Il y a quinze jours seulement, la Croatie, pays membre de l’Union Européenne depuis juillet 2013, commémorait en grandes pompes, au centre de Zagreb, sa capitale, et face à une foule en liesse, le vingtième anniversaire de la tristement célèbre opération militaire « Tempête » : une offensive éclair, alors menée par le président Franjo Tudjman, antisémite notoire et nostalgique du fascisme oustachi (ces barbares dont la cruauté horrifiait jusqu’aux nazis : https://fr.wikipedia.org/wiki/Oustachis), qui expulsa en cinq jours à peine, entre les 1er et 5 août 1995, plus de 250.000 Serbes, auxquels il convient d’ajouter près de 10.000 morts, de la région de la Krajina.
De ce qui est considéré là comme le plus grand nettoyage ethnique lors de la guerre en ex-Yougoslavie, personne, à de rares exceptions près, dont ma modeste personne, ne s’en est véritablement ému. Au contraire : l’Union Européenne envoya, pour fêter dignement l’événement, quelques-uns de ses délégués les plus prestigieux, arguant même, au faîte d’un raisonnement fallacieux dont on ne sait si c’est l’infamie ou l’hypocrisie qu’il faut blâmer le plus, que cette guerre de reconquête territoriale, de la part de la Croatie, mit enfin un terme au conflit avec la Serbie et, partant, en Bosnie même. On appréciera le sophisme, doublé d’une patente mauvaise foi !
UNE ÉPURATION ETHNIQUE DE TYPE CULTUREL
Mais il y a peut-être pire encore, ces derniers jours, dans cette Croatie vis-à-vis de laquelle, malgré cette évidente indélicatesse compassionnelle, sinon de simple conscience, face aux nombreuses victimes (il est vrai que les Serbes, en ce manichéisme étriqué, furent toujours perçus, à l’instar de tout processus de diabolisation, comme, à l’inverse, des bourreaux), cette même Union Européenne, pourtant censée être la garante morale de ce sacro-saint principe universel qu’est celui des « droits de l’homme » à travers le monde civilisé, ne semble toujours trouver rien à redire : la Serbie redoute que la Croatie, vingt ans après les accords de paix conclus à Dayton et signés à Paris, n’abolisse sur tout son territoire, y compris dans ses vingt-trois municipalités pourtant encore habitées aujourd’hui, au niveau de la population globale, par un tiers de Serbes l’alphabet cyrillique.
L’éradication, sinon d’une langue, du moins d’un alphabet : une épuration ethnique, certes moins spectaculaire quoique plus sournoise, de type culturel (comme, du reste, au Kosovo, d’où les Serbes ont été chassés sans pitié là aussi, après l’intervention armée de l’OTAN en 1999, par les nouvelles autorités !
LA RENAISSANCE DU FASCISME OUSTACHI
Ainsi, face à ces vieux démons hantant obstinément la Croatie moderne, s’avère-t-il pour le moins consternant, sinon choquant, de voir à quel point certains de ses responsables politiques et autres représentants officiels peuvent encore s’enthousiasmer aujourd’hui, épris de la même et suspecte nostalgie pour le fascisme d’antan, en chantant à tue-tête, comme tout récemment dans la ville martyre de Vukovar (que les paramilitaires serbes et autres criminels de guerre mirent par ailleurs, dans les années quatre-vingt-dix, à feu et à sang), des hymnes, de sinistre mémoire, oustachis.
LES INTELLECTUELS : MAÎTRES PENSEURS OU PIÈTRES CENSEURS ?
Scandale, donc, au cœur de l’Europe, doublé, pour aggraver cet indigne cas, d’un silence assourdissant, y compris chez les intellectuels : ces maîtres penseurs qui, trop souvent, se sont révélés, au cours de leur histoire, de piètres censeurs.
D’où, urgente, nécessaire et légitime tout à la fois, cette question, plus actuelle que jamais au vu de l’obscurantisme idéologique, cette immonde bête noire tout autant que cette abjecte peste brune, déferlant, à nouveau, un peu partout dans le monde : quand donc l’Union Européenne, dont je n’ai pourtant moi-même cesse de vanter, à l’aube de sa fondation, l’idéal humaniste, osera-t-elle enfin condamner publiquement, comme elle le fit naguère à juste titre pour la Serbie, ce nationalisme exacerbé, aussi obsolète que déplacé, de l’un de ses pays membres, la Croatie précisément ?
LE SENS DE LA DÉMOCRATIE
C’est le sens même de la démocratie – une démocratie correctement entendue, avec ses inaliénables principes de liberté, de justice et de vérité – qui est là en jeu. Puisse l’Europe ne pas la trahir : ce serait une honte, d’abord, pour elle-même !
20 août 2015
Auteur de « Requiem pour l’Europe – Zagreb, Belgrade, Sarajevo » (L’Âge d’Homme) et « Lord Byron » (Gallimard-Folio Biographies). A paraître : « Le Testament du Kosovo – Journal de guerre » (Éditions du Rocher).