernières décennies trois grandes crises qui ont ébranlé le continent et dans les trois cas, l’UE et ses membres ont été ligotés par cette fracture. Mais la Suisse a-t-elle fait mieux ?

Prenons pour exemple la crise ukrainienne. La politique de Bruxelles, c’est-à-dire de MM. Juncker et Barroso et de Mme Ashton, a consisté dès les premiers troubles en novembre 2013 à favoriser le renversement du gouvernement légitime de M. Yanoukovitch et, par la suite, à encourager le jusqu’au-boutisme du nouveau régime issu de l’Euromaïdan dans ses velléités les plus belliqueuses à l’encontre des régions rebelles. Dans le même temps, les missions composées de ministres d’États nationaux, comme celle du 20 février 2014 dépêchée par l’Allemagne, la France et la Pologne, ont tenté de maintenir le dialogue. Cela n’a pas empêché le camp jusqu’au-boutiste de l’emporter puisque les positions de Bruxelles, en l’occurrence, correspondaient exactement aux projets des faucons de Washington. Par la suite, la gestion de cette région, le principal foyer de conflit en Europe, de la part de l’UE a été pour ainsi dire monopolisée par les faucons de Washington et de l’OTAN.

Cette politique qui est à l’origine du putsch de l’Euromaïdan a transformé le rêve européen des Ukrainiens en un cauchemar quasi burlesque. Il ne reste à Kiev qu’un État fantoche dont les principaux oligarques se planquent à l’étranger, un gouvernement soumis au chantage de ses alliés néonazis, une économie exsangue et une armée en proie aux désertions de masse. Un désastre, en somme, provoqué et étroitement encadré par les Américains et que personne en Europe ne peut ni ne veut éponger. La promesse d’une levée des visas pour les Ukrainiens est du reste demeurée lettre morte.

La gestion de cette crise majeure des années 2015 recopie point par point la feuille de route euroaméricaine de la précédente grande crise, celle de l’éclatement yougoslave survenu un quart de siècle plus tôt. On voit les mêmes protagonistes verser l’huile sur le feu, les mêmes favoriser les solutions les plus extrêmes et les plus iniques, et le tout enrobé de la même propagande de masse en direction des opinions européennes. Si l’Europe unie avait existé comme protagoniste actif de la scène internationale, elle n’aurait pas permis à l’Allemagne de retailler les Balkans selon ses rancœurs et ses intérêts, elle aurait bloqué les États-Unis dans leur mainmise sur le Kosovo et leur implantation militaire massive dans cette région sensible. Et, surtout, elle aurait intégré la Yougoslavie en un seul morceau comme elle avait encore la force de le faire au début des années 1990, plutôt que de laisser se créer dans le sud-est européen des micro-Etats invivables et agressifs les uns envers les autres. En fracturant les Balkans plutôt que de les intégrer, l’Union a entamé son processus de dissolution plus de vingt ans avant le Brexit et le groupe de Višegrad. Et en s’alignant sans broncher sur la politique de Washington, l’Union a accepté également et surtout d’essuyer les plâtres de l’impérialisme américain.

La crise des réfugiés en est l’illustration la plus flagrante. C’est la troisième grande crise à laquelle le continent fait face à notre époque. Je défie n’importe quel Européen de décrire honnêtement et lucidement son pays ou son continent dans dix ans. Si le flux migratoire, le terrorisme et l’islamisation ne font pas partie des paramètres de base, c’est qu’il se voile la face.

Ce n’est pas le lieu de revenir ici sur les origines de cette crise. Qu’il suffise d’observer que si les États-Unis n’avaient pas détruit l’Irak, s’ils n’avaient pas dissous son armée et jeté des milliers d’officiers dans la nature, s’ils n’avaient pas initié une politique d’assassinats par drones qui révoltent les populations, s’ils n’essayaient pas par tous les moyens de renverser le gouvernement syrien et de faire éclater ce pays le terrorisme islamique et le flux migratoire en provenance du Moyen-Orient ne seraient pas notre plus grand problème aujourd’hui. La crise du Moyen-Orient est une crise européenne par la force des choses. Elle nous a permis de comprendre entre autres que les États clefs de notre sécurité ou de notre insécurité et de notre destin pour les années à venir sont avant tout la Russie et la Turquie (qui, tant qu’elle occupe Byzance, est indiscutablement un pays d’Europe).

Et la Suisse là-dedans ?

