Un nouveau “groupe de réflexion” officiel de Washington est en train d’accuser le président de Russie, Poutine, d’être responsable de la crise syrienne, alors que ce sont les néoconservateurs et le président George W. Bush qui ont commencé à mettre le désordre actuel au Moyen-Orient en envahissant l’Irak, les Saoudiens qui ont financé Al-Qaïda, et les Israéliens qui ont comploté pour un « changement de régime », dit Robert Parry.

Par Robert Parry | 13/09/2015

Article original : Consortium News

Le sénateur Lindsey Graham s’est peut-être trompé sur à peu près tout ce qui concerne le Moyen-Orient, mais au moins il a l’honnêteté de dire aux Américains que la direction prise actuellement par la guerre en Syrie et en Irak exigera une ré-invasion de la région par les États-Unis et une occupation militaire pour une durée indéterminée de la Syrie, drainant la richesse américaine, tuant d’innombrables Syriens et Irakiens, et condamnant des milliers, sinon des dizaines de milliers de soldats américains.

La sombre prévision de Graham d’une guerre sans fin influera peut-être sur les intentions de vote pour sa personne que pour moins de un pour cent, signe que même les républicains aux discours violents ne sont pas désireux de revivre la guerre désastreuse en Irak. En ce qui concerne le désordre en Syrie, il y a, bien sûr, d’autres options, telles que la coopération avec la Russie et l’Iran pour résister aux conquêtes de l’État Islamique et de Al-Qaïda et un accord de partage du pouvoir négocié à Damas. Mais ces idées pratiques sont encore exclues.

Le “groupe de réflexion” officiel de Washington maintient toujours que le président syrien Bashar al-Assad “doit partir”, que les diplomates américains devraient simplement poser un ultimatum pour un “changement de régime”, ne pas s’engager dans un compromis sérieux, et que le gouvernement américain doit faire obstruction à l’aide de la Russie et de l’Iran, même au risque de faire s’effondrer le régime laïc d’Assad en ouvrant la porte à une victoire d’Al-Qaïda et de l’État Islamique.

Bien sûr, si cette victoire se produit, beaucoup de doigts accusateurs se lèveront, partageant le blâme entre le président Barack Obama, pour n’avoir pas été assez « dur », et le président russe Vladimir Poutine, qui, pour tout problème géopolitique, est devenu une sorte d’aimant attirant les accusations. Ce vendredi, lors d’un discours à Fort Meade dans le Maryland, Obama a carrément fait une déclaration publique attribuant les torts à Poutine.

Obama a accusé Poutine de ne pas s’être joint au mouvement pour imposer le « changement de régime » en Syrie que désirent les États-Unis. Mais le “Assad doit partir !” d’Obama comporte ses propres risques, comme cela devrait être évident à la suite des expériences américaines en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Ukraine. Evincer un « méchant » désigné ne conduit pas nécessairement à ce que ce soit un « bon gars » qui prenne la suite.

Le plus souvent, ce “changement de régime” produit un chaos sanglant dans le pays cible avec des extrémistes qui comblent le vide. L’idée que ces transitions peuvent être manipulées avec précision est une fiction arrogante qui est peut-être populaire dans les conférences des groupes de réflexion à Washington, mais la manœuvre ne fonctionne pas aussi bien sur le terrain.

Et, dans la construction du procès fait à Assad, il y a eu un élément de « communications stratégiques» – la nouvelle formule du gouvernement américain pour désigner un mélange d’opérations psychologiques, de propagande et de relations publiques. Le truc est d’user et d’abuser de l’information pour contrôler ce que perçoivent les Américains et la population mondiale afin de promouvoir les objectifs stratégiques de Washington.

Donc, même s’il est sûrement vrai que les forces de sécurité syriennes ont parfois riposté violemment dans cette guerre civile brutale, une partie de ce qu’on en a rapporté a été exagérée, comme les accusations à présent discréditées selon lesquelles les forces d’Assad auraient lancé une attaque au gaz sarin dans la banlieue de Damas le 21 août 2013. Les preuves amènent maintenant à la conclusion que ce sont les extrémistes islamistes qui ont mené une opération sous faux drapeau dans le but de leurrer Obama pour qu’il bombarde l’armée syrienne, une tromperie qui a presque fonctionné. [Voir Consortiumnews.com “The Collapsing Syria-Sarin Case.”]

