Je suis journaliste – le journalisme était mon métier – et j’ai toujours refusé toute aide étatique aux médias. Pourquoi ? Parce que, dès mes premiers pas dans une agence de presse j’ai vite compris, à mes dépens, qu’en journalisme comme en politique, il y a toujours un problème irrésolu avec la vérité. Raison pour laquelle je n’en ai pas fait un gagne-pain. Silvia Cattori
Votation populaire fédérale du 13 février 2022
L’acceptation du «paquet médiatique» permettrait à Tamedia, Ringier et CH-Media de profiter de plus de 50 millions de francs par an
Par Jimmy Sauter, K-Tipp
Paru le 12 janvier 2022 dans K-Tipp, n°1.
Davantage de liberté et de diversité d’opinion: c’est avec cette promesse que les éditeurs de journaux font campagne pour le Oui au «train de mesures en faveur des médias». Ils livrent pourtant toujours plus de bouillie uniforme. Ces dernières années, les trois plus grands éditeurs ont racheté de nombreux journaux et ont fusionné des rédactions.
Le 13 février, les citoyens se prononceront sur l’augmentation des subventions pour les médias privés – ledit «paquet médiatique». Selon la nouvelle loi, les journaux, les chaînes de radio et de télévision ainsi que les portails Internet recevraient 287 millions de francs par an, soit 151 millions de plus qu’actuellement. Le tout pendant au moins sept ans. Au total, ce sont donc 2 milliards qui seraient versés aux éditeurs privés pendant cette période. De l’argent que les citoyens paient par le biais des impôts et des taxes Serafe [organe de perception de la redevance de radiotélévision].
Avec 120 des 287 millions de francs au total, il est prévu de réduire les frais de la distribution des journaux par la Poste. Aujourd’hui, la Confédération verse 50 millions à la Poste pour l’aide indirecte à la presse. La Confédération ne précise pas encore comment les fonds supplémentaires seront répartis.
Les calculs de K-Tipp, basés sur les chiffres de l’Office fédéral de la communication, montrent que la grande maison d’édition Tamedia, qui publie actuellement 22 journaux et magazines, profiterait de la loi à hauteur de 17,3 millions par an. Les frais de port du «Tages-Anzeiger» seraient à eux seuls subventionnés à hauteur de 2,7 millions. CH-Media, le numéro deux des maisons d’édition suisses, pourrait profiter chaque année de réductions de frais de port de 11,8 millions. Ses chaînes de télévision Tele-Bärn, Tele-M1, Tele-1 et TVO recevraient 18,8 millions, soit 4,8 millions de plus qu’aujourd’hui. Ringier obtiendrait des réductions de port de 3,4 millions, le NZZ de 2,5 millions. Dans une interview accordée au «Neue Zürcher Zeitung», le directeur de Ringier, Marc Walder, a estimé qu’environ 5 à 8 millions de francs seraient versés à Ringier par tous les canaux.
Les maisons d’édition font des bénéfices
Les trois grandes maisons d’édition n’auraient pas besoin de ces subventions. De 2011 à 2020, elles ont réalisé des bénéfices d’exploitation d’un total de 3,3 milliards avant impôts et amortissements (K-Tipp 13/2021). Les affaires du groupe Tamedia, qui s’appelle désormais TX Group, se portent même si bien que la direction a annoncé en décembre qu’elle verserait aux actionnaires un dividende spécial de 44,5 millions de francs pour chacun des exercices 2021, 2022 et 2023, en plus du dividende normal. Les petits éditeurs ont eux aussi presque tous réalisé des bénéfices au cours des dix dernières années.
Trois grandes maisons d’édition dominantes
Les grandes maisons d’édition sont devenues de plus en plus puissantes au cours des dernières années. Elles ont racheté de nombreux journaux, ont fusionné des rédactions et supprimé des postes. Tamedia possède aujourd’hui 15 quotidiens. Parmi eux figurent le «Basler Zeitung», le «Bund», le «Berner Zeitung», le «Landbote» de Winterthur, le «Thuner Tagblatt» et divers journaux romands (voir tableau ci-dessous). Il y a vingt ans, Tamedia ne possédait que le «Tages- Anzeiger» et des participations minoritaires dans le «Luzerner Zeitung» et le «Berner Zeitung».
CH-Media – la fusion des journaux régionaux du NZZ et des médias argoviens AZ – regroupe même 21 quotidiens sous un même toit. En 2001, le NZZ ne possédait que quatre quotidiens, et AZ-Medien trois. Ces dernières années, AZ-Medien a acheté le «Basellandschaftliche Zeitung», le «Solothurner Zeitung» et l’«Oltner Tagblatt». Le NZZ a acquis le «Luzerner Zeitung», le «Thurgauer Zeitung» et le «Wiler Zeitung».
Selon des études de l’Université de Zurich, Tamedia, CH-Media et Ringier détiennent une part de marché de 80% sur le marché de la presse.
Les chiffres de l’annuaire Qualité des médias 2021 de l’Université de Zurich le montrent: un article sur quatre est aujourd’hui publié dans plus d’un journal. Exemple: le 22 novembre 2021, une interview identique de Lukas Engelberger, président des directeurs cantonaux de la santé, sur le thème de la covid-19 a été publiée dans dix journaux Tamedia.
