Comment on crée un climat hostile envers la Russie


par Jozef Banáš*

Paru le 6 septembre 2021 sur Point de vue Suisse


Je viens de terminer mes traductions du livre de Stefan Zweig (1881–1942) «Vor dem Sturm. Europa zwischen 1900 und 1914», dans lequel le célèbre écrivain autrichien décrit les raisons du déclenchement de la Première Guerre mondiale. L’une des raisons qu’il a invoquées est la généralisation de la russophobie en Europe occidentale, notamment dans une Allemagne de plus en plus belliqueuse. En Autriche-Hongrie, toute personne qui parlait positivement des Russes, des Serbes et des Slaves en général était immédiatement qualifiée de russophile, de dangereux conspirateur panslave, de diffuseur de fausses nouvelles, et était publiquement rejetée. La majorité des citoyens, cependant, ont gardé leurs pensées pour eux-mêmes; ils voulaient simplement la paix et la tranquillité et n’ont rien dit, et nous savons tous comment cela s’est terminé…

Les habitants de la Crimée ont une aversion pour toute puissance occupante

Je ne parlerai pas de la procédure et des aspects techniques du référendum de mars 2014, mais d’un aspect fondamental: le référendum a-t-il exprimé la volonté des habitants de la Crimée ou non? Ces Criméens dont les pères, les grands-pères et les arrière-grands-pères avaient une aversion innée pour toute puissance occupante, quelle que soit son origine, résultant des invasions successives de leur pays dans le passé. Et l’histoire de cette péninsule est riche en occupants: rappelons simplement les Turcs, les Français, les Britanniques et les Allemands. Dès qu’une puissance occupante posait le pied sur le sol de la Crimée, les Criméens commençaient immédiatement à organiser un mouvement de résistance de partisans. De tous côtés, j’entends dire que la Crimée est occupée. Les derniers envahisseurs étaient les nazis allemands en 1941, et cette occupation a duré jusqu’en 1944. Aujourd’hui, selon les courants d’opinion dominants dans la politique et les médias, la Crimée est à nouveau occupée. Par les Russes. Et ce, depuis cinq ans.

 

Josef Banáš.


Le rattachement de la Crimée à la Russie – une annexion?

Tout a commencé avec le référendum du 16 mars 2014, qui a abouti à l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie. Pour juger si cette intégration était une annexion, je pense qu’il faut commencer par donner une définition de l’annexion:

Selon le droit international, l’annexion est l’appropriation par la force d’un territoire par un Etat au détriment d’un autre Etat, contre la volonté des habitants de ce territoire, violant ainsi le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.1 Pour être clair, je répète: contre la volonté du peuple.

Au cours de l’histoire, de nombreuses annexions ont eu lieu contre la volonté du peuple annexé. Parmi les plus importantes, citons l’annexion par l’Autriche-Hongrie de la Bosnie-Herzégovine en 1908 et l’annexion par Hitler du Protectorat de Bohême et de Moravie, ainsi que l’annexion de la Corée par le Japon, l’annexion du Tibet par la Chine et l’annexion par Israël de Jérusalem-Est et du plateau du Golan. L’annexion de l’Erythrée par l’Ethiopie a entraîné une guerre d’indépendance en Erythrée. L’annexion du Sahara occidental par le Maroc et la Mauritanie a conduit à la création du mouvement de résistance armée Polisario.

Toutes ces annexions ont un point commun: les habitants ont résisté et continuent de résister militairement aux occupants. Et voilà le critère décisif pour qualifier d’annexion l’intégration de la Crimée à la Russie: la résistance militaire ou une autre forme de rejet de la puissance occupante par la population locale. Comme je n’avais encore rien lu sur un seul acte de résistance antirusse en Crimée cinq ans après le référendum, j’ai commencé à trouver l’expression «annexion contre la volonté du peuple» un peu étrange. La seule explication était que les journalistes slovaques fermaient avec tact les yeux sur la résistance antirusse en Crimée, pour ne pas contrarier le président Poutine.