Encore bien avant, des observations indépendantes de la façon dont la crise syrienne s’est développée en 2011 révèlent que les extrémistes sunnites faisaient partie de la coalition de l’opposition depuis le début, tuant policiers et soldats syriens. Que cette violence, à son tour, a provoqué des représailles du gouvernement qui ont aggravé les divisions en Syrie en exploitant les ressentiments de la part de la majorité sunnite, qui s’était depuis longtemps sentie marginalisée dans un pays où alaouites, chiites, chrétiens et laïcs sont mieux représentées dans le régime d’Assad. [Voir “Origines cachées de la guerre civile en Syrie.” de Consortiumnews.com]

Une solution évidente

La solution manifeste serait un arrangement de partage du pouvoir qui donne aux sunnites plus d’influence, mais ne nécessite pas immédiatement d’exiger d’Assad, qui est considéré comme le protecteur des minorités, de démissionner comme condition préalable. Si Obama optait pour cette approche, de nombreux opposants politiques sunnites d’Assad employés par les États-Unis pourraient être conviés à accepter un tel arrangement ou à perdre leur financement. Beaucoup si ce n’est tous rentreraient dans le rang. Mais cela nécessite qu’Obama abandonne son mantra “Assad doit partir !”.

Ainsi, alors que la voix officielle de Washington continue à tenir des propos durs contre Assad et Poutine, la situation militaire en Syrie continue de se détériorer avec l’État Islamique et la filiale d’Al-Qaïda, le Front al-Nosra, qui gagnent du terrain, aidés par un soutien financier et militaire des “alliés” régionaux des États-Unis, dont la Turquie, l’Arabie Saoudite, le Qatar et d’autres états du Golfe persique sunnite. Israël a également fourni une aide au Front al-Nosra, prenant soin des soldats blessés le long des hauteurs du Golan et bombardant les forces pro-gouvernementales à l’intérieur de la Syrie.

Le président Obama peut avoir l’impression que ses négociations avec l’Iran pour restreindre son programme nucléaire – alors que les dirigeants israéliens et les néoconservateurs américains sont favorables à une campagne de bombardement-boum-boum – l’ont mis dans l’obligation d’apaiser Israël et l’Arabie Saoudite, y compris dans le soutien qu’apportent ces deux pays au « changement de régime » qu’ils désirent en Syrie, et en tolérant l’invasion menée par l’Arabie au Yémen. [Voir Consortiumnews.com “On Syria, Incoherence Squared.”]

On m’a dit en privé qu’Obama a été d’accord avec le soutien accru de Poutine au régime d’Assad – et peut-être même l’a encouragé, réalisant que c’est là le seul véritable espoir d’éviter une victoire sunnite extrémiste. Mais publiquement Obama sent qu’il ne peut pas approuver cette démarche rationnelle. Aussi, Obama, qui est devenu très expérimenté dans l’art de parler de plusieurs voix, a rejoint le camp du dénigrement de la Russie – se partageant la scène avec les suspects habituels, ce qui comprend la page éditoriale du New York Times.

Dans un éditorial en première page samedi, intitulé “Manœuvres militaires risquées de la Russie en Syrie”, le Times écorchait vif la Russie et Poutine, leur reprochant d’essayer de sauver le gouvernement d’Assad. Bien que Assad ait gagné dans une élection multi-parti qui s’est tenue en 2014 dans les régions de la Syrie où un vote était possible, le Times juge qu’il est un “dictateur impitoyable”, et semble se délecter du fait que “son emprise sur le pays aille en s’affaiblissant”.

Puis le Times reprend l’affirmation du “groupe de réflexion” rejetant sur Poutine la responsabilité de la crise syrienne. “La Russie a été depuis longtemps le principal soutien de M. Assad, le protégeant des critiques et des sanctions au Conseil de sécurité des Nations-Unis et fournissant des armes à son armée”, affirme le Times. “Mais la dernière aide apportée peut augmenter l’engagement de la Russie dans le conflit jusqu’à un nouveau et plus dangereux niveau.”