Le K-Tipp profiterait également de la loi sur les médias
L’acceptation du «train de mesures en faveur des médias» réduirait la distribution postale de K-Tipp de 8 centimes par exemplaire, et de 1,60 franc par an. La maison d’édition Konsumenteninfo, qui publie K-Tipp, recevrait en plus environ 600 000 francs de subventions de port par an pour tous les magazines de langue allemande et française. Il s’oppose néanmoins à la loi: les contribuables ne doivent pas avoir à payer les frais des journaux. Il estime en outre que l’indépendance des médias a tendance à être menacée par les subventions de l’Etat. (res)
Jimmy Sauter, K-Tipp
Source: K-Tipp n°1, 12 janvier 2022
Lire aussi:
L’uniformité plutôt que la diversité
Les anciens professeurs de recherche sur les médias de l’Université de Zurich, Heinz Bonfadelli et Werner A. Meier, ont dressé un bilan dans une analyse d’avril 2021: «Les lecteurs reçoivent dans presque tous les journaux les mêmes nouvelles sur la politique nationale ou internationale». Conclusion: au lieu de renforcer la diversité, on encourage l’uniformité.
Une déclaration du patron de Ringier, Marc Walder, rendue publique récemment par le «Nebelspalter», a montré de manière exemplaire ce qu’il en est de la diversité des opinions. Lors d’une manifestation organisée par la société suisse de management, on a demandé à Walder: «Selon vous, quel est le rôle des médias dans la pandémie?» Réponse: «Dans tous les pays où nous sommes actifs – et je serais heureux que cela reste dans ce cercle –, nous avons dit à mon initiative que nous voulions soutenir les gouvernements par notre couverture médiatique». Cela a également porté ses fruits sur le plan financier: pendant la pandémie, la Confédération a versé 98 millions aux entreprises de médias privées. La SSR a reçu en plus 100 millions de francs de fonds Serafe.
Source: K-Tipp n°1, 12 janvier 2022.
(Traduction «Point de vue Suisse»)
«Ce ne sont pas les faits qui sont décisifs …»
Par Jimmy Sauter et Marc Meschenmoser
Source: K-Tipp n°1, 12 janvier 2022
Un document stratégique de l’Association Médias Suisses montre comment convaincre les électeurs à accepter ce «paquet médiatique».
Environ 200 éditeurs, politiciens et membres des organisations de journalistes font partie du comité «La liberté d’expression», qui fait campagne pour un Oui au «train de mesures en faveur des médias» le 13 février. Leur montre le personnage de fable Guillaume Tell qui, à l’aide d’un journal, fait s’écrouler un mur portant l’inscription «Fake News»: «Celui qui veut des ‹faits› plutôt que des ‹fake news› dit Oui au paquet médiatique».
Mais ce sont justement les combattants autoproclamés des «fake news» qui ne se tiennent pas vraiment aux faits dans cette campagne de votation. C’est ce qu’a révélé un document interne des agences de publicité Farner et Rod, qui ont planifié la campagne pour le compte de l’Association Médias Suisses.
Le site de la branche «Klein Report» s’est penché sur ce document. On y lit: «Dans les débats politiques, ce ne sont pas les faits qui sont décisifs, mais le cadre d’interprétation intellectuel et émotionnel». La campagne ne veut donc pas parler de subventions aux maisons d’édition, mais «susciter un débat de fond sur les médias et ne répondre que de manière limitée aux arguments des opposants de ce paquet médiatique». Ces derniers soulignent que les grandes maisons d’édition sont très rentables. «Ce qui est bien plus important que de contre-argumenter avec précision, c’est de répéter continuellement nos messages clés», peut-on lire dans le document conceptuel des publicitaires.
Des «interviews orchestrées» sont prévues à cet effet. Les partisans de ces mesures veulent en outre commander pour 100 000 francs de sondages, lesquels doivent montrer que le soutien au référendum diminue. D’ici le jour de la votation, on prévoit de publier un «appel urgent» de la culture et du sport de masse, des «lettres ouvertes d’éditeurs de médias locaux» ainsi que des «lettres de lecteurs, des articles d’opinion, des témoignages et des déclarations vidéo».
La campagne veut atteindre une «présence dominante» avec des annonces et des moyens publicitaires sur Internet et doit «s’appuyer sur le centre politique». En outre, il s’agit de «mettre en place ou d’alimenter une organisation qui politise de manière crédible à l’extrême gauche».
Mobilisation des citadins
Le problème de la diminution de la diversité des médias concerne surtout les régions rurales. Mais la campagne pour le Oui veut en premier lieu inciter la population urbaine à voter: «Il faut mobiliser les villes et les cantons et agglomérations très peuplés», peut-on lire dans le document.
Stefan Wabel, directeur de l’Association des éditeurs de médias suisses, déclare à K-Tipp: «Nous travaillons bel et bien avec des faits. Ce document date d’une phase conceptuelle précoce des agences et ne correspond pas à la réalité. Nous ne plaçons pas d’interviews orchestrées dans les journaux». Le travail médiatique serait effectué dans le cadre d’une campagne de votation habituelle. «Les rédactions travaillent de manière complètement indépendante.»
Jimmy Sauter et Marc Meschenmoser
Source: K-Tipp n°1, 12 janvier 2022
Reproduction avec l’aimable autorisation de la rédaction.