Et j’étais aussi alarmé: avais-je, par négligence, manqué le moment où Washington, Bruxelles et Berlin avaient changé d’avis et déclaré le référendum légal? Jusque-là, je n’avais rien trouvé dans les journaux, alors je me suis dit que si nos journalistes d’investigation n’y allaient pas pour vérifier, j’irais moi-même. Comme on dit, il vaut mieux voir une chose une fois que d’en entendre parler mille fois.

Histoire de la Crimée

Les gens m’ont mis en garde et ont essayé de me dissuader de faire ce voyage. Je n’ai aucune raison de garder secret mon voyage en Crimée; au contraire, je pense que toute tentative pour faire éclater la vérité sur la situation et réduire l’adversité aidera deux merveilleuses nations slaves – les Ukrainiens et les Russes. J’aime les deux; j’ai des lecteurs dans les deux pays, et je n’oublierai jamais les beaux éloges que deux grands écrivains ont faits de mon roman Zone of Jubilation (Zona nadšenia): l’écrivain ukrainien Iouri Chtcherbak et la star de la littérature russe Iouri Poliakov, rédacteur en chef des Nouvelles littéraires de Pouchkine (Literaturnaya gazeta). Aujourd’hui, ces deux hommes, que j’aime et que j’apprécie, se trouvent de part et d’autre des barricades. Qui a permis que cela se produise? Quand cela s’est-il produit? Qui a séparé ces deux hommes fantastiques? Qui a séparé les Russes et les Ukrainiens? Et étaient-ils vraiment séparés, ou est-ce que cela semble seulement être le cas dans les discours des politiciens et des journalistes suivant l’air du temps?

Qu’est-il arrivé et qu’arrive-t-il maintenant aux pauvres habitants occupés de la Crimée? Certains disent que la Crimée appartient à l’Ukraine, d’autres prétendent qu’elle appartient à la Russie. La Crimée a appartenu à beaucoup de monde, aux Russes, aux Ukrainiens, mais bien avant eux, elle a appartenu aux Cimmériens, aux Goths, aux Grecs (le drame d’Euripide, Iphigénie chez les Tauriens, se déroule en Crimée, Tauri étant le nom grec de la Crimée), aux Romains, aux Byzantins, aux Italiens et aux Tartares de la Horde d’or. En 1243, les hordes de Gengis Khan ont conquis la péninsule et l’ont occupée jusqu’à l’établissement du khanat de Crimée en 1443, suivies par les proto-Bulgares (ancêtres de la Bulgarie moderne), les Khazars et les Turcs. A partir de 1783, les Russes ont dominé la Crimée et ont failli perdre la péninsule et la domination sur la mer Noire lors de la guerre de Crimée (1853–1856).

Néanmoins, l’influence russe en Crimée s’est accrue; la péninsule est devenue la résidence d’été d’éminents politiciens et membres de la famille royale russe (le tsar entretenait un palais près de Yalta), ainsi que d’artistes, d’entrepreneurs et de la classe bohème russe. Les oppositions ethniques ont toujours été diverses, et parfois altérées par la force. Au cours des trois années d’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont assassiné la majorité des habitants juifs. Après la guerre, Staline a expulsé les Bulgares, les Tatars, les Grecs et les Arméniens de Crimée sur la base du principe de culpabilité collective. Les Tatars ont le plus souffert de leur collaboration avec les occupants allemands, car des milliers d’entre eux ont combattu contre l’Union soviétique aux côtés des nazis allemands, qui avaient renouvelé le khanat de Crimée.

Les habitants décident de leur appartenance

L’affirmation selon laquelle la Crimée a toujours été russe est donc fausse; la péninsule n’a commencé à être fortement russifiée qu’après la Seconde Guerre mondiale. Mais à partir de 1954, elle a fait partie de l’Ukraine. Cette année-là, l’Union soviétique, dirigée par le Russe ukrainien Khrouchtchev, a offert la Crimée à l’Ukraine. Si je me souviens bien, en tant que République socialiste soviétique d’Ukraine. Ainsi, la Crimée appartient à parts égales aux Ukrainiens, aux Russes, aux Estoniens et aux Turkmènes, tous citoyens de la grande Union soviétique.

