Au moins 918 soldats français ont été exécutés entre 1914 et 1918. Ce qui fait de l’armée française celle qui a le plus fusillé, avec l’armée italienne, loin devant l’Allemagne et les pays anglo-saxons, selon la comptabilité officielle. Si plusieurs soldats condamnés à mort ont, depuis, été réhabilités, le sujet, un siècle plus tard, suscite toujours la controverse. Tour d’Europe des « fusillés pour l’exemple ».
Quelques 918 militaires français ont été fusillés pour l’exemple pendant la « Grande guerre ». La grande majorité n’a pas été exécutée pendant les mutineries de 1917, mais pendant la première année du conflit, de septembre 1914 à octobre 1915. 918 fusillés pour l’exemple : cela peut sembler statistiquement dérisoire par rapport aux 1,3 million de soldats « morts pour la France ». Mais cette pratique de l’état-major fait peser sur la troupe une menace permanente, quand bien même le recours aux exécutions capitales n’a jamais été systématique. Facilitée par le rétablissement des Conseils de guerre entre 1914 et 1916, la peine de mort est froidement réglementée par un décret de 1909. Une réglementation qui précise même les modalités du coup de grâce, administré « avec un revolver dont le canon est placé juste au-dessus le l’oreille et à cinq centimètres du crâne ».
Un siècle plus tard, les fusillés pour l’exemple continuent de hanter l’imaginaire littéraire et cinématographique. Leur réhabilitation fait toujours débat, montrant une continuité de fait entre l’institution militaire capable de fusiller ses soldats et une République qui se refuse à en désavouer les actes. Durant l’entre-deux-guerres, quelques 40 soldats ont bien été réhabilités, au cas par cas. En juin dernier, une proposition de loi sur le sujet, portée par le groupe communiste, a été repoussée, malgré le soutien du groupe écologiste. La chose est d’autant plus surprenante que les sympathisants du Parti socialiste sont, d’après un sondage réalisé fin 2013, de loin les plus favorables à la réhabilitation, à 87% (75% pour l’ensemble des Français). Ce débat n’est pas spécifique à la France et touche d’autres pays européens. Si la France figure parmi les pays qui ont le plus fusillé durant la Grande Guerre, elle a bénéficié d’une cohésion nationale supérieure à celles de bien d’autres belligérants. Ce paradoxe est une clé essentielle pour comprendre l’ampleur des débats qui la traversent encore aujourd’hui.
Les limites d’une comptabilité macabre
Toute comparaison du phénomène entre belligérants se heurte d’emblée au caractère lacunaire des études et des sources. Les chiffres font défaut pour des acteurs majeurs de la guerre comme l’Autriche-Hongrie et surtout la Russie, où le phénomène a pu être massif, avec et sans jugement, si l’on en croit par exemple les exécutions sommaires de1914, suite aux pillages de la ville de Tarnobrzeg. Une récente étude a aussi permis de montrer que l’armée bulgare a multiplié les exécutions : on en compte 600 entre septembre 1915 et octobre 1916, pour « seulement » 650 000 mobilisés.
Parmi les belligérants où une estimation globale est possible, seule l’armée italienne s’est montrée aussi cruelle que l’armée française, avec quelques 750 cas répertoriés, auxquels s’ajoutent des centaines d’exécutions sommaires et de décimations, pour un total avoisinant les 1 100 morts. Ce nombre est d’autant plus impressionnant que les effectifs mobilisés sont de 40 % inférieurs à ceux de l’armée française et que l’entrée en guerre a eu lieu presque un an plus tard, en mai 1915. En Grande-Bretagne et dans ses dominions, on relève officiellement 306 cas, dont 26 Irlandais, 25 Canadiens et cinq Néo-Zélandais. Il y a eu 35 fusillés aux États-Unis pour une seule année de guerre – dont dix seulement sur le front –, douze en Belgique pour un nombre de condamnations à mort vingt fois supérieurs.
En Allemagne, un débat éclipsé par les horreurs du nazisme
En Allemagne, on s’accorde à dire que le chiffre officiel de 48 exécutions est largement sous-estimé, mais la recherche est rendue difficile par la destruction de nombreuses archives durant la seconde guerre mondiale. Cette question, tout comme celle des 6 000 victimes des exactions allemandes durant l’été et l’automne 1914, a été du reste éclipsée par les horreurs du nazisme : entre 1933 et 1945, on compte près de 20 000 militaires allemands passés par les armes.
