Le président russe Vladimir Poutine rencontrant le Premier ministre indien Narendra Modi à Sotchi, en Russie. 2008


Les États-Unis ne peuvent pas s’aliéner l’Inde parce celle-ci a omis de condamner la Russie

La relation de New Delhi avec Moscou est complexe et va au-delà de ce que les États-Unis veulent en réponse à l’invasion de l’Ukraine.


Par Kate Sullivan de Estrada et Ameya Pratap Singh

Paru le 5 AVRIL 2022 sur Responsible Statecraft


La déception des États-Unis à l’égard de l’Inde ces dernières semaines est probablement à son plus haut niveau depuis mai 1998, lorsque le Premier ministre Atal Bihari Vajpayee, autorisa cinq essais nucléaires. New Delhi n’a pas réussi à prendre une position claire sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ni à dénoncer sans équivoque les actions russes, ni à condamner l’invasion lors du vote aux Nations unies.

Les Etats-Unis ont répondu par une série de manœuvres diplomatiques visant à faire évoluer la position de l’Inde. En réponse à des informations selon lesquelles l’Inde pourrait aller de l’avant avec une offre russe d’achat de pétrole brut à prix réduit et d’autres produits de base par le biais d’un mécanisme de paiement en roupies et en roubles, la secrétaire américaine au commerce, Gina Raimondo, a exhorté l’Inde à ne pas financer la guerre du président Poutine mais à « se tenir du bon côté de l’histoire ». Au fil de la crise, Washington a jugé les choix de New Delhi « bancals », « décevants » et « insatisfaisants ».

Les États-Unis et l’Inde sont déjà passés par là. Tout au long de la guerre froide, les administrations américaines successives ont mesuré la valeur et la légitimité de l’Inde en fonction de sa volonté de s’aligner contre les ennemis des États-Unis et les forces du communisme mondial. Le fait que l’Inde, une démocratie asiatique majeure, ait refusé de prendre parti représentait un défi majeur pour la vision binaire de l’ordre mondial qu’avaient les États-Unis : Washington ne pouvait pas s’arroger l’allégeance d’un pays dont les valeurs politiques étaient pourtant partagées. Aujourd’hui, comme à l’époque, New Delhi cherche à gérer ses relations cruciales avec les grandes puissances en dehors de la dynamique de la polarisation géopolitique au niveau du système. Cette disposition est à l’origine de la position actuelle de l’Inde sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Néanmoins, une explication privilégiée est que l’Inde a refusé de condamner Moscou en raison de sa dépendance à l’égard de la Russie en matière de fournitures de défense. C’est une logique discutable, comme l’a fait valoir Rohan Mukherjee, professeur adjoint à Yale-NUS, car New Delhi a diversifié ses importations d’armes au cours des deux dernières décennies, revoyant à la baisse sa dépendance à l’égard de la Russie, qui est passée de 88 % à 35 % entre 2002 et 2020. En octobre dernier, cette réduction a même servi de justification à une exemption indienne de la loi Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act pour l’achat du système de missiles sol-air S-400 de la Russie.

L’explication de la « dépendance à l’égard de la défense » est toutefois attrayante, car elle permet le changement (et les ventes d’armes). Mira Rapp-Hooper, directrice pour l’Indo-Pacifique au Conseil national de sécurité de la Maison Blanche, a proposé que la voie à suivre soit d’aider l’Inde à réduire sa dépendance de la Russie en matière de défense et de « lui présenter des options, afin qu’elle puisse continuer à assurer son autonomie stratégique ». Le tracé de cet arc correctif vers un avenir où l’Inde sera moins dépendante de Moscou pourrait sembler promettre une plus grande allégeance à Washington. Cependant, pour New Delhi, l’arc correctif est d’une autre nature : le renforcement des partenariats occidentaux en matière de défense offre la possibilité de s’attaquer aux préjugés perçus qui, aujourd’hui encore, limitent le transfert de technologies sensibles vers l’Inde, ou les fournissent sous réserve d’accords avec les utilisateurs finaux.

Les offres visant à éloigner davantage les chaînes d’approvisionnement indiennes de Moscou recevront un accueil chaleureux en Inde, mais elles n’offriront pas le niveau de fidélité souhaité et il est peu probable qu’elles entraînent un changement fondamental de la position de l’Inde. Pour l’avenir, il est important que Washington gère ses attentes à l’égard de New Delhi plutôt que de répéter les efforts infructueux visant à modeler les préférences de l’Inde.

