La majorité du Parlement à Berne a fabriqué une «préférence indigène light», au lieu de réaliser le mandat constitutionnel d’une régulation souveraine de l’immigration (Constitution fédérale art. 121a). Il en a résulté une loi si édulcorée que la Commission européenne n’en prend pas seulement connaissance avec bienveillance, mais de surcroît elle se permet de préciser dans une déclaration de presse qu’elle «a non seulement accompagné mais aussi un peu dirigé» le processus législatif (cf. encadré).
Et du point de vue suisse: il n’est pas tout à fait clair quels intérêts les conseillers fédéraux et leur entourage ont défendus lors de leurs visites fréquentes à Bruxelles depuis la votation populaire du 9 février 2014. En tout cas, après deux ans et demi de navettes entre Berne et Bruxelles, le Conseil fédéral a communiqué au Parlement suisse les exigences de la Commission européenne: étant donné que Bruxelles ne veut pas renégocier la libre circulation des personnes, le Parlement doit mettre en œuvre l’article 121a Cst. pour la gestion de l’immigration de manière à ce que la libre circulation ne soit pas remise en question.

Par Marianne Wüthrich, docteur en droit

Le communiqué de presse de la Commission européenne du 22 décembre 2016 est clair comme de l’eau de roche. A Bruxelles, il n’y a pas eu d’échanges d’égal à égal; les Suisses ont été «dirigés», pour ne pas dire qu’on leur a «dicté» ce qu’ils avaient à faire: «Les autorités suisses et les institutions européennes n’ont pas ménagé leurs efforts afin d’aboutir à une solution concertée qui soit en mesure de garantir la pleine intégrité de l’un de nos principes fondateurs: la libre circulation des personnes. La Commission suivra étroitement la mise en œuvre de cette solution.» M. Junker communique même, comment et où le Conseil fédéral doit rédiger les dispositions d’exécution de la modification législative: «[…] la Commission exprime le souhait que le travail de transposition et de clarification se fasse dans un esprit d’étroite coopération, notamment dans le cadre du comité conjoint de l’accord de libre circulation des personnes.»1 Commentaire superflu!

Peu de volonté de résistance au Parlement contre la violation de la Constitution

Selon la conception suisse de l’Etat – ou bien selon le principe de la séparation des pouvoirs, faisant partie de l’essence de la démocratie – le Conseil fédéral n’est pas compétent pour les processus législatifs et n’est de ce fait pas autorisé à se laisser «diriger» par la Commission européenne dans une procédure législative nationale. (Outre le fait que les conseillers fédéraux n’ont pas prêté serment sur le droit européen mais sur la Constitution fédérale suisse.)

Les actes législatifs sont l’affaire du Conseil national et du Conseil des Etats ainsi que du peuple (et des cantons). De la part du Parlement (hormis de l’UDC), il n’y a guère eu de résistance contre le démantèlement de la démocratie et de l’Etat de droit: en automne 2016, quelques conseillers nationaux ont tenté en vain de sauver une partie de la gestion souveraine de l’immigration, ainsi Hans-Peter Portmann (PLR ZH) et le président du PDC Gerhard Pfister (Zoug). Le 16 décembre 2016, le Conseil national et le Conseil des Etats ont majoritairement approuvé un amendement de la Loi sur les étrangers ne correspondant pas du tout au mandat constitutionnel défini par le peuple – fait que de nombreux parlementaires admettent ouvertement.

Cela est un signal d’alarme! Cette violation consciente de la Constitution est-elle déjà un rapprochement à la pratique de l’UE de ne respecter ses propres accords à caractère constitutionnel (comme par exemple la limite supérieure de la dette des pays membres) qu’au cas par cas et d’abandonner ainsi le fondement suprême de l’Etat de droit?