On ne peut s’empêcher de constater combien il est étrange que les politiciens et les journalistes démocratiques défendent aujourd’hui avec obstination la décision du dirigeant communiste Khrouchtchev… Toute personne normale reconnaît sûrement que le facteur le plus objectif qui devrait décider à qui appartient la Crimée devrait être ses habitants. Et ils ont décidé. Le 16 mars 2014, un référendum a été organisé. 83,1 % des résidents de Crimée ont participé, et parmi eux, 95,77 % ont voté pour l’intégration dans la Fédération de Russie. Lors du référendum distinct organisé à Sébastopol, 95,6 % des 89,5 % de la population ont voté pour l’intégration.

Je dois rappeler à ceux qui doutent des résultats des référendums de quelle manière les Etats-Unis d’Amérique ont vu le jour: la déclaration d’indépendance de la Grande-Bretagne en 1776 était unilatérale. Penser que la Crimée devrait donc être rendue à l’Ukraine est aussi absurde que de penser que les Etats-Unis devraient être rendus à la Grande-Bretagne… Depuis l’époque où Catherine la Grande régnait sur la Russie, il était évident que la Crimée, et en particulier son port Sébastopol, revêtait une importance stratégique centrale pour la Russie. Sébastopol, officiellement appelée la ville des héros (gorod geroy), est un port russe stratégique qui donne accès aux océans du monde entier via le Bosphore, les Dardanelles et la mer Méditerranée. La péninsule de Crimée n’est pas seulement un lieu stratégique, mais littéralement un symbole de la Russie.

Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, la Crimée et la majorité de ses habitants russes se sont réveillés un matin et, en l’espace d’une nuit, n’étaient plus en contact direct avec la Russie. Les différents gouvernements ukrainiens étaient plus soucieux de piller les actifs du pays que d’investir judicieusement dans le développement économique de l’Ukraine, sans parler du développement de la Crimée, qui était dominée par des citoyens d’origine russe.

En 2005, j’ai rencontré le président ukrainien Viktor Iouchtchenko, qui a mis son avion à notre disposition pour notre voyage à Sébastopol. La Russie et l’Ukraine avaient signé un traité sur l’utilisation du port de Sébastopol. Lors du déjeuner festif avec le commandant de la flotte ukrainienne à bord du destroyer Heytman Zagaidachny, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec les plus hauts officiers de la marine ukrainienne. Au bout d’un moment, le sénateur français Pierre Lellouche, président de notre délégation et de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, m’a demandé si je parlais ukrainien, puisque je m’adressais à nos partenaires. J’ai répondu non; je parlais russe avec les officiers ukrainiens. Et avec Lellouche, ils communiquaient aussi en russe, et moi je traduisais.

Visite aux Tatars

J’étais récemment de retour en Crimée, avec la ferme intention de trouver des preuves de la résistance des habitants à leur intégration à la Russie. Après avoir atterri à l’aéroport reconstruit de la capitale, Simferopol, nous nous sommes rendus directement à Bakhtchissaraï, le centre des Tatars de Crimée, où je m’attendais à trouver les activités et les attitudes antirusses les plus féroces, étant donné l’histoire des Tatars. Le Tatar Ruslan nous a emmenés faire une excursion de trois heures dans les montagnes et les sites touristiques en jeep. Je m’attendais à voir des cachettes de partisans, mais je n’ai rien vu. Même près des montagnes les plus sauvages et les plus reculées de Crimée, à Bakhtchissaraï, nous n’avons trouvé aucune preuve d’activité antirusse. Nous sommes allés à Khan-saraï, un palais des khans tatars.

Ce complexe est dominé par la fontaine des larmes, devenue célèbre après la visite de Pouchkine en 1820, qui en a fait l’éloge dans son poème La fontaine de Bakhtchissaraï. Ce que les puissants khans n’ont pas pu faire, Pouchkine l’a fait. Cela peut aussi être le pouvoir de la poésie.