Comme à l’époque de la guerre froide, l’Inde reste un élément central de la légitimité de la vision américaine de l’ordre. Alors que les États-Unis ont accéléré la concurrence mondiale avec la Chine et, plus largement, avec l’autocratie, l’Inde se présente – en théorie, mais moins en pratique – comme le rempart démocratique et la grande puissance prête à soutenir l’ordre international libéral aux côtés de l’Occident. Tant de choses dépendent de l’Inde en raison de son rôle de force de légitimation centrale dans la lutte idéologique entre les gardiens de l’ordre libéral et ses challengers autocratiques. Pourtant, comme l’a fait remarquer Deepa Ollapally, professeur d’affaires internationales à l’université George Washington, l’engagement de l’Inde envers l’ordre libéral international « reste à la fois instrumental et partiel. »

Certes, l’influence croissante de la Chine dans l’océan Indien depuis le début du millénaire et les affrontements à la frontière sino-indienne en 2020 ont suscité une convergence stratégique sans précédent entre l’Inde et les États-Unis. Le partage de renseignements sur la frontière sino-indienne et la multiplication des exercices militaires dans la région de l’océan Indien ont conduit les deux parties bien au-delà des niveaux de confort précédents. New Delhi a joué le jeu d’une vision de l’Indo-Pacifique dirigée par les États-Unis, en adoptant le Quad pour envoyer les bons signaux à ses partenaires démocratiques régionaux, mais en atténuant le statut du groupement en tant que quasi-alliance de sécurité.

Pourtant, comme le montre la crise ukrainienne, lorsque les jeux sont faits, Washington attend de ses partenaires qu’ils fassent des choix sans faille. L’Inde, pour sa part, reste réticente à assumer l’image d’ennemi des autres, qu’il s’agisse de la Russie ou même de la Chine. Lors de sa crise frontalière avec la Chine au milieu de l’année 2020, New Delhi a demandé à Washington de ne pas faire pression sur la Chine ou de ne pas lui faire honte publiquement en tant qu’agresseur, et a évité – en public du moins – de mettre en équation l’agression chinoise à la frontière sino-indienne avec les actions de Pékin dans le détroit de Taïwan ou en mer de Chine méridionale. La raison en est que l’Inde n’est pas disposée à intégrer les flux et reflux de sa relation avec la Chine dans la logique américaine de la concurrence entre grandes puissances. L’Inde pourrait bien ne pas résoudre son conflit frontalier de longue date avec la Chine à court terme. Pourtant, la Quadrilatérale et les autres partenariats occidentaux ne constituent qu’un aspect des efforts déployés pour contrer l’influence de la Chine dans la région. L’autre facette consiste à garder une porte ouverte au rapprochement.

Cette option semble d’autant plus importante aujourd’hui. Les inquiétudes indiennes concernant l’engagement des États-Unis dans la dynamique des conflits dans la région indo-pacifique sont renforcées : la rivalité avec la Russie constitue une sérieuse diversion. L’ancien secrétaire d’État indien aux affaires étrangères, Shyam Saran, a déclaré que ce serait un « scénario cauchemardesque » si l’aggravation de la menace russe entraînait un assouplissement de la position de Washington à l’égard de Pékin. Avec la possibilité d’une géométrie variable dans les relations des États-Unis avec d’autres grandes puissances, l’Inde garde elle aussi ses options ouvertes.

Pour les États-Unis, il est essentiel de travailler en collaboration avec une Inde qui soutient un ordre reconfiguré, multipolaire et fondé sur des règles. C’est également un avantage net global pour la paix et la sécurité mondiales. L’Inde peut être un partenaire qui soutient les règles et les normes fondamentales que les États-Unis et la plupart des autres États considèrent comme non négociables, mais qui ne peut pas être contraint à adhérer en bloc aux visions américaines de l’ordre.

Aux yeux de ses partenaires du monde entier, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Occident, New Delhi doit faire des choix crédibles et cohérents, notamment en mettant un nom sur l’invasion russe et en condamnant la dévastation, les déplacements et les pertes de vies en Ukraine. Mais pour les États-Unis, chercher à extraire ces choix via des choix binaires signifie un retour à une relation bilatérale de la pauvreté de la guerre froide et un risque de détachement et de désaffection à New Delhi. En fin de compte, la relation entre les États-Unis et l’Inde nécessitera une convergence des deux parties sur des idées partagées de l’ordre international et des moyens de gestion des conflits, et pas seulement le sparadrap d’un partenariat de défense plus profond.

Kate Sullivan de Estrada et Ameya Pratap Singh

Source: Responsible Statecraft

Traduction: Arrêt sur info