Séparation démocratique des pouvoirs face au pouvoir des exécutifs

L’UE est une structure autoritaire et centraliste, ne connaissant pas la séparation des pouvoirs et reposant sur le pouvoir des exécutifs. La bureaucratie de l’UE ne se soucie pas des décisions des Parlements nationaux ou même des votations populaires dans les Etats membres. Le Conseil européen est composé des chefs d’Etats ou de gouvernements de ses membres et prend les décisions politiques. La Commission européenne, dont les membres ne sont pas élus mais désignés par les gouvernements respectifs, est l’exécutif de l’UE dictant aux Etats de l’UE ce qu’ils ont à faire. Ainsi la Commission s’imagine-t-elle avoir le même droit envers la Suisse. Si les pays individuels n’obtempèrent pas, la Commission porte plainte au près de la Cour de justice de Luxembourg, laquelle «veille à ce que les pays et institutions de l’UE respectent le droit de l’UE». Le Parlement européen n’est pas un pouvoir législatif indépendant: Il n’a qu’un droit de participation à côté du Conseil européen et n’a pas le droit d’initiative législative – que seule possède la Commission européenne. (cf. http://ec.europa.eu/)

Suite à ce système de l’UE, la Commission européenne rencontre avant tout les chefs d’Etats ou de gouvernements des Etats membres ou d’Etats tiers. Mais en Suisse, il n’y a pas de chef d’Etat. L’exécutif se compose de sept conseillers fédéraux égaux; le président de la Confédération, au changement annuel, a, mis à part la conduite de son propre département, des obligations strictement représentatives. Etant donné que le président de la Commission M. Juncker veut absolument un «chef d’Etat», il rencontre les divers présidents de la Confédération en fonction (2015 Simonetta Sommaruga, 2016 Johann Schneider-Ammann, 2017 Doris Leuthard.)

Mme Sommaruga et M. Schneider-Ammann n’auraient pas dû manquer d’expliquer clairement à M. Juncker que la loi sur la gestion de l’immigration n’est pas décidée par le Conseil fédéral mais par le Parlement et que les spécifications fixées par le souverain se trouvent dans l’article 121a de la Constitution fédérale. Le Parlement aurait pu – comme cela fut discuté à un certain moment – en tant que Loi d’exécution introduire par exemple une «clause de sauvegarde unilatérale», c’est-à-dire l’introduction temporaire de contingents en cas de dépassement d’un certain seuil de tolérance, ainsi qu’une réelle priorité aux travailleurs du pays. De même il aurait pu favoriser le modèle «Bottom up», basé sur le fédéralisme, que l’ancien secrétaire d’Etat Michael Ambühl a développé sur demande du canton du Tessin et de la CdC (Conférence des gouvernements cantonaux) et qui s’orienterait à la situation concrète au sein des branches professionnelles et des régions.

On pourrait sur telle ou telle base envisager par la suite un accord avec l’UE. Cependant, c’est un fait que la majorité des Chambres parlementaires n’était pas prête à mettre en œuvre l’obligation constitutionnelle, bien que même le président du Parlement européen Martin Schulz avait conseillé cet été lors d’un entretien avec quelques conseillers aux Etats une «solution intermédiaire»: «Comment résoudre ce problème? C’est pour nous du domaine de l’art! Si l’on peut arriver, finalement, avec une solution intermédiaire, à rendre compatible la Constitution et les accords de l’UE, il vaut la peine d’investir beaucoup de matière grise. C’est pourquoi nous devons y réfléchir.» (SRF du 29/6/16) Le fait de devoir se laisser donner une leçon par un démocrate, n’étant certainement pas le meilleur des exemples, et de ne toujours pas faire preuve du moindre courage – c’est assez gênant, n’est-ce pas?