Comme je m’y attendais, certains Tatars autochtones ont exprimé publiquement leur frustration d’être considérés comme un peuple de seconde zone sur la péninsule. Ils ne peuvent pas pardonner aux Russes l’expulsion forcée et la mort de dizaines de milliers de Tatars pendant l’ère stalinienne. Mais les Russes de Crimée ne peuvent pas non plus pardonner aux Tatars leur collaboration traîtresse avec l’occupation allemande. Cependant, de nombreux Tatars ont également combattu aux côtés de l’Union soviétique. Parmi les dizaines de citoyens auxquels nous avons parlé en Crimée, les Tatars étaient sans doute les plus critiques. Ils reconnaissent que depuis que la Crimée est redevenue russe, leurs salaires ont augmenté, mais d’autres résidents de Crimée travaillent également en dehors de la péninsule, principalement en Russie, mais aussi dans des pays de l’UE, notamment en Pologne. Selon les Tatars critiques, ce sont surtout les entreprises russes qui remportent les appels d’offres publics et font venir leurs employés dans la péninsule, réduisant ainsi les chances des locaux de trouver du travail.

Ils étaient ouverts et critiques, mais lorsque nous leur avons demandé s’ils souhaitaient retourner en Ukraine, leurs avis divergeaient. Au cours de notre discussion, une jeune femme tatare a éclaté de rire et a regardé les hommes: «Surtout, vous n’aimez pas le fait que, sous les Russes, vous devez faire des budgets, rédiger des factures et payer des impôts, ce qui était inhabituel sous la domination ukrainienne…»

Nous étions assis avec des gens du coin dans un joli restaurant rustique. A la table d’à côté, le serveur versait du vin dans les «stakany» («verres» en russe) d’une dizaine d’hommes. Les Tatars sont musulmans, donc l’alcool n’est pas vendu dans les restaurants. Mais vous pouvez apporter le vôtre, et le serveur vous apportera volontiers des verres. Avant de le goûter, les hommes se sont levés et ont crié trois fois: «Hourrah, hourrah, hourrah, Rossya!» Deux d’entre eux ont trinqué avec leurs verres, il s’agissait donc clairement de Tatars, mais ils se sont joints à l’éloge de la Russie.

Visite à Sébastopol

Déçus de ne pas trouver d’opposition antirusse à Bakhtchissaraï, le centre des Tatares de Crimée, nous nous sommes rendus à Sébastopol. Des statues et des plaques commémoratives nous rappellent presque à chaque instant l’héroïsme des défenseurs de cette ville: certaines commémorent la guerre de Crimée, c’est-à-dire l’alliance des Ottomans, des Britanniques et des Français contre la Russie. Mais la plupart des monuments aux morts sont dédiés à la Seconde Guerre mondiale.

Si nous n’avions pas visité cette ville, nous n’aurions pas compris pourquoi les Russes n’abandonneront jamais Sébastopol et la Crimée. Dans la bataille pour libérer la ville des nazis, 170 000 soldats soviétiques sont morts et 40 000 ont été blessés. Si la diplomate américaine Victoria Nuland avait visité Sébastopol avant de commencer à organiser la révolte de Maïdan à Kiev, elle aurait pu s’épargner à elle-même, à son pays, mais surtout aux Ukrainiens et aux Russes, d’énormes problèmes.

Nous avons poursuivi notre voyage vers le golfe de Balaklava, où l’on nous a montré la base stratégique de la flotte de sous-marins soviétique, que la Russie veut maintenant renouveler et agrandir. Nous sommes entrés dans ces petites rues presque oubliées en espérant trouver au moins un tract antirusse déchiré, ou peut-être un graffiti avec des slogans antirusses ou anti-Poutine. Encore une fois, il n’y avait rien.

Le Yalta de Tchekhov – un village Potemkine?

