Par Guy Mettan, journaliste indépendant, auteur et député, Genève
L’emphase mise sur les succès tactiques ukrainiens et les coups diplomatiques tels que l’attaque du commandement de la marine russe à Sébastopol ou la réunion des 27 ministres des affaires étrangères de l’UE à Kiev ne trompe que les crédules. La terrible réalité, c’est que la contre-offensive ukrainienne a échoué et que des dizaines de milliers d’hommes ont été sacrifiés pour rien. Cet échec pose donc plus que jamais la question que personne en Occident n’ose soulever : est-il moralement justifié de poursuivre un massacre inutile, insensé, en vue d’atteindre un objectif inatteignable, la défaite de la Russie, sous un prétexte, la défense des droits de l’Homme et de la civilisation, dont nos gouvernants se fichaient comme de colin-tampon lorsqu’il s’agissait d’agresser la Serbie, l’Afghanistan, l’Irak, la Somalie et bien d’autres pays ?
Après dix-huit mois de guerre, il faut se rendre à l’évidence, l’armée ukrainienne n’a reconquis, en quatre mois de contre-offensive, que 0,25 % des territoires perdus en 2022, constatait avec amertume la presse américaine à la fin du mois d’août. A ce rythme, il faudrait 130 ans pour les récupérer. Un résultat dérisoire obtenu au prix de dizaines de milliers de morts et de blessés par mois, selon les dernières estimations américaines. Le compte macabre est vite fait, l’Ukraine aura annihilé sa population mâle en âge de combattre en moins de dix ans.
Un mois plus tard, le 28 septembre, le constat du New York Times, la bible du courant néoconservateur belliciste nord-américain, était encore plus amer : depuis le début de l’année, 500 km2 ont changé de main en faveur des Russes, contre 200 seulement en faveur de l’Ukraine…
Le fait que le FMI, puis la BERD ont successivement annoncé que la croissance économique russe pour l’année 2023 serait deux fois supérieure à celle de la zone euro, soit + 1,5% contre + 0,8% (Allemagne : -0,6%), n’est pas pour rassurer non plus. On est loin des – 50% anticipés par les Européens en février 2022 ! Et cela malgré les milliers de sanctions prises contre la Russie. Moscou vient d’ailleurs d’augmenter ses dépenses militaires pour 2024 à 105 milliards de dollars, à 6% du PIB, sans incidence sur sa dette.
Dans le domaine économique aussi, l’échec est dans le camp occidental alors que tous les indices en faveur d’une guerre d’attrition longue et désastreuse pour l’Ukraine s’accumulent. Sur le plan politique enfin, la chute tant espérée de Poutine n’est pas pour demain : le dernier sondage VtSiom du 24 septembre le créditait toujours de 77,3 % d’opinions favorables, sans commune mesure avec les cotes de popularité déprimantes des dirigeants occidentaux.
Aux Etats-Unis, où le débat est plus franc, l’establishment militariste a senti venir le boulet et est aussitôt monté au front. L’éditorialiste vedette du NYT, Thomas Friedman, s’est rendu à Kiev pour y exhorter l’Occident à se préparer à une guerre sans fin et à redoubler d’efforts pour assurer la victoire de l’Ukraine en livrant des F-16, des ATACMS, des chars Abrams et toute la panoplie des armements dernier cri de l’OTAN, tandis qu’à Londres, la gazette de l’impérialisme anglo-saxon, The Economist, qui a défendu toutes les conquêtes britanniques depuis les guerres de l’opium en 1843, décrétait qu’il était « temps de repenser » la guerre en Ukraine, non pas pour y rétablir la paix mais pour mieux aider Kiev à gagner une guerre longue (Time for a Rethink, September 23rd, 2023).
Jusqu’ici, les questions et les doutes ne sont jamais apparus dans les médias dominants. Toute information sur les pertes humaines et matérielles subies par l’Ukraine étant considérée comme tabou, les médias et les gouvernants européens se contentent de refléter servilement la bonne parole de Kiev et de nous promettre une victoire prochaine malgré l’évidence du contraire. On a hâte de voir comment les dirigeants européens vont essayer de vendre à leurs opinons publiques une guerre interminable après avoir prédit une victoire ukrainienne fulgurante et indolore grâce au succès de la contre-offensive.
Car le temps presse. Depuis l’été, le front du mensonge et de la propagande commence lentement à se lézarder. A ce propos, on lira avec profit le papier du Monde diplomatique «Ukraine, le béton médiatique se fissure» qui vient de paraitre, ainsi que la tribune de Peter Brandt, le fils de l’ancien chancelier Willy Brandt, Hajo Funke, politologue expert de l’antisémitisme, du général Harald Kujat, ancien président du comité militaire de l’OTAN, et de Horst Teltschik, ancien conseiller d’Helmut Kohl et dirigeant de la Conférence de Munich sur la sécurité, qui appellent à « mettre fin à la guerre par une paix négociée » et proposent un plan de paix très raisonnable et équilibré (Institut Schiller, 23 septembre 2023).
