Michel Raimbaud

Bonne année quand même

C’est à Paris qu’était signée, le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme dont l’article premier proclame : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

C’est beau. On dirait Robespierre haranguant la Convention entre deux charretées de condamnés à l’échafaud, ou un discours d’Obama recevant le Nobel de la paix entre deux bordées de missiles ou deux envois de GI’s vers le Grand Moyen-Orient ou la Pologne …

On peut certes comprendre qu’hébétés par les horreurs de la grande boucherie universelle les plénipotentiaires de la communauté onusienne naissante aient voulu garantir pour l’avenir, au moins sur le papier, les droits inaliénables de toute personne, quels que soient sa nationalité, son sexe, sa couleur de peau, sa religion, qu’ils aient souhaité bannir au niveau des individus ce que la Charte des Nations-Unies venait de conjurer au niveau des Etats, à savoir la loi du plus fort, la loi de la jungle. Mais il n’est pas superflu de rappeler qu’en ce temps-là, parmi les 58 Etats signataires, figuraient en bonne place les métropoles occidentales qui tenaient encore une bonne moitié de l’humanité sous leur joug colonial et n’étaient pas décidées à lâcher prise au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

En effet, si deux tiers de siècle plus tard le texte n’a rien perdu de sa brûlante nécessité, il est superbement ignoré de part et d’autre de l’Atlantique. Mais, foin des bémols : les élites occidentales, qui sont persuadées d’être les seules à mériter le privilège de porter et promouvoir les valeurs universelles, considèrent ce texte fondateur comme leur chef-d’œuvre. La France, qui s’enorgueillit de cette Déclaration de Paris, descendante en droite ligne d’une autre déclaration, celle des droits de l’homme et du citoyen de 1789, aurait de bonnes raisons d’être vigilante, mais tout se passe comme si, au-dessus de la mêlée, elle n’était pas concernée par la mise en œuvre universelle des trois principes dont elle a fait sa devise.

Toujours est-il qu’en ce début d’année 2017, étourdi d’illuminations, de lumières dégoulinantes, de vitrines scintillantes, d’écrans TV bariolés de bleu chou fleur, de vert caca d’oie et de rose pivoine, où se succèdent magiciens, acrobates, bateleurs, pousseurs de chansonnette, pompom girls et stars botoxées, le citoyen lambda peut invoquer un soupçon de crise de foie pour échapper au remords d’avoir oublié, quinze jours durant, « ce qui se passe dans le monde ». Il peut se retrancher derrière un ancien premier ministre (il était socialiste, c’est dire ; et il est décédé, il ne se dédira donc pas) qui l’a affirmé un jour : « la France n’a pas vocation à accueillir toute la misère du monde », même dans ses préoccupations ; il lui faut donc s’accoutumer à la mélasse médiatique, au bourbier politique et au marécage intellectuel de cette France ballotée dans les tourbillons du XXIème siècle ou enlisée dans les sables mouvants de la pensée unique ; ou s’ancrer dans la conviction que nos dirigeants veillent à la bonne marche du monde.

Pour nos médias, ce monde est très simple : il y a d’une part les méchants, à savoir « le régime de Bachar » qui s’en prend à d’innocents terroristes et les bombarde et le méchant Poutine, ce psychopathe qui menace la paix occidentale. Il y a d’autre part l’Axe du Bien, à la virginité sans cesse repeinte, avec la France en tête. Dans ce contexte limpide, pourquoi s’occuper des « affaires internationales » compliquées, puisque paraît-il les Français s’en fichent.

Cela tombe bien, car nos élites, qui voient à nouveau l’Hexagone comme la métropole du monde, ne s’en fichent pas et font le nécessaire, en tapinois. Mieux vaut oublier le chômage, la pauvreté, l’insécurité, dont nul n’a apparemment le temps de s’occuper, et laisser ceux qui nous gouvernent gérer les affaires du grand large : décider de la guerre au Mali, du bombardement humanitaire ou démocratique en Libye, du changement de régime en Syrie, de l’envoi de deux ou trois avions à Mossoul, de l’expédition de notre porte-avions vers la côte des pirates ou celle de Lattaquié, d’une feuille de route pour le Liban, d’une solution juste et durable (sic) pour les Palestiniens.