Les troupes coloniales françaises ont fait l’objet d’au moins deux cas de décimation – exécution d’un soldat sur dix tiré au hasard – sans passage par des conseils de guerre. 22 tirailleurs algériens et tunisiens ont ainsi été passés par les armes, en septembre et décembre 1914. Il faudrait rappeler enfin la guerre méconnue du Bani-Volta en 1915-1916 (zone à cheval sur le Mali et le Burkina-Faso), un vaste mouvement de rébellion inter-tribal dont l’origine a été le recrutement forcé. La répression dans ce cas est allée bien au-delà de la justice militaire [1].
Une inconnue demeure, qui dit les limites de toute enquête chiffrée : combien d’exécutions sommaires ont-elles été perpétrées sans ordre écrit ni trace ? Combien d’ordres ont été donnés comme « moyens d’exécutions indirectes », pour reprendre la formule de l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau ? Une chose est sûre. De tous les acteurs de la Grande Guerre, seule l’Australie ne s’est livrée à aucune exécution, n’ayant envoyé sur le front européen que des soldats volontaires.
Un tabou en Italie
Pareille disparité se retrouve, avec des modalités diverses, dans les intérêts portés au phénomène dans les différents pays. En Allemagne ou en Bulgarie, les travaux sont le fait de chercheurs isolés, tout comme en Italie [2] où la presse offre pourtant un large écho en 1998 au souhait du Premier ministre français Lionel Jospin de voir réhabiliter les fusillés du Chemin des Dames. « Que ces soldats, » fusillés pour l’exemple « , au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale », avait déclaré le Premier ministre socialiste [3].
En 1970, le film de Francesco Rosi, Les hommes contre, fait déjà la part belle aux fusillés. On y voit notamment un capitaine simuler l’exécution d’un innocent pour satisfaire aux ordres d’un général mégalomane et sanguinaire, un peloton se retourner contre l’officier qui le commande, et une décimation. Le film, scrupuleusement documenté, reste parfois trompeur dans sa volonté de rassembler en une seule histoire des témoignages spectaculaires vécus sur l’ensemble du front.
Mémorial et pardon au Royaume-Uni
Du point de vue institutionnel, le débat d’après-guerre, si vif en France, n’a pu avoir lieu en Italie sous le régime fasciste. Aussi l’historienne Irene Guerrini se réjouit de l’irruption de cette question à l’occasion du centenaire : « Ces deux derniers mois, on a commencé à parler des fusillés chez les historiens, à la radio et dans quelques journaux. C’est une bonne chose car avant de parler de réhabilitation ou de pardon il est nécessaire d’approfondir le sujet d’un point de vue scientifique afin de faire connaître au grand public le déroulé des faits. »
Au Royaume-Uni, les archives militaires ont été déclassifiées en 1990, mais il faut attendre 2006 pour qu’un « pardon » ne soit accordé par voie législative, lequel n’affecte cependant « aucune conviction ni sentence ». En 2001, un Shot at dawn memorial – un « mémorial des fusillés à l’aube » – est inauguré à Alrewas, dans le Staffordshire. D’une manière générale, les pays de culture anglo-saxonne, même quand ils ont eu recours de manière plus ou moins sélective et progressive à la conscription, ont pu laisser place à l’objection de conscience – c’est le cas pour des communautés religieuses aux États-Unis – ou du moins faire preuve d’une plus large tolérance à l’égard des « refus de guerre ».
Pourquoi certains pays ont-ils plus fusillé que d’autres ?
À la suite d’un congé de convalescence en 1917, lorsque le poète anglais Siegfried Sassoon se refuse à retourner au front, il écrit à son supérieur sa « Déclaration d’un soldat ». Communiquée à la presse, elle sera lue au Parlement par un député qui lui est favorable. Pour seule conséquence de ses actes, on le déclare inapte au service. Il passe le reste du conflit dans un hôpital militaire. À la même époque en France, les blessés psychiques de guerre sont perçus comme des « simulateurs » et traités massivement à « l’électricité » [4]…
L’entrée tardive dans le conflit de la Bulgarie ou de l’Italie n’a rien d’une évidence. Si la première se retrouve à faire la guerre à une nation slave et orthodoxe dont elle est traditionnellement proche, la seconde est normalement l’alliée de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. En changeant de camp, le gouvernement espère annexer les terres italophones demeurées sous contrôle de Vienne. Pays d’unité tardive, littéralement saigné par l’émigration – 900 000 départs pour la seule année 1913 – l’Italie ne révèle qu’un faible sentiment national.
Plus l’état-major est incompétent, plus il y a de fusillés
Dans un tel contexte, le tabou de la désertion est moins fort. Mario Monicelli s’en souvient en 1959 lorsqu’il dresse dans La Grande Guerre le portrait de deux fuyards sympathiques. À titre de comparaison, deux ans plus tôt, Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick est interdit en France. On ne peut donc s’étonner, comme le fait remarquer André Loez, que « pour l’armée italienne, l’arbitraire soit perçu comme le meilleur moyen de tenir les hommes ».