Plus les jours de guerre et les morts s’accumulent, plus le dilemme moral devient aigu pour les Occidentaux, qui n’ont cessé de justifier la poursuite des combats par des arguments éthiques. Les Américains, toujours en avance, viennent d’ouvrir le débat sur l’aléa moral et le risque de déroute stratégique et de faillite morale que l’opération militaire pourrait faire courir à l’Occident.
Rappelons-en l’essentiel.
Depuis le début du conflit, de nombreux intellectuels étatsuniens ont porté la contradiction et souligné que cette guerre, loin d’être non-provoquée comme le voudrait le narratif officiel, a été au contraire pensée depuis le début des années 1990 avec la doctrine Wolfowitz/Brezinski puis mise à exécution lors du sommet de l’OTAN de 2008 à Bucarest, qui avait ouvert les portes de l’Alliance à l’Ukraine et à la Géorgie de façon que les Russes n’aient pas d’autre choix que de prendre l’initiative d’une guerre. Stephen J. Cohen en son temps, John Mearsheimer, Jeffrey Sachs, Noam Chomsky et de nombreux journalistes comme Caitlin Johnstone ont dénoncé ces manœuvres. Documents à l’appui, ils ont démontré comment les va-t-en-guerre se montraient d’autant plus belliqueux qu’ils se battaient par Ukrainiens interposés sur un continent qui n’était pas le leur.
Mais ces voix dissidentes n’ont guère été écoutées, essentiellement parce que leurs arguments, d’ordre historique et politique, n’ont jamais réussi à battre en brèche le discours moral mis en avant par les stratèges occidentaux. Le narratif pseudo-rationnel mais efficace du Bon contre le Méchant, du gentil démocrate Zelenski contre le brutal dictateur Poutine, des héroïques soldats kiéviens défendant la liberté contre les barbares russes assoiffés de crimes et de sang l’a toujours emporté sur les autres considérations même quand elles s’appuyaient sur des documents et des faits solides et avérés.
Or cette fois-ci, et c’est une première depuis dix-huit mois, la question morale est soulevée par le camp du Bien, le camp atlantiste. Elle est portée par l’une de ses voix les plus respectées, celle du professeur de Harvard Stephen M. Walt, dans Foreign Policy, un des organes le plus en vue de l’atlantisme nord-américain. « La moralité de la guerre d’Ukraine est très sale. Les calculs éthiques sont moins clairs que vous pouvez le penser », écrit Walt. (« The Morality of Ukraine’s War Is Very Murky« , Foreign Policy, 22 Septembre 2023).
Sans nier la responsabilité russe, il pose les questions suivantes à l’Occident : 1/Il ne suffit pas de proclamer que les Bons doivent gagner ; on doit aussi sérieusement penser aux coûts que cette victoire entrainera et examiner si celle-ci est possible ; refuser de considérer ces coûts serait une abdication morale ; 2/Les guerres d’Afghanistan ou du Vietnam ont été inutilement prolongées parce qu’on promettait sans cesse une victoire au coin de la rue, laquelle n’est jamais arrivée. Nous sommes dans la même situation en Ukraine, alors que les destructions et les morts ne cessent d’augmenter chez nos alliés ukrainiens ; 3/ Même si les Ukrainiens annoncent vouloir se battre jusqu’au dernier, le devoir moral d’un ami et d’un allié est de les empêcher de commettre des actes désastreux pour eux ; 4/Personne ne peut savoir quelle sera l’issue de la guerre si elle continue, ni quel sera résultat des négociations de paix si elles s’ouvrent. Mais les va-t-en-guerre devraient reconnaitre que leur inflexibilité peut faire plus de mal que de bien à Ukraine à long terme ; et 5/ à l’ère nucléaire, toutes les guerres, de celle de Corée à celle d’Afghanistan, se sont terminées sans bouleversement décisif de l’ordre mondial, la défaite des uns et la victoire des autres n’ayant déployé que des effets marginaux et temporaires. Il en irait de même en Ukraine si l’on s’arrête à temps.
Et Stephen Walt de conclure que si la Russie porte bel et bien la responsabilité du déclenchement de la guerre, l’Occident portera celle de son issue : faute d’avoir su et d’avoir voulu la terminer malgré les mises en garde et les appels lancés par le reste du monde, il devra assumer à lui seul les conséquences probablement tragiques de sa fin.
On ne saurait mieux résumer les enjeux moraux de cette guerre : la fin ne saurait justifier les moyens. En aucun cas.
