Frère Nicolas, initiateur de la neutralité helvétique? Les historiens classiques le démentent. Cependant, ils se trompent doublement: notre saint patron a influencé la politique extérieure de la Confédération par ses paroles et leurs mises en application au cours de l’histoire.
Père spirituel de la neutralité.
Par Paul Widmer
Publié dans Die Weltwoche, no 26 du 22/9/2017
Personne n’a influencé autant la politique extérieure suisse que Nicolas de Flue. L’ermite des gorges du Ranft voulait fuir le monde, mais sans succès. Même les messagers des grandes puissances lui rendirent visite dans sa cellule du sauvage Melchtal. L’archiduc Sigismond d’Autriche, le doge de Venise et le duc de Milan voulurent tous connaître son opinion concernant la guerre et la paix. Pourquoi? Parce qu’il représentait une autorité en matière de pensée, d’instance morale. L’envoyé milanais Bernardino Imperiali confia à son prince: «La Confédération manifeste une grande confiance à son égard.»
A quoi attribuer cette forte confiance qui lui était attribuée par les grandes puissances de l’époque? Notamment à deux aspects: d’une part, il prônait aux Confédérés une retenue en matière de politique extérieure, au renoncement à toute volonté de conquêtes guerrières, d’autre part, il prônait de régler les conflits de façon pacifique et de ne se rendre devant un juge qu’en cas de grande difficulté. Il prônait ainsi un comportement orienté vers la neutralité et l’arbitrage. Ceci n’impressionna pas seulement ses contemporains. Par ses conseils, il imprégna la politique extérieure de la Suisse jusqu’à nos jours.
Ce fut une opinion bien ancrée dans le pays, dans le gouvernement et dans l’historiographie. Après la Seconde Guerre mondiale, le conseiller fédéral Max Petitpierre ne douta pas un instant que la notion de neutralité venait de Frère Klaus. Quant au secrétaire d’Etat Albert Weitnauer, il écrivit au début des années 1980 dans ses mémoires: «La neutralité est l’expression vivante de la pensée du saint national Nicolas de Flue exprimée déjà lors des guerres de Bourgogne: ‹Ne mêlez-vous pas des disputes des autres!›»
Mais attention! Il paraît que c’est une vieille histoire. Quiconque redit cela aujourd’hui n’est plus guère pris au sérieux. Les historiens classiques affirment qu’il est prouvé depuis belle lurette que Nicolas de Flue n’avait rien à voir avec la neutralité. Comme preuve, ils avancent l’argument suivant: primo, la phrase «Ne mêlez-vous pas des disputes des autres!» ne serait pas de lui, mais du chroniqueur lucernois Hans Salat qui aurait attribué cet adage à l’ermite seulement en 1537. Secundo, il ne s’agissait pas d’un appel à la neutralité, mais d’une condamnation des Bernois suite à leur conquête des terres vaudoises. Tertio, le fait de rattacher la neutralité à la vie de Nicolas de Flue ne serait qu’une tentative d’historiographie nationaliste des XIXe et XXe siècles. Bref, faire de Frère Nicolas l’initiateur de la neutralité suisse serait une falsification de l’histoire.
Est-ce vraiment correct? Je n’en suis pas certain et je vais tenter par la suite d’expliquer pourquoi. Il est vrai que Frère Nicolas ne prononce pas le terme de neutralité – du fait que cela n’était pas possible. En effet, ce concept n’en était à cette époque qu’à ses débuts. L’ordre du monde médiéval comprenant un pape et un empereur à sa tête était en train de s’effondrer. Dans la mesure où il restait intact, il n’y avait pas de neutralité. Pour les chrétiens il allait de soi, du moins en théorie, de s’engager pour le souverain suprême de la chrétienté. Ses guerres étaient justes et le combattre était un péché. Cela ne changea qu’avec la naissance des Etats-nations où des dirigeants égaux se confrontaient. Lors d’une guerre, un tiers pouvait s’engager d’un côté ou de l’autre – ou rester neutre.
Dans ce monde d’Etats souverains naquit la neutralité en politique extérieure – mais elle ne se fit pas en un jour. Selon le grand historien Reinhart Koselleck, les notions apparaissent au cours d’un long processus comme une distillation. Différentes notions se regroupent et forment un tout représentant un concept. Ce n’est pas parce qu’une notion n’est pas encore saisissable qu’il n’y a pas d’éléments existants en faveur du concept. Donc, on doit se demander: Frère Nicolas n’avait-il vraiment pas d’idée de ce que nous appelons aujourd’hui la neutralité, simplement parce qu’il n’utilisait pas ce terme et ne connaissait pas cette notion? Analysons les objections de plus près.