De Sébastopol, où Tolstoï est passé du statut de soldat à celui d’écrivain russe le plus célèbre de tous les temps, nous sommes allés à Yalta, la ville de Tchekhov, qui ressemblait à la Côte d’Azur. C’est ici que Tchekhov, malade, a écrit ses célèbres «Trois sœurs» et «La Cerisaie». S’asseoir dans la maison de Tchekhov, à l’ombre des arbres qu’il a lui-même plantés pour la plupart, a été l’une des expériences les plus mémorables de mon voyage en Crimée.

J’ai observé les gens dans les restaurants, les cafés et sur la plage et je me suis entretenu avec eux. Ils se détendaient, mangeaient et buvaient, et le soir venu, ils dansaient et chantaient dans les bars, ainsi que sur les boulevards où des orchestres jouaient, des artistes de cirque se produisaient et des cartes de tarot étaient lues.

Il m’est venu à l’esprit que tous ces gens qui s’amusaient et riaient étaient peut-être des agents russes spécialement formés qui jouaient un pièce, comme lorsque le célèbre prince Potemkine avait montré à la tsarine Catherine la Grande les façades de beaux bâtiments qui, vus de derrière, n’étaient que des constructions en bois, comme des décors de théâtre.

Alors, pour m’en assurer, j’ai fait le tour de ces dizaines d’hôtels de luxe, de piscines, d’immeubles d’habitation et de terrains de sport souvent encore inachevés – ils étaient bien réels. Tout comme les bulldozers et les grues. Cela m’a fait cesser de croire à l’image des infortunés Criméens sous occupation. Nous nous sommes arrêtés à l’ancien palais tsariste de Livadia, où, en février 1945, Staline, Churchill et Roosevelt ont décidé du sort du monde.

Des centaines de milliers de touristes ukrainiens

De Yalta, nous avons continué à longer la côte jusqu’à Aloushta, et partout nous avons eu la même impression. Les Criméens occupés – au lieu d’organiser une résistance antirusse – se bousculaient sur les plages. Nous avons donc quitté Alouschta et nous nous sommes dirigés vers le nord dans les montagnes, pour éviter le soupçon que nous ne nous rendions que dans la partie sud exposée de la péninsule. Ce qui m’a presque époustouflé, ce sont les touristes ukrainiens que nous avons rencontrés. L’année dernière, plus d’un million de touristes ukrainiens auraient passé leurs vacances en Crimée.

Nous nous sommes rendus à Feodossia, où, dans l’historique Grand Hôtel Astoria, une surprise assez spéciale et presque typique nous attendait. Sur la place en face de l’hôtel se trouvait une grande statue de Vladimir Ilitch Lénine, qui fixait l’hôtel de ses yeux perçants; la place porte son nom. La façade de l’hôtel est dominée par un relief dédié à la visite de Youri Gagarine; le deuxième relief commémore la première réunion locale des conseils bolcheviques en 1919, et le troisième commémore le 22 mars 1920, date à laquelle Anton Dénikine, général de la Garde blanche tsariste, a dit au revoir à ses troupes et à son personnel avant de se rendre en exil. Le magnifique café de l’hôtel porte également le nom de Dénikine. J’ai demandé à la réception s’il n’était pas étrange que l’hôtel pose une plaque dédiée à Dénikine, le très dangereux ennemi des bolcheviks, alors que la place devant cet hôtel porte le nom du leader bolchevique. La réceptionniste a souri et a dit: «Ils étaient Russes, tout cela, c’est notre histoire…»

Mon excitation a atteint son paroxysme lorsque nous sommes arrivés dans la ville voisine de Koktebel. J’ai décrit dans un chapitre de mon roman Zone des Jubels [Zone de jubilation] comment le célèbre écrivain Evgueni Evtouchenko a écrit d’ici un télégramme à Léonid Brejnev le 21 août 1968 pour protester contre l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie. Evtouchenko prenait alors une pause créative.