Naturellement, on pourrait continuer à les ignorer et à les nier, comme on le fait chez les faucons européens et étatsuniens. Mais ce n’est plus une solution. Plus le conflit se prolonge, plus il sera difficile de maintenir la chape de plomb. Les événements destructeurs pour le récit officiel risquent de s’enchainer, comme on l’a vu avec le scandale provoqué par l’ovation unanime du Parlement canadien pour un ancien soldat ukrainien de la Waffen SS, en présence de Justin Trudeau et de Volodymyr Zelenski, qui n’ont rien trouvé à redire sur le moment. « Hommage malencontreux » comme essayait de le banaliser maladroitement Le Monde, ou faute morale grave ? Chacun jugera, les survivants de la Shoah en premier. En attendant, l’objectif de Poutine de « dénazifier » l’Ukraine s’en est trouvé conforté.
De même, la Pologne a récemment confirmé que le missile tombé sur son territoire à la fin de l’année dernière était d’origine ukrainienne et non russe comme Kiev l’avait prétendu dans l’espoir d’entrainer l’OTAN dans la guerre. Idem pour le missile tombé début septembre sur le marché de Konstantinovka au prix de dix-sept morts innocents, dont le New York Times a établi qu’il avait été tiré par des Ukrainiens et non par la Russie. Il faut s’attendre à ce que d’autres révélations, sur l’explosion des tubes Nordstream – c’est en cours avec les enquêtes de Seymour Hersh – ou sur les massacres de Butcha, de Marioupol, du MH 17 d’août 2014, viennent altérer le narratif officiel, comme ce fut le cas après l’invasion de l’Irak et les fameuses armes de destruction massive de Saddam Hussein.
Parfois, ces montages tournent même à la farce, comme ce fut le cas lors du discours de Zelenski à la dernière assemblée générale des Nations Unies à New York. Pour cacher le vide de l’auditoire, la télévision ukrainienne a dû recourir à des images d’archives prises la veille et dans lesquelles on pouvait reconnaitre Zelenski assis dans la salle en train d’écouter son propre discours !
A terme, ce n’est pas seulement l’échec militaire mais la déroute morale qui guette l’Occident. Jusqu’ici, celui-ci avait toujours su éviter le pire parce qu’il contrôlait les médias et les réseaux de communication mondiaux qui lui assuraient la maitrise totale du narratif et confortaient son magistère moral sur l’ensemble de la planète. Tout récemment, un ancien professeur de l’Université de Lausanne et ancien vice-président de la Fédération internationale de la Croix-Rouge s’extasiait dans les colonnes du journal suisse Le Temps sur la supériorité morale de l’Occident face aux barbares africains et aux hordes asiatiques, indécrottables adeptes de la sorcellerie et de la dictature. « La supériorité de la civilisation occidentale tient au fait qu’il accepte et protège l’idée que deux et deux font quatre », écrivait-il en insinuant que les autres civilisations nient cette évidence ! (Pierre de Senarclens, L’Occident et les autres : de la répression et de la sorcellerie, 17 septembre 2023).
Outre que cette opinion témoigne d’une arrogance que même Tintin au Congo n’avait pas osé exprimer, elle ignore que l’Occident n’a plus le monopole de la vérité. Au contraire, le reste du monde, c’est-à-dire la majorité de l’humanité, refuse de se plier aux injonctions morales venues du nord et se révolte même contre l’hypocrisie crasse des donneurs de leçons occidentaux. Les discours prononcés lors de l’assemblée générale des Nations Unies à New York en septembre dernier sont très révélateurs à cet égard. Il suffisait de voir le chancelier Scholz discourir devant une salle vide et d’écouter les discours virulents des chefs d’Etat du Sud global pour s’en apercevoir.
Ainsi le président mexicain Gustavo Petro : « Ils ne laissent pas cette guerre se terminer. Ils ne disposaient pas de cent milliards de dollars pour protéger nos pays des inondations, des tempêtes et des ouragans. Mais ils ont immédiatement utilisé cet argent pour faire en sorte que des Russes et des Ukrainiens s’entretuent. » Ou du président serbe Aleksandar Vucic : « Ils n’ont pas ri quand le président russe a utilisé les mêmes mots qu’eux pour justifier son attaque contre l’Ukraine. Ils ont oublié qu’ils ont eux-mêmes utilisé le même discours, les mêmes mots et les mêmes explications. Le pire, c’est que ceux qui ont commis une agression contre la République de Serbie donnent aujourd’hui des leçons sur l’intégralité territoriale de l’Ukraine. » D’innombrables autres chefs d’Etat se sont exprimé dans la même veine.
Le problème avec la morale, c’est qu’il faut commencer par se l’appliquer à soi-même. Sinon la chute risque d’être dure, très dure.
Guy Mettan, le 4 octobre 2023
(*) La moralité de la guerre en Ukraine est très trouble
Source: Guy Mettan