Par Slobodan Despot

Publié dans l’Antipresse.net N° 103 du 19/11/2017

Le 11 novembre dernier, à quelques mois du vote sur l’abolition du service public en Suisse, l’Association des Anciens étudiants du Lycée-Collège de St-Maurice organisait un débat de haut vol sur le thème «Vérité et mensonges dans l’information». Hautement instructif!

La matinée était modérée par Guy Mettan (Notre désinvité d’Antipresse n° 6), journaliste et homme politique, président du Club suisse de la presse. Autour de lui, Gaétan Vannay, grand reporter international pour la RTS et journaliste indépendant, Daniel Warner, politologue et ancien représentant du Parti démocrate américain en Suisse, et Roger de Weck, journaliste et ancien président de la SSR (le service public suisse).

Gaétan Vannay fut interpellé en son temps pour son rôle de journaliste «embedded» parmi les milices opposées au gouvernement Assad au début de la guerre en Syrie. Assumant le risque de se faire le porte-parole d’un camp en présence, il a expliqué ses raisons de se prêter à ce jeu et les garanties d’impartialité qu’il a estimé pouvoir fournir. «Les faits, les faits, rien que les faits», a-t-il répété et illustré. On aurait aimé davantage de recul sur faits, ayant en vue que le slogan «les faits sont têtus» nous vient du camarade Lénine, probablement le plus grand bâtisseur de fausses réalités de toute l’histoire. Par exemple sur la fonction des mouvements d’opposition dans le contexte (aujourd’hui avéré) d’une guerre internationale contre la Syrie (et non simplement civile). On est un peu resté sur notre faim.

Le chaleureux Daniel Warner, lui, a abordé le sujet de la journée d’un point de vue rigoureusement opposé. Non la sèche objectivité des faits (auxquels on peut faire dire ce qu’on veut), mais l’autorité personnelle et morale du journaliste en tant qu’«avoué», homme de confiance et médiateur de son public. L’exemple était magnifiquement choisi: le rôle et l’attitude du grand Walter Cronkite lorsqu’il eut la pénible tâche d’annoncer à l’Amérique la mort du président Kennedy en novembre 1963. Qui sont les autorités personnelles, les hommes de confiance dont nous disposons aujourd’hui, s’est demandé Warner. En y répondant implicitement: personne! Nous sommes entrés dans l’ère des systèmes, où la véracité des informations est moins une affaire d’intégrité et d’honnêteté personnelles que de bases de données et de logiciels.

Paradoxalement, cette «objectivisation» de l’information n’a nullement limité l’influence des faiseurs d’opinion, agences RP et autres lobbyistes. Le rappel d’une conférence programmatique de John Randin, dès les années 1990, qui implanta au centre du territoire les notions de perception management, de strategic influence et de information warriors — bref, d’une information intéressée, malléable et entièrement subordonnée aux puissances de l’argent — a rendu soudain le slogan «des faits, rien que des faits» étrangement naïf. Quoique, bien entendu, nécessaire.

Enfin, ce fut le tour de Roger de Weck, vieux routier du journalisme suisse et allemand, entre autres rédacteur en chef au Tages Anzeiger. Et là, certains dans salle ont commencé à se gratter la tête…

Nous sommes à quatre mois d’un vote historique en Suisse, portant sur l’initiative «No Billag» qui propose purement et simplement l’abolition du service public dans la Confédération. La conférence tout entière était marquée par cette échéance. En tant qu’ancien directeur de la SSR, M. de Weck fut écouté avec une attention extrême.

Avec sa froideur auguste et pondérée, M. de Weck aurait bien pu jouer l’inquisiteur dans une reconstitution historique. A St-Maurice, le 11 septembre, il jouait plutôt le ministre de l’information dans un flash-backsoviétique. Il a livré une vision étrangement simpliste de l’univers médiatique, en commençant par une découpe manichéenne du paysage américain sous Trump: d’un côté les agitateurs et les faussaires façon Fox News (donc les partisans de Trump), de l’autre les médias «sérieux» dont les têtes d’affiches n’étaient pas nommées, mais se sous-entendaient.