A l’époque, le Fonds littéraire russe comptait 28 maisons; aujourd’hui, il n’en reste qu’une. Mais le bureau de poste de Koktebel m’a surpris: il n’a pas changé depuis août 1968, lorsque Evtouchenko a envoyé son télégramme. Lorsque j’ai montré au directeur la traduction russe du roman «Koktebel» et de son chapitre «Koktebel 1968», il a poussé un cri de surprise et a appelé l’éditeur local, à qui j’ai accordé une interview. L’idée que je me trouvais dans un lieu par lequel est passée l’histoire de l’opposition soviétique à l’invasion de 1968 m’a rempli d’émotion.

De l’ancien Centre des écrivains soviétiques, je me suis rendu sur la côte, à la Maison blanche du poète Max Volochine. Les célèbres poètes de l’Age d’argent russe tels que Valéri Brioussov, Ossip Mandelstam, Nikolaï Gumilev, Marina Tsvetaïeva et bien d’autres lui ont rendu visite. Alexandre Kouprine, Ivan Bounine, Arkady Averchenko, Anna Akhmatova, Constantin Paoustovski, Alexandre Grine, Vladimir Nabokov, Boris Balter et bien d’autres ont également travaillé et vécu en Crimée.

Le pont sur le détroit de Kertch

De Feodossia, nous nous sommes rendus à Kertch, où se trouve l’actuelle plus grande attraction de Crimée: le pont sur le détroit de Kertch, qui relie la péninsule au continent russe. La décision de construire le pont a été prise peu après que Kiev a coupé l’approvisionnement de la Crimée en énergie puis en eau en 2015. De telles activités de la part de l’Ukraine ne lui a pas valu la sympathie de ses anciens citoyens, dont elle ne s’est de toute façon pas beaucoup occupée par le passé; les Russes, les Ukrainiens et les Tatars de Crimée sont d’accord sur ce point. Les Criméens sont également d’accord pour qualifier 2015 d’année la plus difficile. En avril 2015, les Russes ont commencé la construction du pont de 19 kilomètres à quatre voies; exactement trois ans plus tard, il a été inauguré. Le pont se compose de deux parties: une partie pour la circulation des voitures et des bus et une partie pour la circulation ferroviaire, qui n’est pas encore prête.

Selon la population locale, le pont de Crimée est l’un des biens civils les plus surveillés de la Fédération de Russie. Le nombre de navires militaires à la frontière sud nous a convaincus de cette affirmation. Lorsqu’une jolie policière m’a fait signe de sortir au poste de contrôle et a exigé que j’ouvre le coffre de ma voiture, j’ai haussé les épaules. «Vous ne savez pas comment ouvrir le coffre?» «C’est une voiture de location, nous ne sommes pas russes.» «Et d’où venez-vous?» «Nous sommes Tchèques et Slovaques.» Avec un sourire, elle nous a fait signe de passer et nous avons roulé sur le pont. Sur le chemin du retour, personne ne nous a contrôlés. A Feodossia, et aussi à Kertch, les gens faisaient du shopping ou étaient assis sur le boulevard, buvant du café, les enfants sautant à la corde et les adultes jouant aux échecs. Ces gens, sous occupation, ont commencé à me taper sur les nerfs. Au lieu de manifester leur profonde aversion pour les occupants, ils s’assoient sur des bancs et lèchent des glaces, russes de surcroît!

Mon dernier espoir était la capitale, Simferopol. Nous nous sommes dirigés vers l’ouest, en traversant toute la péninsule. L’autoroute de Tavrida, longue de 250 kilomètres, devrait être inaugurée l’année prochaine. C’est comme si nous roulions dans un chantier de 250 kilomètres de long. Après mon arrivée, plein d’optimisme, je me suis rendu à l’un des monuments historiques les plus importants de la ville – le tombeau du Grand Prince et Saint Alexandre Nevsky, construit au XIXe siècle. En 1930, Staline l’a fait détruire, et j’étais fermement convaincu que les Criméens n’avaient jamais pardonné cela aux Russes. Très vite, cependant, on m’a prouvé que j’avais tort. Le tombeau avait été restauré pour retrouver sa gloire d’antan et sur un panneau d’affichage bien visible à proximité, j’ai lu: «La construction du tombeau a été réalisée sous le patronage du président de la Fédération de Russie Vladimir V. Poutine.»