L’invitation à ne pas se mêler dans les disputes des autres peut parfaitement être comprise comme la volonté de rester neutre. Personne n’en disconvient. Mais les esprits critiques réfutent que Frère Nicolas se soit prononcé ainsi. Ce mot ne viendrait pas de lui, mais lui aurait été attribué cinquante ans après sa mort. Cette vue des choses se heurte à diverses objections, notamment des témoignages de l’époque d’où il ressort qu’il correspondait parfaitement à l’état d’esprit de ce saint patron suisse de ne pas se mêler des affaires des autres.
«Cupidité et volonté de domination»
Heinrich von Guldenfingen fut le premier biographe de Frère Nicolas. Il était chanoine à Beromunster et professeur à l’Université de Fribourg-en-Brisgau. Dans son écrit, paru déjà en 1488, soit un an après le décès de l’ermite, il exprimait sa conviction que les conseils de cet homme saint donnés aux confédérés ne pouvaient que leur apporter le salut, dans la mesure où ces derniers s’y tiendraient. Et quels furent ces conseils, selon von Gundelfingen? Ne pas se laisser corrompre par des dirigeants étrangers, attribuer plus d’importance à l’honneur qu’aux profits matériels, ne pas se mêler aux conflits des autres et ne pas s’en prendre aux voisins par des guerres. Ces conseils ne s’opposent en rien à la notion de neutralité. Bien au contraire, ils en sont les prémisses.
Le grand humaniste Johannes Trithemius s’était exprimé encore plus clairement – comme l’a souligné l’ancien archiviste d’Obwald Angelo Garovi. L’abbé du couvent de Sponheim avait rendu visite à Frère Nicolas en 1486. Dans son récit du début du XVIe siècle, donc environ 30 ans avant Salat, il rapporta les conseils suivants de Frère Nicolas: «Si vous restez dans vos frontières, personne ne pourra vous soumettre, car vous serez toujours supérieurs à vos ennemis et vous vaincrez. Cependant, si, guidés par votre cupidité et votre volonté de domination, vous tentez d’élargir votre domination vers l’extérieur, vos forces vous abandonneront.» Ainsi Trithemius rapporte les mêmes conseils de Nicolas que Salat. Et il n’est pas le seul. Dans le rude langage des débats politiques, on lit dans un tract zurichois de 1522: «Bruoder Clauss hatt gesprochen, man solle auff unsserm Myst bleyben.» [Frère Nicolas nous recommande de rester sur nos propres terres.]
Il est préférable de se tenir tranquille
On pourrait prétendre que cela est peut-être vrai, mais que Frère Nicolas avait également donné des conseils allant en sens contraire. Mais ce n’est pas la réalité. Car l’ermite de Ranft était très cohérent dans sa vision. Il mettait constamment l’accent sur la paix et jamais il ne prôna des conquêtes militaires. De plus, il n’approuvait pas le mercenariat. Le Convenant de Stans de 1481 prouve qu’il ne refusait pas vraiment l’extension des huit anciens cantons. Il fallait toutefois que cela se fasse pacifiquement, sans recours aux armes. Grâce à son intercession Fribourg et Soleure purent adhérer à la Confédération [en 1481].
Ne pas lancer de guerre de conquête et ne pas soutenir militairement une partie en guerre, tels sont les fondements de la neutralité. Frère Nicolas conseilla de se tenir à ces deux règles. Il est d’importance secondaire de savoir si la phrase «N’élargissez pas trop votre clôture!» est réellement de lui ou non. Toutefois, selon la tradition, cette conception correspond à sa manière de penser. C’est ainsi qu’il y a bien plus de raisons permettant de traiter Frère Nicolas de père spirituel de la neutralité suisse que du contraire.
Il est vrai que les mises en garde de Frère Nicolas n’ont pas toujours trouvé un terrain fertile. En 1512 déjà, le chroniqueur Anton Tegerfeld de Mellingen avait écrit que Frère Nicolas avait plusieurs années auparavant conseillé de renoncer au mercenariat. Malheureusement, on n’en avait pas tenu compte. Du coup, après la bataille de Marignan (1515), le fiasco était évident. Les confédérés n’étaient pas en mesure de mener des grandes guerres de conquête. Il manquait à cet ensemble peu lié de cantons de campagne et de villes un pouvoir de commandement central. On tira donc les bonnes conclusions de cette défaite: renoncer à toute politique de grande puissance. Les confédérés ne conclurent plus jamais d’alliance offensive. On préféra conserver les grandes libertés qu’avait chacun des cantons plutôt que de les sacrifier à une volonté centralisée du pouvoir. Un pamphlet contemporain d’Allemagne du Sud prétendait que les confédérés auraient évité la honte de Marignan s’ils avaient suivi les conseils de Frère Nicolas.