La question de l’incompétence des officiers supérieurs entre aussi en ligne de compte.« Je les grignote » explique le général Joffre, pour répondre des offensives sanglantes de 1915 et de l’enlisement de la guerre de tranchées. Je donne des « coups d’épaule » lui fait écho le général Cadorna sur le front autrichien. Ces bourrades inutiles, onze en tout, débouchent sur le désastre de Caporetto en 1917, avec pour conséquence inattendue le ralliement d’une partie des socialistes italiens à la guerre, au nom de la patrie en danger. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans cette période qu’ont lieu le plus grand nombre de ces exécutions.
En France, le difficile débat de la réhabilitation
Patrick Cabouat, dans son documentaire Fusillés pour l’exemple, le fait ainsi remarquer : « Dans toutes les armées alliées, on constate une corrélation systématique entre les échecs du commandement et l’augmentation du nombre d’exécutés pour l’exemple. » Devant la médiocrité éclatante de l’encadrement français dans la Bataille des Frontières, les limogeages s’accompagnent de l’abandon total de toute autorité civile sur la justice militaire. Ainsi que l’écrit le Ministre de la guerre à son chef d’état major : « Vous voulez la victoire. Prenez-en les moyens rapides, brutaux, énergiques et décisifs. »
Pierre Roy ne décolère pas. Ce professeur à la retraite et historien du pacifisme s’étonne de la tiédeur du Président de la République François Hollande quant à la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. « Cela n’est pas conforme au vote qu’il a fait passer au Conseil général de Corrèze – comme c’est d’ailleurs le cas aujourd’hui dans 29 conseils généraux et 3 conseils régionaux – ni même à la réponse donnée en 2013 à Marc Blondel et à mes camarades de La Libre Pensée. » Quand de nombreux conseils municipaux se prononcent à leur tour, « on ne peut se contenter d’une salle au Musée des Invalides et d’une mention sur un écran d’accueil ». Seize ans après le discours de Lionel Jospin à Craonne, rien n’a vraiment bougé [5]. « Il est difficile pour ceux qui se proclament les héritiers de Jaurès, mais qui le sont beaucoup plus d’Édouard Vaillant et de Jules Guesde [soutiens indéfectibles à l’Union sacrée], de rompre le fil. Pour autant, ce devrait être plus simple aujourd’hui, maintenant que le rapprochement français allemand ne fait plus aucun doute », poursuit Pierre Roy.
Une justice spéciale en opposition avec les principes du droit moderne
Des réticences se font jour aussi chez les historiens. À l’instar d’Antoine Prost, auteur d’un rapport destiné au secrétaire d’État Kadel Arif, André Loez est partagé quant à une décision globale : « Quel sens y aurait-il pour la mémoire d’un pacifiste à ce qu’il obtienne la mention « mort pour la France » ? » Il ajoute néanmoins : « Cette réhabilitation serait un choix politique extrêmement fort. » Dans la réédition de 2009 de son livre sur les Fusillés de la Grande Guerre, Nicolas Offenstadt, qui a pourtant consacré à la question quantité d’articles et d’interventions radio ou télévisées, va beaucoup plus loin : « On est en droit de s’étonner que des esprits critiques, antimilitaristes surtout, accordent tant d’importance à la parole des autorités militaires et à ses verdicts. » Il conclut : « On peut encore remarquer que la commémoration des horreurs du passé risque de servir à masquer l’indifférence à celles du présent, à fabriquer des consensus lénifiants. »
On pourrait s’étonner, précisément, qu’une telle confusion s’opère encore entre la République et une justice militaire agissant sans contrôle de septembre 1914 à janvier 1915, date à laquelle le Président de la République est avisé des condamnations. En pratique, les conseils de guerre spéciaux ont continué d’œuvrer jusqu’en avril 1916. En juin 1917, le général Pétain a enfin obtenu du gouvernement la suspension du recours pour les condamnés à mort lors de la répression des mutineries. C’est dans ce cadre que les soldats du Chemin des dames ont été fusillés.
Il ne s’agit donc pas de décider au cas par cas, à cent ans de distance, qui a été la victime d’une décision arbitraire – et il y en eut beaucoup – ou qui a manifesté un véritable « refus de guerre », mais de s’en tenir aux simples mots qu’Anatole France avait écrit en 1909 : « L’armée étant une administration comme l’agriculture, les finances ou l’instruction publique, on ne conçoit pas qu’il existe une justice militaire quand il n’existe ni justice agricole, ni justice financière, ni justice universitaire. Toute justice particulière est en opposition avec les principes du droit moderne. Les prévôtés militaires paraîtront à nos descendants aussi gothiques et barbares que nous paraissent à nous les justices seigneuriales et les officialités. »