Les horreurs de la guerre ne doivent jamais se répéter

Une nation qui a connu une guerre aussi brutale sur son propre territoire fait tout ce qu’elle peut pour que ces horreurs ne se répètent jamais. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands ont tué une partie importante des hommes russes en âge de procréer. Il est compréhensible que les Russes se souviennent des horreurs de la guerre à chaque moment de leur vie. Les Russes, les Britanniques, les Français, les Allemands, les Chinois, les Japonais, les Italiens, les Serbes, les Polonais, les Hongrois, les Tchèques, les Slovaques, les Grecs, les Hollandais, les Belges, les Roumains, les Ukrainiens, les Biélorusses, les Lituaniens, les Lettons, les Estoniens et quarante autres nations du monde ont survécu aux horreurs de la guerre sur leur propre territoire.

L’Union soviétique eut le plus grand nombre de victimes de la Seconde Guerre mondiale: 25 millions de personnes, soit 14 % de la population soviétique. La Pologne a subi les plus grandes pertes humaines avec 5,6 millions de morts, soit 16 % de la population; ce chiffre inclut 3 millions de victimes juives de l’Holocauste. Les Etats-Unis ont subi 418 500 pertes pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui représente 0,32 % de la population américaine.

Aucune preuve d’activité antirusse

Notre voyage s’est terminé avec succès, bien que je n’aie trouvé aucune preuve d’activité antirusse en Crimée. Pour cela, je tiens à m’excuser auprès des journalistes des médias «mainstream». Malgré tout ce que j’ai fait au cours de mon voyage, et tout ce qui s’est passé en Crimée au cours des cinq dernières années, nous n’avons pas trouvé une seule personne qui se soit sentie «occupée». Au contraire, les Criméens sont reconnaissants envers les Russes de ne pas avoir laissé une guerre se développer sur la péninsule, comme ce fut le cas à Louhansk et Donetsk. Pendant ma semaine en Crimée, j’ai parlé avec plus de trente citoyens: des Russes, des Ukrainiens, des Tatars, des ouvriers de l’autoroute, des serveurs, des vendeurs, des touristes, des policiers, des professeurs de lycée, des journalistes, des retraités, des guides touristiques, des sauveteurs sur les plages, des clients des stations thermales de Crimée, des cuisiniers, des soldats, une vieille dame sage et, enfin, un alcoolique, le seul que j’ai rencontré pendant mon voyage. Je n’ai pas choisi consciemment mes interlocuteurs, mais je parlais à tous ceux que je rencontrais par hasard. Tous ont exprimé leur satisfaction, certains même leur bonheur, de faire désormais partie de la Russie.

Merci aux Etats-Unis d’avoir imposé les sanctions…

La vendeuse tatare n’est pas contre l’intégration à la Russie, mais elle s’inquiète de la baisse du nombre de touristes étrangers qui viennent dans son café. Je lui ai demandé si elle pensait que c’était le résultat de l’intégration de la Crimée à la Russie, ou des sanctions, et surtout de la propagande totalement négative et infondée des médias étrangers sur la Crimée. Elle a immédiatement expliqué que les habitants de la Crimée sont bien conscients de la propagande négative, mais que la presse écrite étrangère les unit en fait – non seulement les résidents de la Crimée, mais tous les citoyens de la Fédération de Russie.

Un historien russe avec qui j’ai eu une longue conversation a remercié les Américains et leurs alliés d’avoir imposé les sanctions: «En Russie, il existe de nombreux courants politiques, sociaux, nationaux et autres qui sont en conflit. Dans l’histoire de toute nation, il existe un principe éprouvé selon lequel, lorsque vous avez un ennemi puissant à vos portes, les différences politiques internes sont mises de côté au profit de l’unité du pays, et le pays se rassemble autour de son dirigeant. Cela dit, Washington et ses satellites n’auraient pas pu faire mieux pour Vladimir V. Poutine que d’imposer des sanctions.»