Malgré l’importance des conseils de l’ermite, on est en droit de douter que la neutralité aurait pris corps aussi fortement dans la conscience de la politique extérieure sans la Réforme. Du fait de la scission confessionnelle, il devint important d’avoir une certaine retenue, la survie étant en jeu. Après les deux batailles de Kappel, deux camps de force à peu près égale se trouvèrent face à face à l’intérieur du pays. Autant les catholiques que les protestants se sentirent attirés à s’engager dans les parties en guerre en Europe. C’eut été un suicide politique, et malgré toutes les dissensions, il fallait l’empêcher. On préféra finalement placer le destin du pays, au dessus du confessionnalisme.
On retrouve cela très bien décrit dans une lettre de Heinrich Bullinger à Philippe de Hesse, le chef des protestants dans la guerre de Schmalkalden. Ce dernier avait demandé aux confédérés de lui apporter leur soutien, mais le réformateur zurichois le refusa. Car si les protestants apportaient une aide à leurs amis, les catholiques en feraient de même de leur côté. C’est pourquoi il valait mieux «se tenir coi», ce qui rendrait un grand service au pays. Du coup, la Diète interdit dès avant les hostilités (1546) le passage de troupes étrangères et d’armements et instaurèrent une stricte neutralité.
La notion de neutralité se renforça au cours de la guerre de Trente ans. Alors que jusque-là on prenait des décisions quant à la neutralité au cas par cas, dès lors cela devint de plus en plus une position fondamentale. C’est ainsi que la Diète put déclarer en 1674 déjà la neutralité du pays. En 1782 le savant et conseiller d’Etat zurichois Hans Heinrich Füssli boucla la boucle. Lors de l’assemblée générale de la Société helvétique à Olten, il en appela à l’élite éclairée du pays de s’engager à faire respecter les conseils de Frère Nicolas en matière de politique étrangère, soit à se tenir à la neutralité perpétuelle.
La relation entre Frère Nicolas et la notion de neutralité helvétique s’est donc développée pendant des décennies, voire des siècles, avant que la soi-disante historiographie nationaliste ait pu l’inventer. Lors du Congrès de Vienne (1814/15), la neutralité suisse obtint enfin la reconnaissance au niveau du droit international si ardemment souhaitée.
Règlement pacifique des conflits
La neutralité est de loin le principe le plus important de la politique étrangère suisse. Le conseil de Frère Nicolas déploie ses effets jusqu’au présent dans un autre domaine de politique étrangère: dans le règlement pacifique de conflits. Dans son célèbre message de 1482 («La paix est toujours en Dieu»), il conseilla aux Bernois de régler un litige pacifiquement. Dans la même année, il s’exprima encore plus clairement face aux responsables de la ville de Constance. Il leur recommanda de trouver un accord à l’amiable pour leur conflit – et d’aller devant le juge uniquement si le conflit ne pouvait vraiment pas être résolu différemment. La conciliation est toujours plus importante que de savoir qui a raison. C’est la seule voie pour trouver une paix durable.
Le fondement des conseils de Frère Nicolas reposait dans sa profonde conviction religieuse. Mais ils profitaient également des us et coutumes de son entourage. Les Confédérés ne connaissaient pas de souverain centraliste pouvant imposer par la force des décisions juridiques à ce conglomérat de cantons confédérés. C’est pourquoi ils préféraient mettre fin à un différend par un arbitrage ou un accord. Les parties concernées devaient, avec le soutien de tiers, contribuer à trouver une solution et à réaffirmer leur volonté de la mettre en œuvre par un serment devant Dieu. Ce procédé était si habituel qu’on l’appelait dans le reste du royaume la «Loi des Confédérés».
Après la Première Guerre mondiale, lorsque la Suisse se préparait à adhérer à la Société des Nations, un grand admirateur de Frère Klaus eut recours à sa pensée. Max Huber, alors conseiller juridique au Département politique (aujourd’hui DFAE), plus tard président de la Cour permanente de justice internationale et du Comité international de la Croix Rouge (CICR), écrivit à la demande du conseiller fédéral Motta un message aux Chambres fédérales concernant les fondements de la politique de l’arbitrage de la Suisse. Ce fut une action audacieuse. Avec l’élaboration d’un règlement pacifique des conflits, Huber voulait poser la pierre angulaire pour un nouvel ordre mondial. Cela n’aboutit pas. Cette tentative est demeurée embryonnaire. Cependant, la Suisse conclut par la suite de nombreux accords d’arbitrage avec d’autres Etats.