Citant l’arrivée signalée d’une équipe russe de précurseurs, le Times a écrit : “Les Américains disent que les intentions des Russes ne sont pas claires. Mais ils sont si inquiets que le secrétaire d’état John Kerry a appelé le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov deux fois ce mois-ci pour le prévenir d’une possible “confrontation” avec les États-Unis, si l’accroissement des forces russes conduisaient à des opérations offensives russes en soutien aux forces de M. Assad pouvant atteindre les formateurs américains ou leurs alliés.

“Les États-Unis mènent des frappes aériennes en Syrie contre l’État Islamique, qui cherche à établir un califat en Syrie et en Irak, et cherchent aussi à entraîner et armer des groupes d’opposition modérée pouvant sécuriser le terrain pris aux extrémistes.”

Double standard, au carré

En d’autres termes, dans le monde bizarre de l’opinion de l’élite américaine, la Russie s’engage dans des actions “dangereuses” quand elle porte assistance à un gouvernement reconnu internationalement en lutte contre une menace terroriste, mais il est parfaitement normal que les États-Unis s’engagent dans des actions militaires unilatérales à l’intérieur même du territoire Syrien sans l’accord de son gouvernement.

Dans ce contexte des USA prenant ombrage de l’aide apportée par la Russie au gouvernement syrien, on doit aussi remarquer qu’il est habituel pour le gouvernement étatsunien de fournir une aide militaire à des régimes partout dans le monde, y compris des conseillers militaires au régime assiégé qu’ont créé les États-Unis en Irak et des armes sophistiquées à des pays qui mènent des attaques au-delà de leurs propres frontières, comme Israël et l’Arabie Saoudite.

Clairement le Times croit que ce qui est bon pour les oies américaines n’est pas bon pour les jars russes. Et en effet, si l’aide russe au gouvernement syrien conduit à une “confrontation” avec les forces américaines ou alliées, c’est la Russie qui doit en être blâmée, bien que ses forces soient là avec la permission du gouvernement, et pas celles des États-Unis et de ses alliés.

Le Times défend aussi les bizarres efforts faits la semaine dernière par le Département d’État pour mettre en place un blocus aérien destiné à empêcher les Russes de réapprovisionner l’armée syrienne. Le Times déclare :

“Les Etats-Unis ont demandé aux pays dans le couloir aérien entre la Russie et la Syrie de fermer leur espace aérien aux vols russes, sauf si Moscou peut prouver qu’ils ne sont pas utilisés pour le réapprovisionnement de l’armée du régime d’Assad. La Bulgarie l’a fait, mais la Grèce, autre membre de l’OTAN, et l’Irak, qui dépend des États-Unis s’il veut être sauvé de l’État Islamique, jusqu’à présent ne l’ont pas fait. Les dirigeants du monde doivent profiter de l’Assemblée générale des Nations Unies ce mois-ci pour faire connaître clairement les dangers qu’un engagement croissant des Russes poserait aux efforts visant à mettre fin aux combats.”

Étant donné le bilan tragique du New York Times et d’autres organes de presse ayant promu les plans désastreux de “changement de régime”, dont l’invasion de l’Irak par George W. Bush en 2003 et la campagne de bombardement de la Libye par Obama en 2011, vous penserez peut-être que les rédacteurs devraient comprendre que les plans les mieux conçus par les guerriers d’opérette finissent souvent par mal tourner.

Et, dans le cas qui nous occupe, le calcul fait que destituer Assad pour le remplacer par quelque homme politique agréé-par-les-penseurs-de-Washington résoudrait d’une façon ou d’une autre les problèmes syriens peut très bien finir par la chute du gouvernement largement laïc de Damas et l’arrivée des coupeurs de têtes de l’État Islamique et des bandes de comploteurs terroristes d’Al-Qaïda.

Avec le pavillon noir de l’État Islamique flottant sur l’ancienne cité de Damas, la sinistre prédiction du sénateur Graham, une invasion militaire de la Syrie suivie d’une occupation pour un temps indéterminé, pourrait bien s’avérer prophétique, au moment où les États-Unis entrent dans la phase finale de leur transformation, passant d’une république de citoyens à un État impérial autoritaire.

Robert Parry | 13/09/2015

Article original : Consortium News