Ce syndrome a un nom : l’esprit néocolonial, qui est de retour. Et la diplomatie française de se reconvertir en administration de l’outre-mer, chargée de décider du destin des peuples qui comptent sur nous pour être « civilisés », « démocratisés » et libérés de leurs gouvernements massacreurs. De Juppé à Kouchner, de Kouchner à Fabius, de Fabius à Ayrault, la France a retrouvé les vieux démons de la IVème République et du vieux socialisme de Guy Mollet…Depuis que le Chirac d’Arabie s’était changé en Chirac d’Hariri, « l’Etat profond » hexagonal – qu’il soit « meute » ou « secte » – peut afficher son adhésion totale à la doctrine des néocons américano-israéliens. Celle-ci serait, selon de bons esprits, le degré zéro de la pensée politique, mais la  France a su relever le défi : elle connaît le degré Ayrault de la diplomatie.

Le résultat, on le connaît et il crève les yeux. Mais, à en croire nos médias, ce sont des « Vive la France » qui surgissent des dunes de Syrte et des « merci la France » qui sortent des bouches des Syriens assoiffés, affamés ou transis de froid. Totalement hors-jeu, écarté des dossiers importants, notre pays est sorti de l’Histoire, les piètres dirigeants dont il est gratifié ayant préféré le faire rentrer au « bercail atlantique ». Et pour appeler l’attention des citoyens bernés par le méga-mensonge et la loi d’airain de l’omerta, puisqu’il ne faut pas compter sur le mainstream de France Désinfo et de leurs abonnés politiques, il sera utile de clore la chronique du temps qui passe en livrant deux ou trois menues nouvelles que vous apprendrez peut-être, en Syrie par exemple, comme viennent de le faire trois députés courageux, dont on doit saluer le franc-parler..

Depuis trois semaines, six millions de Damascènes (les habitants de Damas – NDLR) doivent vivre sans eau, sans une seule goutte d’eau. Ils n’ont déjà plus d’électricité (la plupart du temps) et ne trouvent plus de mazout, celui-ci étant déversé dans l’eau potable par les amis de la France : c’est en effet un cadeau de Noël et de Nouvel An de nos chers terroristes « modérés », qui ont saboté le système de distribution situé dans une banlieue de Damas où ils sévissent, s’amusant à souiller le précieux liquide, à endommager les installations, puis carrément à couper l’eau. Pas un mot de ce crime de guerre dans nos médias (radios, télévisions, journaux,  etc…), pas un seul mot. Silence radio, silence télé, silence papier.

Pour nos tâcherons de la désinfo, la situation se résume à un bombardement des « villages » autour de Damas par les « forces pro-Bachar » (sic). Mais mettez-vous ceci dans la tête, messieurs nos censeurs, encenseurs des maîtres de l’heure : ceux qui cherchent délibérément à humilier le peuple syrien mis à mort par la « communauté internationale » franco-anglo-américaine en le condamnant à vivre dans des conditions infra-humaines, ce sont vos amis « démocrates » (comme ose les appeler un ancien ministre), et notre « grande démocratie » les soutient, restant égale à elle-même depuis six ans. Après avoir plaidé en faveur du sauvetage des djihadistes  qui tenaient « Alep-Est » en otage, les officiels parisiens qualifiaient de « tragédie » la libération de la population par l’armée nationale, allant jusqu’à soutenir la candidature des « casques blancs » (sortis d’Al Qaida) au Nobel de la Paix. La « meute » des neocons songeait même à proposer de nouvelles sanctions, sa façon à elle de saluer le cessez-le-feu en vigueur depuis le 30 décembre et de saboter les perspectives de paix ouvertes depuis la reprise de la capitale économique du pays. Scrogneugneu…comment se réjouir de l’espoir d’un peuple lorsque l’on a misé sur son désespoir ?