En 1951, dans un discours lors de la Landsgemeinde d’Obwald, Huber – cet éminent spécialiste du droit international et architecte principal des Conventions de Genève sur la Croix Rouge – avoua à quel point les activités de Frère Nicolas avaient influencé ses activités. Avec la politique suisse de conciliation et d’arbitrage à la fin de la Première guerre mondiale, il voulut sciemment renouer avec l’héritage du père spirituel du pays. L’ambassadeur Paul Ruegger, le successeur de Huber à la tête du CICR, confirma cela et se plaça lui-même également dans cette tradition.
D’autres effets positifs s’y ajoutèrent. Lorsque le Conseil fédéral décida, au début des années 1970, d’initier une ouverture en politique étrangère en participant à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), le premier chef de délégation, l’ambassadeur Rudolf Bindschedler, eut recours aux documents de Max Huber et présenta un projet pour un système européen de règlements pacifiques de conflits. Au cours des années suivantes, il veilla à chaque grande négociation entre l’Est et l’Ouest que ce sujet ne disparaisse pas de l’ordre du jour. L’intérêt des grands Etats resta très limité, c’est le moins qu’on puisse dire. On s’amusait du thème favori de la délégation suisse.
Mais le destin prit un tournant inattendu. Après la fin de la guerre froide, la France commença à s’intéresser à ce sujet et envoya son ministre de la Justice Robert Badinter pour participer aux séances. A cette époque tout changea. La CSCE (aujourd’hui OSCE) adopta en 1992 en toute vitesse une Convention relative à la conciliation et à l’arbitrage. A cette époque, Bindschedler était déjà décédé. La Conférence honora le défunt en avouant que sans l’engagement inébranlable du chef de la délégation suisse cette convention n’aurait jamais vu le jour.
Cependant, sa mort précoce épargna une déception amère à Bindschedler. Le nouveau mécanisme resta lettre morte. Jusqu’à ce jour, aucune demande pour un règlement pacifique de différend n’a été déposée au secrétariat à l’Avenue de France 23 à Genève. Les Etats n’aiment pas se soumettre volontairement au jugement d’un tiers dans des conflits internationaux. Et s’ils le font exceptionnellement, ils ne mandatent pas une institution aussi impuissante que l’OSCE.
Actuellement, Frère Nicolas joue un rôle mineur dans la politique étrangère. Son nom n’apparaît plus guère dans les publications officielles. Les cloches du pays entier ne retentissent plus à l’occasion de son anniversaire comme en 1917. Dans de larges pans de la population, le souvenir de ce saint patron du pays n’est pas encore éteint. On se rappelle qu’il a doublement influencé le développement de la Suisse: premièrement, par ses paroles et deuxièmement – chose toute aussi importante – par les mises en applications réalisées au cours des siècles. Sans lui notre politique étrangère se serait développée différemment. •
par Paul Widmer
Publié par Die Weltwoche, no 26 du 22/9/2017
(Traduction Horizons et débats)
En mémoire de Nicolas de Flue
par Erika Vögeli
Nicolas de Flue, fils de Hemma, née Ruobert, et Heinrich von Flüe, naquit à Sachseln (Obwald) en 1417. La mère est issue d’une famille de petits paysans de la commune de Wolfenschiessen (Nidwald). Dans divers documents, le père figure comme citoyen communal respecté et membre du Conseil cantonal (Landrat). Nicolas grandit avec son frère Pierre et peut-être avec un second frère, comme fils de paysans libres.
Les premières années de sa vie ne sont guère documentées. En 1446, il se marie avec Dorothea Wyss de Schwendi, née en 1430. De ce mariage naquirent dix enfants dont cinq garçons et cinq filles.