Dans la crise yougoslave, elle a fait preuve d’un alignement indigne de ses traditions sur les positions allemandes et américaines. Elle a été en pointe, notamment, dans la reconnaissance de la souveraineté extorquée du Kosovo, qui a plongé le droit international dans un cul-de-sac insurmontable. Il est évident aujourd’hui qu’une moitié des pays du monde ne reconnaîtront pas cet État mort-né. Et que l’autre moitié, celle dans le camp américain, ne reviendront pas non plus sur leur reconnaissance. Sachant que cette question divise jusqu’aux Etats-membres de l’UE, on voit qu’on n’est pas sorti de l’auberge.

Dans la crise ukrainienne, la Suisse a été ambiguë. Elle a insulté inutilement la Russie en interdisant la venue du président de la Douma pour le bicentenaire des relations diplomatiques. Ce alors même que la Russie, en 1815, a été la garante de la souveraineté helvétique. Elle a suivi sans les appliquer vraiment les sanctions occidentales. Mais elle a aussi, grâce au calme et à l’habileté de M. Burkhalter, à l’époque président de l’OSCE, pu jouer un rôle de conciliation et d’apaisement.

Dans l’affaire moyen-orientale, enfin, la Suisse s’est encore signalée par son suivisme. Elle s’est contentée de soutenir et de financer sans réel effet l’opposition syrienne, donc la déstabilisation d’un État internationalement reconnu. Cet alignement sur les positions des néocons l’empêche aujourd’hui de reconnaître cette équation très simple : la déstabilisation de la Syrie, c’est la stabilisation de l’État Islamique.

En résumé, à quelques nuances près, la Suisse s’est comportée, dans les affaires européennes de ce dernier quart de siècle, comme un bon soldat du bloc OTAN/UE, à l’exception de l’engagement armé. C’est une atteinte indiscutable à son principe de neutralité et à sa souveraineté. Dans ce contexte, parler du rôle de la Suisse est excessif. On peut tout juste décrire la place que d’autres lui ont assignée.

Mais cela même, dans le fond, n’est pas trop grave. Pour maintenir sa souveraineté, un petit pays doit forcément louvoyer et se plier aux vents dominants. Il n’est qu’à se souvenir de la Deuxième Guerre mondiale. L’important est que ces louvoiements, qu’on espère temporaires, ne contribuent pas à déséquilibrer durablement l’équilibre des puissances sur le continent. Et qu’ils ne mettent pas en danger les subtils mécanismes de régulation internes de la Suisse.

Si, donc, nous voulons continuer, l’année prochaine et à l’avenir, de parler du rôle de la Suisse dans le monde, et non seulement de la place qu’on lui accorde, il y a lieu de faire quelques ajustements.

En tout premier lieu, il faut toujours se rappeler que la Confédération, dès ses origines mêmes, se fonde sur une idée de liberté concrète et réelle, la liberté des communautés à taille humaine.

Or la liberté implique le choix et le choix implique la diversité. Sans diversité, pas de choix et sans choix, pas de liberté. Si la Suisse fondait sa souveraineté dans un ensemble supranational, la diversité du continent subirait un sérieux coup.

Mais pour maintenir la souveraineté, une indépendance théorique et diplomatique ne suffit pas. Il faut aussi sauvegarder le fonctionnement réel de ses institutions uniques au monde. La reprise quasi-automatique du droit européen met ce fonctionnement en péril. Dernier exemple en date : la psychiatrisation des détenteurs d’armes. Cette rodomontade « antiterroriste » des ministres européens, transposée dans ce pays de citoyens-soldats, se traduit par une gifle humiliante et absurde.

La mission de la Suisse par rapport à l’UE et au reste du continent est non de donner des leçons, mais de maintenir le modèle d’une alternative politique.

Comme alternative à la soumission économique aux USA à travers le TAFTA ou le TTIP, elle pourrait être en mesure de revigorer l’AIELE en y faisant revenir les Britanniques.

Comme alternative au déficit démocratique criant de l’Europe soumise au diktat de sa « commission », la Suisse doit protéger ses instruments de régulation éprouvés : subsidiarité, décentralisation réelle et démocratie directe.

Comme alternative à l’alternance stérile majorité-opposition, la Suisse doit expliquer les avantages de son système de gouvernement par consensus. Sans en dissimuler les faiblesses, toutefois.

En un mot : le meilleur service que la Suisse puisse rendre à l’Europe déstabilisée, c’est de rester elle-même !

Slobodan Despot | ANTIPRESSE N° 41 | 11.9.2016

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