Guère d’intérêt de l’UE envers l’application de la clause «guillotine»

La raison pour laquelle des nombreux politiciens suisses ont le regard fixé en direction de Bruxelles n’est pas explicable rationnellement. S’il s’agissait vraiment de se mettre d’accord avec l’UE sur la base de la votation du peuple suisse, le Parlement aurait pu mettre en œuvre son obligation constitutionnelle et se reposer. Suite aux expériences faites, nous savons que d’éventuelles mesures punitives de la part de Bruxelles sont généralement illégales, mais la plupart du temps moins coûteuses pour la Suisse.2

Il est en tout cas clair que l’UE n’a aucun intérêt à utiliser la clause «guillotine», à savoir la résiliation simultanée des sept accords des Bilatérales I. Car, la Suisse est un important partenaire commercial de l’UE – et surtout solvable! C’est ce que la Commission européenne écrit dans un fiche d’information: «La Suisse est un voisin très proche de l’UE, que ce soit sur le plan géographique, politique, économique ou culturel. Elle est le troisième partenaire économique de l’UE (en considérant conjointement les biens et les services), derrière les Etats-Unis et la Chine et devant la Russie et le Japon. Pour sa part, l’UE est de loin le premier partenaire commercial de la Suisse et représentait 65% de ses importations et 44% de ses exportations de biens en 2015. Elle détient également une part dominante des services commerciaux et des investissements directs étrangers.»3

Du point de vue économique, les Bilatérales I ne sont pas de très grande importance ni pour la Suisse ni pour l’UE, car l’important accord de libre-échange de 1972 entre les pays de l’AELE et de la C.E. avec de nombreux ajouts ultérieurs est toujours en vigueur. En outre, dans le cadre de l’OMC, les tarifs douaniers et les barrières commerciales pour le transport des biens et des prestations des services (sauf l’agriculture) ont été presque entièrement abandonnés.

L’UE n’a par exemple guère intérêt à annuler l’Accord sur les transports terrestres faisant partie des Bilatérales I (transit de plus d’un million de camions par an – au lieu d’un maximum de 650 000 déclaré avant le vote! – sur les routes suisses à travers les Alpes). L’UE n’a certainement pas non plus d’intérêt à résilier l’Accord sur la libre circulation des personnes. Car, le nouvel article constitutionnel suisse de 2014 n’exige nullement un arrêt de toute immigration ou même l’expulsion de citoyens de l’UE résidant dans notre pays. Selon la fiche d’information de la Commission européenne «plus d’un million de ressortissants de l’UE vivent déjà en Suisse [en plus d’un autre million d’étrangers provenant des pays tiers; d’un total d’environ 8,4 million d’habitants] et 300 000 autres font quotidiennement la navette pour travailler dans le pays voisin.» Ils continueront à vivre et à travailler ici et pourront faire venir leurs familles. Le législateur constitutionnel demande uniquement une réduction de l’immigration excessive (environ 80 000 personnes d’immigration nette par an, dix fois plus que prédit!).

Dans l’ensemble, il faudrait une fois examiner plus en détail la question de l’importance des Bilatérales I et II pour la Suisse. On ne peut toutefois pas nier la présomption qu’il s’agit en premier lieu de l’intégration de la Suisse sous le contrôle des institutions de l’UE et, en même temps de s’assurer des contributions financières pour les diverses bourses de Bruxelles. Quoi qu’il en soit, le 22 décembre 2016, la Commission européenne – après avoir émis ses éloges pour la loi d’application suisse élaborée sous sa direction – va tout droit au but: l’étape suivante est que le Conseil fédéral doit adopter son message pour un accord-cadre institutionnel, «pour apporter une sécurité juridique dans les relations bilatérales entre l’Union européenne et la Suisse» (c’est-à-dire la soumission de la Suisse à la Cour de justice de la CJUE) et «décider de la poursuite de la participation de la Suisse au programme de cohésion européen» (donc, compléter le montant de 1,3 milliards de francs suisses déjà versé pour des projets de l’EU en Europe de l’Est, par quelques autres milliards).4

Contre-projet à l’initiative populaire RASA: le Conseil fédéral passe à nouveau outre la volonté du peuple

Sachant que la loi d’application concernant l’article sur l’immigration que le Parlement a adopté le 16 décembre 2016 ne remplit pas l’obligation constitutionnelle, le Conseil fédéral envisage déjà la prochaine étape pour passer outre la volonté du peuple. Il prévoit d’adapter la Constitution à la loi insuffisante, afin d’effacer l’inconstitutionnalité de cette loi. Vous pigez?
L’initiative populaire «Sortons de l’impasse!» (RASA) a été lancée en réaction à l’acceptation de l’initiative «contre l’immigration de masse» et demande la suppression du nouvel article 121a et de l’article transitoire 197 ch. 11. La grande majorité des citoyens ne goûtera guère un tel «entêtement tenace», mais s’ils veulent le tenter qu’ils le fassent.

