Le scandale Crypto écorne l’image de la Suisse. Pour la commission parlementaire : les services de renseignement savaient, pas les politiques… Si tel est le cas, que signifie le modèle démocratique suisse, tant vanté, où les barbouzes sont incontrôlables ? A moins que les services ne servent de fusibles aux compromissions des politiques.

Paru le 20 novembre 2020 sur Front populaire 

L’industrie suisse (Crypto AG, mais aussi Infoguard) a vendu, des décennies durant, des machines de cryptage dotées d’une « porte cachée » permettant le décodage. En soi, c’est une escroquerie industrielle. Une centaine d’États clients ont été abusés, dont certains (tel l’Iran) étaient dans le viseur des États-Unis. Mais le scandale va plus loin. La CIA et le BND (renseignement allemand) étaient les véritables instigateurs, la CIA acquérant même 100% du capital d’une société-écran basée au Luxembourg.

L’affaire semble sortie d’un roman d’espionnage de John le Carré. Crypto AG (AG = SA en français), est une société de droit suisse fondée en 1952 par le Suédois Boris Hagelin. Celui-ci avait hérité de l’entreprise de Arvid Gerhard Damm qui construisait des machines de chiffrement à partir d’un brevet suédois déposé en 1919. Après la mort de Damm et peu avant la Seconde Guerre mondiale, Hagelin prit sa direction. Durant la guerre, la société est dirigée depuis les États-Unis et à la fin du conflit, les activités sont transférées de la Suède vers la Suisse.

La Suisse officielle arbore sa neutralité, pourtant mise à mal au fil des décennies. Pendant la Première guerre mondiale, l’affaire des colonels avait prouvé que des cadres de l’armée avaient transmis des informations sur les alliés aux attachés militaires allemands et austro-hongrois. Couverts par le chef d’état-major général, ils bénéficieront de l’indulgence politique et judiciaire. Pendant la 2ème Guerre, la Suisse et ses banques se sont compromises avec les nazis, non sans héberger à Berne l’OSS, ancêtre de la CIA. Pendant la guerre froide, l’organisation secrète P 26 s’insérait dans le dispositif global Stay Behind, piloté par l’OTAN, même si des puristes soucieux de virginité helvète remarquent que les instructeurs chargés des entraînements auraient été britanniques et non américains. Les relations avec l’Afrique du Sud de l’apartheid doivent cacher quelques secrets inavouables puisque la Confédération a décidé de proroger la période de classification des échanges diplomatiques. Les relations privilégiées des banques suisses avec le premier producteur d’or du monde auraient fait le bonheur de la place financière helvétique. Depuis 1996, la Suisse a rejoint le « Partenariat pour la paix » de l’OTAN, impliquant des exercices communs et des échanges d’informations. Les antennes satellitaires installées à Loèche (canton du Valais), propriété d’une société privée basée au Luxembourg, sont suspectées de travailler pour la NSA. Enfin, nouvelles technologies obligent, les révélations d’Edward Snowden, qui fut chargé d’espionner la planète depuis Genève et note que la NSA est chez elle à Swisscom (la société suisse de télécommunications), confirment le consentement des autorités économiques et politiques.

Certains suggèrent que les Suisses auraient été manipulés, par la CIA d’une part, toujours prête à partager les informations, surtout celles qui la servent, par les sous-traitants Motorola et Siemens, associés à des entreprises étasuniennes, d’autre part, qui auraient « bidouillé » des composants entrant dans la fabrication des machines à crypter. On évoque aussi des « arrangements » aux termes desquels les États-Unis auraient fermé les yeux sur des livraisons par la Suisse à des pays « ennemis », moyennant fourniture d’algorithmes de chiffrement made in USA. Avec la lucidité et le courage qui le caractérisent, l’ancien procureur du Tessin, ex-Conseiller aux États et naguère rapporteur pour le Conseil de l’Europe sur les prisons secrètes de la CIA, Dick Marty,  note que « l’affaire Crypto montre la force de l’empire américain en Suisse » et que « la neutralité suisse est un roman national » https://www.rts.ch/info/suisse/11093682–l-affaire-crypto-montre-la-force-de-l-empire-americain-en-suisse-.html

Inextricable imbroglio d’intérêts industriels et politiques, intérieurs et extérieurs, l’affaire montre qu’il ne suffit pas de la petite cuillère d’un couteau suisse pour aller souper avec le Diable. Et que la souveraineté, partout, se mérite.

La Covid-19 est là, Dieu merci, pour faire un bruit de fond permettant de ne pas s’appesantir sur ce scandale d’État. Quelques votations vont aussi procurer une heureuse diversion. Le consensus helvétique renforce l’étouffoir, tous les partis ayant partagé et partageant le pouvoir. Union nationale oblige.