L’occupant de l’Elysée en ce quinquennat finissant se trouvait très récemment à Bagdad. Peut-être est-ce une ville qu’il ne connaissait pas encore…Sa réflexion de « voyageur revenant de… » (comme on disait jadis) est puissante : il paraît qu’ « agir contre le terrorisme en Irak, c’est prévenir des actes terroristes sur notre sol ». Quel dommage que notre président n’ait pas pensé à tenir le même raisonnement pour la Syrie, sur laquelle la France s’est acharnée depuis six ans, se refusant à admettre que soutenir les « terroristes » contre « Bachar » se traduirait inéluctablement par un retour de criminels déjantés vers la douce France. Ô Descartes, de là où tu es, penche-toi sur ce cas désespéré !

Nos trois députés qui reviennent de Damas (MM. Mariani, Dhuicq et Lassalle) ont échappé à un attentat fomenté par les gars d’Al-Qaïda, amis de M. Fabius et de la France, ou d’autres spécimens de nos fréquentations douteuses et de nos « alliés stratégiques ». Ils ont vu, ils ont visité, ils ont écouté les témoignages et visualisé la catastrophe. Ils ont rencontré le président Bachar al Assad. Ils sont courageux, leur langage est ferme et clair. Ils disent la vérité, et n’ont pas la langue dans leur poche. La vérité qu’ils clament est tellement évidente que même les plus teigneux n’osent les contredire qu’avec précaution.

On peut gager que pour eux le plus difficile de l’épreuve, ce ne sera pas d’avoir échappé de peu à l’attentat, mais de retrouver dans le landernau parisien, qui se prend pour le nombril du monde alors qu’il n’en est plus que le croupion, l’ignorance, la bêtise, l’arrogance des tâcherons du mainstream et des faussaires de l’omerta, toute la meute des chiens de garde de « l’Etat profond » et de son appareil de censure.

Comme pour Alep, il y a déjà cinq ans, la plupart des français diront, lorsque la vérité explosera au grand jour, « nous ne savions pas ». Pourtant, ceux qui le diront le savent et ceux qui ne le disent pas s’en doutent sans se l’avouer, mais ils s’en moquent. Faussaires, escrocs, stakanovistes de la désinfo, esclaves du conformisme bien-pensant, groupies du révolutionnel, ils mentent et savent qu’ils mentent. En un mot, ils nous prennent pour ce qu’ils sont.

« Tout homme civilisé a deux patries, la sienne et la Syrie », disait l’archéologue André Parrot, ancien directeur du musée du Louvre, ce que beaucoup de Français paraphrasent sans le savoir en affirmant que « tout homme (ou toute femme) a deux pays, le sien et la France ». Sommes-nous bien sûrs qu’en restant sourds, aveugles et muets devant le martyre du peuple syrien (le vrai martyre et pas celui qu’ont inventé les faussaires de l’info), notre pays méritera encore longtemps d’être la deuxième patrie de tout être humain ?

A nous de nous souvenir des leçons de l’Histoire…. On a pourchassé les communistes et je n’ai rien dit car je n’étais pas communiste ; on a traqué les Juifs et je n’ai pas bougé, car je n’étais pas juif ; on s’en est pris aux socialistes et je suis resté muet, car je n’étais pas socialiste ; on a arrêté les catholiques et j’ai laissé faire, je n’étais pas catholique ; quand est venu mon tour, il n’y avait plus personne pour me défendre.

Avec mille excuses si j’ai troublé le breuvage de quelques-uns et la bonne conscience de quelques autres.

 Michel Raimbaud | 15 janvier 2017

Ancien Ambassadeur de France. Son intérêt se porte plus particulièrement sur les problématiques du monde arabo-musulman et de l’Afrique, régions sur lesquelles il a accumulé une expertise fondée sur des expériences de terrain. A la retraite depuis octobre 2006, il développe des activités de professeur et conférencier, notamment au bénéfice du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques (CEDS). Officier de l’Ordre National du Mérite
Chevalier de la Légion d’Honneur. Il a publié de nombreux livres et études notamment : Tempête sur le Grand Moyen-Orient – 24 février 2015 (une nouvelle édition augmentée est à paraître en février 2017. Editions Ellipses. Et: Le Soudan dans tous les états – Editions Karthala, octobre 2012. 

Source: Afrique-Asie