Jeune homme, Nicolas de Flue est déjà décrit comme un paysan travailleur respecté avec le grade de «Rottmeister» (capitaine). Il participe à plusieurs campagnes militaires tout en étant plutôt opposé aux activités guerrières. En 1455, nous le retrouvons dans des fonctions publiques importantes comme juge et membre du Petit conseil, l’institution politique et juridique suprême du canton d’Obwald. Il refuse cependant la fonction du «landammann» (président du canton). Il a beau avoir tout réalisé – bonheur familial, succès économique et respect social –, les misères de son temps, cependant, l’inquiètent au point d’entamer une longue période de réflexions et de délibérations, entre autres avec Heimo Amgrund, un prêtre ami. En 1465, il abandonne toutes ses fonctions politiques pour quitter, le 16 octobre 1467 sa vie habituelle – avec l’accord de son épouse et de ses enfants (décision certainement difficile à prendre par l’ensemble de la famille) – en confiant sa belle ferme à ses deux fils aînés déjà adultes. D’abord, il part en pèlerinage. Dans les environs de Bâle, il décide de suivre le conseil d’un paysan, celui de rentrer dans sa patrie. Il s’installe donc comme ermite au Ranft, près de son foyer familial. Là, il construit, en 1468, avec l’aide de concitoyens, sa cellule avec une chapelle consacrée, l’année suivante, par l’évêque auxiliaire Thomas de Constance.
Par la suite, Frère Nicolas, comme on le nommera, reçoit la visite de nombreuses personnes de toutes les couches sociales, désireuses d’obtenir ses conseils. Malgré l’isolement de son nouveau domicile à Ranft, Frère Nicolas est bien informé des évènements se déroulant dans son entourage, proche ou lointain. Ainsi, Bernardino Imperiali écrit, dans une lettre datée du 27 juin 1483, au Duc de Milan qui l’avait envoyé chez Frère Nicolas: «Pendant l’absence de Louis mais en compagnie de Gabriel, j’ai rendu visite à l’ermite qui passe pour être un saint car il ne mange rien. La Confédération lui accorde une grande confiance. J’ai passé avec lui une soirée et une matinée à discuter de ces affaires. Il était bien informé de tout …»
Cet intérêt pour les relations humaines et son engagement permanent en faveur de la justice, de la résolution des conflits et de la paix font de lui un conseiller hautement respecté et estimé.
En 1482, Frère Nicolas écrit au Conseil municipal de Berne, imbu de pouvoir, de manière éloquente: «Obéissance [dans le sens ancien de s’écouter mutuellement] est le plus grand honneur qui existe dans les cieux et sur la terre, c’est pourquoi vous devez faire de votre mieux pour être obéissant l’un envers l’autre. La sagesse est le don le plus important car avec elle toute chose se développe le mieux. La paix est toujours en Dieu, car Dieu est la paix, et la paix est indestructible alors que le conflit détruit. Veillez donc d’agir sur le fondement de la paix.»
La médiation la plus connue est sans doute celle entreprise lors du conflit des anciens cantons de campagne envers les villes, survenant suite aux guerres de Bourgogne, les campagnards se dressant contre l’accueil des villes de Soleure et de Fribourg dans l’alliance. En respectant l’avertissement de Frère Nicolas de sauvegarder la paix, transmis par le pasteur Heimo Amgrund, le conflit interne vieux de quatre ans et risquant de détruire l’Alliance fut résolu de manière durable, le 21 décembre 1481, dans le «Convenant de Stans». Les cantons de Fribourg et Soleure furent acceptés au sein de la Confédération.
Le 21 mars 1487, Frère Nicolas meurt dans son ermitage du Ranft.
Son esprit, imprégné de l’amour de la paix, de l’acceptation mutuelle et de la justice – cherchant toujours des solutions équitables accompagnées de sa recherche de la vérité dans ses propres actions – fit de lui le patron de la paix et de la cohésion. C’est la raison pour laquelle les Confédérés l’élurent comme le saint national de la Suisse – longtemps avant sa canonisation par le Pape en 1947. Le débat nouvellement relancé au sujet de Frère Nicolas paraît, face à tout cela, quelque peu étroit et dénoué de toute réalité. Il se peut que la formulation exacte de la phrase «N’élargissez pas trop votre clôture!» est marquée par les souvenirs du chroniqueur Hans Salat. Mais à quoi sert-il d’ergoter sur un détail pour tenter clairement de minimiser l’importance de sa personnalité entièrement consacrée à transmettre la concorde et l’unité entre les hommes. Alors que le contenu de son message de paix fut parfaitement compris tout au long des siècles, toute personne critique doit accepter qu’on lui pose la question suivante: Cui bono? [A qui profite cette remise en question?]
La préoccupation centrale de Nicolas de Flue est incontestable et – au cours de plusieurs siècles difficiles et très souvent imprégnés de guerres – les êtres humains ont très bien compris son orientation spirituelle proposant de placer la paix et les solutions équilibrées au-dessus des ambitions de la politique de force.
par Erika Vögeli | 2 octobre 2017 | Zeit Fragen N° 24