De loin plus difficile à digérer est le projet du Conseil fédéral de ne pas recommander tout simplement le rejet de l’initiative RASA, mais de lui opposer un contre-projet. Deux options sont actuellement en préparation par le DFJP (Département fédéral de Justice et police) pour une mise en consultation.  Elles devraient par la suite être examinées par le Parlement et finalement soumis au peuple avec l’initiative RASA. Le Conseil fédéral désire ainsi «lancer un large débat.»5 Du point de vue de la démocratie directe c’est une démarche déconcertante: le large débat a déjà eu lieu avant le vote du 9 février 2014, y compris l’habituelle propagande étatique massive contre l’initiative, financée par les contribuables. Pourtant, elle a bien été acceptée tant par le peuple que par les cantons.

Jusqu’à présent, on ne connaît que les «points de repères» des deux options pour un contre-projet: l’une demande qu’on tienne compte dans la gestion de l’immigration des «accords internationaux qui sont d’une grande portée pour la position de la Suisse en Europe». En clair: les Accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE obtiendraient une valeur constitutionnelle, le droit d’initiative serait limité et la gestion de l’immigration rendue impossible – c’est l’opposé de la volonté populaire.

La deuxième option veut éliminer le délai de trois ans de la Constitution pendant lequel la gestion de l’immigration doit être mis en œuvre par le Parlement ou par une ordonnance du Conseil fédéral. Autrement dit, le Conseil fédéral et le Parlement ne seraient soumis à plus aucun délai et pourraient prendre leur temps jusqu’aux calendes grecques. Une réelle alternative serait une prorogation de délai de trois ou cinq ans.
Une petite consolation pour le modèle suisse dans ces périodes agitées: aucun de ces projets ne sera accepté par le peuple et les cantons. Compte tenu de l’atteinte massive aux fondements démocratiques politiques de notre pays par les autorités fédérales, c’est tout de même une consolation, mais une consolation bien maigre.     •

Par Marianne Wüthrich |  9 janvier 2017 

1] La Commission européenne salue le progrès dans les relations entre l’Union européenne et la Suisse. Communiqué de presse. Bruxelles, 22/12/16
2] cf. «Espace de recherche et de formation suisse et bureaucratie européenne». Horizons et débats no 27 du 28/11/16
3] Commission européenne – Fiche d’information. Relation UE-Suisse. Bruxelles, 25/9/16
4] La Commission européenne salue le progrès dans les relations entre l’Union européenne et la Suisse. Communiqué de presse. Bruxelles, 22/12/16
5] Le Conseil fédéral fixe les grandes lignes du contre-projet à l’initiative RASA «Sortons de l’impasse». Berne, 21/12/16


L’UE dirige la Suisse

Porte-parole de la Commission européenne (extraits):
Permettez-moi d’expliquer brièvement «[…] le rôle de la Commission dans ce contexte.
Le président Juncker a rencontré 5 fois le président de la Confédération suisse M. Schneider-Ammann, et 3 fois son prédécesseur, Mme Sommaruga et, si je ne me trompe, il s’est entretenu au téléphone 8 fois avec M. Schneider-Ammann pour préparer les discussions sur la loi.
Je crois qu’on peut dire que la Commission n’a jusqu’ici pas seulement accompagné le processus mais l’a aussi un peu dirigé, pour que cela aille dans la bonne direction […]
On pourrait presque dire qu’en fait le président Junker n’a investi avec aucun autre leader d’un pays tiers autant de temps qu’avec la Suisse.»

Commission européenne, déclaration de presse en direct, (LIVE EC Midday press briefing of 20/12/2016) http://ec.europa.eu/avservices/video/player.cfm?ref=I131398

Source: Zeit-fragen.ch