La Crimée vit sa propre vie; elle est calme, paisible et amicale. Je me suis toujours demandé pourquoi, au cours de ces cinq années depuis l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie, pas un seul de nos journalistes des équipes de télévision travaillant pour les médias de masse n’était allé en Crimée. Peut-être n’avaient-ils pas les moyens financiers de le faire. C’est pourquoi j’ai proposé le rapport sur mon voyage en Crimée aux quatre grands médias slovaques. J’attends toujours leur réponse.

Jozef Banáš

1 Cf. https//opil.ouplaw.com/view/10.1093/law:epil/9780199231690/law-9780199231690-e1376; consulté le 22 août 2019.

Source: Moradi, Jabbar; Dall’Agnola, Jasmin (Editeurs): PC on Earth. The Beginnings of the Totalitarian Mindset. ibidem-Verlag 2020, p. 119–131. Traduit de l’anglais. Traduction et réimpression avec l’aimable permission des Editions ibidem.
https://www.ibidem.eu/de/pc-on-earth-the-beginnings-of-the-totalitarian-mindset.html


* Jozef Banáš, né en 1948 à Bratislava, en Tchécoslovaquie, est un auteur à succès slovaque et un homme politique. Il a étudié le commerce extérieur à l’Université d’Economie de Bratislava. Il a travaillé au ministère du Commerce extérieur et a été directeur du centre de presse et d’information de Bratislava de 1977 à 1983. De 1983 à 1988, il a été attaché de presse à l’ambassade de Tchécoslovaquie à Berlin-Est, et de 1990 à 1992, envoyé à l’ambassade de la CSFR [Czech and Slovak Federative Republic] à Vienne.

En 1992, après la partition de la République fédérale tchèque et slovaque, Banáš a travaillé comme gestionnaire dans des sociétés de crédit-bail à Vienne et à Bratislava.

En 2002, il a été élu pour quatre ans au Conseil national de la République slovaque (ANO, Alliance du nouveau citoyen). Il a remporté un grand succès dans le domaine de la diplomatie parlementaire en devenant le premier député slovaque à diriger simultanément deux délégations permanentes du Conseil national – la délégation permanente auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et celle auprès de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.

Depuis que Jozef Banáš s’est consacré à l’écriture à plein temps en 2006, la popularité de ses livres n’a cessé de croître. Son foyer de création est la Slovaquie, un pays de cinq millions d’habitants. Banáš a une production littéraire variée. Il a notamment écrit cinq scénarios pour le cinéma et la télévision et trois pièces de théâtre qui ont été jouées. Son roman documentaire «Zona nadšenia» [Zone de jubilation] – l’histoire dramatique de la période d’agitation politique en Europe centrale et orientale de 1968 à nos jours – est l’œuvre littéraire slovaque la plus traduite. Les livres de Banáš ont été traduits en dix langues, dont le russe, l’allemand, l’hindi et l’arabe.

Elevé dans la Tchécoslovaquie communiste et témoin de l’invasion du Pacte de Varsovie à la fin des années 1960 et de la chute du régime communiste 20 ans plus tard, Banáš s’appuie sur sa longue expérience des affaires, de la diplomatie et de la politique. Il suscite l’intérêt des lecteurs en combinant habilement faits et fiction, les rapprochant ainsi d’événements réels à travers une histoire captivante. Toutes ses œuvres, même si elles traitent de différents sujets sociaux, politiques ou religieux, ont un point commun: la recherche de la vérité. Ce faisant, il jette un regard dans les coulisses, pointe l’hypocrisie et soulève des questions qui surprennent le lecteur.

Josef Banáš a reçu plusieurs prix prestigieux pour son œuvre littéraire. Il vit avec sa femme à Bratislava. Il a deux filles et une petite-fille.

Traduction: Point de vue Suisse