Faut-il avoir eu les yeux fermés ces derniers mois (indépendamment de son opinion sur le Donald) pour considérer comme «sérieuses» les usines à complots sensationnalistes et paranoïaques façon CNN qui n’ont toujours pas produit la moindre preuve de leur feuilleton de l’année: la «main russe» dans l’élection américaine. Sans parler de leur couverture outrancièrement partisane de l’élection elle-même et de leurs colossales erreurs de pronostic.

Imperturbable, M. de Weck a classé avec un dogmatisme de théologien le journalisme «sérieux» (et menacé) d’un côté, l’amateurisme des «non-professionnels» de l’autre, rejetant implicitement toute la galaxie des blogs et sites associatifs, quelquefois animés par des intellectuels de haut vol et d’un désintéressement total, dans la complotosphère.

Selon lui toujours, le travail des médias «professionnels» se distinguait a) par le sérieux des informations (face aux fake news de l’autre camp); b) la sobriété du ton face au pathos de l’autre camp; c) la reconnaissance de l’information comme une valeur en soi et non comme instrument d’influence ou de pouvoir. Le mauvais journalisme, lui, se signalait par la «personnalisation à outrance», le «manichéisme» de la vision morale et la «recherche de sensation».

Cet exercice de taxonomie était pour le moins risqué, mais M. de Weck ne semblait se rendre compte de rien, sinon de son bon droit. Il eût été facile de retourner un par un ces critères contre les médias de grand chemin par des exemples concrets et de leur substituer une liste de sites «amateurs» se distinguant justement par la fiabilité des informations, la modération du ton et la non-instrumentalisation des faits. Ou, tout simplement, de ressortir les «unes» des journaux «sérieux» comme les siens traitant, au hasard, de la crise yougoslave, ukrainienne ou syrienne, pour démontrer par l’exemple ou se logeaient réellement la personnalisation, le manichéisme et le sensationnalisme.

Aux questions qui lui étaient posées par des spectateurs éberlués ou sceptiques, il répondait avec une langue de bois rodée, on le sentait, par des centaines d’heures de réunions bureaucratiques.

Nous avions ainsi noté au cours de son exposé que M. de Weck semblait attribuer une pathologie du renfermement, de la peur et de la méfiance à une partie de la population suisse, séduite par des thèses «populistes». Il déplorait aussi que certains médias se soient ralliés à ces thèses par «appât du gain» (comme si les médias «corrects» étaient, eux, indifférents au profit!). Relevant cet ensemble de prises de position au ton paternaliste, nous avons réussi en fin de réunion à lui poser une question simple: en tant qu’ancien directeur de la SSR, estimait-il que le service public était investi d’une mission d’éducation du peuple en fonction de certaines idées, ou seulement d’information?

En d’autres termes: le service public est-il au service de toute la population des contribuables, ou seulement de ceux qui pensent et votent correctement?

L’ancien directeur du service public suisse s’est lancé dans une digression hautement subtile mais n’a pas répondu à notre question. Il faut espérer, pour l’avenir du service public suisse, que son successeur saura y répondre de manière brève et convaincante.

PS — L’association organisatrice a enregistré l’ensemble des débats. Nous ne savons ce qu’elle compte en faire, mais nous croyons hélas que la diffusion de l’exposé de M. de Weck constituerait un argument efficace pour les partisans de «No Billag». Hélas, car nous estimons qu’un pays dépourvu de service d’information public et impartial n’est rien de plus qu’une société anonyme. Or, avec de tels donneurs de leçons comme avocats, c’est ce qui risque d’arriver au service public suisse

Article publié dans l’ANTIPRESSE  N° 103 du 19/11/2017

Source: Antipresse.net