Bruno Guigue a déjà dit l’essentiel sur la dernière absurdité de la prétendue lutte contre l’islamisme : on cherche à renverser l’un des derniers régimes laïcs au Moyen-Orient (où laïc veut simplement dire qu’on ne massacre pas les adhérents d’une autre secte que la sienne), après avoir donné le pouvoir à des islamistes en Libye et, dans le même temps, on interdit les burkinis sur les plages. Magnifique cohérence.
Certains cherchent à rationaliser l’interdiction des burkinis en analysant les motivations supposées des porteuses de ce maillot et la manipulation politique ou la provocation que celui-ci cacherait. D’autres hurlent au racisme et à l’islamophobie face à ces mesures d’interdiction.
Au risque de n’être d’accord avec personne, je voudrais poser la question autrement.
Une femme a-t-elle le droit d’être soumise à son mari, rétrograde, aliénée, superstitieuse, bigote ? A-t-elle le droit de faire du prosélytisme (par l’exemple) pour sa foi, même si celle-ci est obscurantiste, y compris sur les plages ? A-t-elle le droit de provoquer par un excès de pudeur ? A ces questions, un laïc cohérent devrait répondre «oui». On pourrait même dire qu’une féministe cohérente devrait répondre «oui», mais que dieu me garde de m’ingérer dans les affaires intérieures du féminisme !
Le concept central est celui de liberté individuelle. Si, pour reprendre un slogan pro-avortement «mon corps m’appartient», pourquoi cesserait-il d’appartenir à une femme parce qu’elle est bigote, obscurantiste etc. ? Et si son corps lui appartient au point de pouvoir avorter, pourquoi ne peut-elle pas se couvrir comme elle l’entend ?
Il est d’ailleurs assez amusant de voir des soixante-huitards vieillissants pour qui il était interdit d’interdire réagir au burkini avec le même air scandalisé que les vieilles bigotes de leur jeunesse face à un bout de sein ou de jambe.
Oui, mais me dira-t-on, il y a un lien entre burkini et islamisme et entre islamisme et terrorisme. Contrairement à un certain nombre de défenseurs du burkini, ce lien me semble évident. Ce qu’on appelle islamisme n’est que la radicalisation religieuse du monde musulman, dont le burkini et le terrorisme sont deux manifestations. Mais deux manifestations très différentes : l’une parfaitement pacifique, l’autre violente. Croire qu’on va combattre l’une en interdisant l’autre, c’est comme croire que l’on pouvait combattre les Brigades Rouges en interdisant la lecture de Marx et de Lénine. Ou combattre le fascisme en interdisant celle de Nietzsche. Pourtant, il y avait aussi un lien entre les Brigades Rouges et une certaine lecture de Marx et de Lénine, comme entre le fascisme et une certaine lecture de Nietzsche.
L’astuce de toutes les censures est toujours d’établir un lien indirect entre des idées et des actions, de façon à interdire l’expression de ces idées. Mais précisément parce que ces liens indirects sont si faciles à établir, cette logique mène inévitablement à une censure généralisée, qui n’est évitée que par un usage ultra-sélectif de ces liens, de façon à ne réprimer que les opinions qui dérangent le pouvoir.
Mais la situation n’est pas meilleure du côté de ceux que leurs adversaires appellent «islamo-gauchistes» (catégorie dans laquelle je suis parfois rangé à l’insu de mon plein gré), comme la Ligue des droits de l’homme, Edwy Plenel, l’Union juive française pour la paix etc.. En effet, pour ceux-ci, la défense du burkini n’est pas principalement une question de liberté individuelle, mais est fondée sur le fait que son interdiction serait «raciste». Elle est sûrement un signe d’intolérance, mais au nom de quoi s’opposer à l’intolérance si ce n’est au nom de la liberté individuelle ? Cette démarche est très différente de la défense d’une «communauté» quelconque, même supposée victime de racisme.
Un corollaire du fait que la dénonciation de l’interdiction du burkini soit faite au nom de l’antiracisme, c’est qu’on entend très peu de protestations du côté de ces défenseurs du burkini lorsque des individus sont poursuivis et condamnés pour pur délit d’opinion, pourvu que cette condamnation soit faite au nom de la «lutte contre la haine», c’est-à-dire parce que leurs opinions sont jugées racistes, antisémites ou homophobes.
Pour prendre un exemple récent et particulièrement absurde de répression pénale de «la haine», la députée chrétienne-démocrate Christine Boutin a été condamnée à 5 000 euros d’amende pour avoir dit que l’homosexualité était une «abomination». Si on remplace ce mot par «péché», c’est la position officielle de l’Eglise catholique, de centaines de millions de chrétiens dans le monde, de pratiquement tous les musulmans, des juifs religieux et de presque tout les hétérosexuels en Europe jusqu’aux années 1960. Ce qui fait quand même pas mal de monde.
Que l’opinion de Madame Boutin soit absurde et même choquante, soit ; mais il est encore plus absurde et choquant de vouloir interdire ou au moins réprimer l’expression d’une opinion aussi répandue. Et il est paradoxal de voir les défenseurs du burkini ne pas se scandaliser de ce genre de condamnations : est-ce parce que les catholiques seraient, contrairement aux musulmans, un groupe dominant ? Si on entend «catholique» au sens où l’entend Madame Boutin, il y a longtemps que ce n’est plus le cas en France, où elle est la risée de presque tout le monde, même à droite.
Pourquoi s’étonner si des Français veulent restreindre la liberté d’expression religieuse musulmane si on leur a dit depuis des années que leurs propres opinions sont passibles des tribunaux si certaines associations les jugent racistes ou antisémites ?
En France, la défense de la liberté d’expression est toujours à géométrie variable. On la défend uniquement quand elle est attaquée par ses ennemis politiques ; ce qui a pour résultat qu’on la limite de plus en plus. Pourquoi s’étonner si des Français veulent restreindre la liberté d’expression religieuse musulmane si on leur a dit depuis des années que leurs propres opinions sont passibles des tribunaux si certaines associations les jugent racistes ou antisémites ?
On dira que le racisme tue. Et la religion ne tue pas ? Sans même parler du Moyen-Orient, ce n’est pas l’impression qu’on a eue cette été. Mais, dans les deux cas, religion et racisme, il faut soigneusement distinguer entre la pensée et l’action.
Si Bakounine avait raison de dire : «la liberté des autres étend la mienne à l’infini», le fait que chacun veuille restreindre la liberté des autres finira par imposer un silence général.
Sous les coups conjugués du politiquement correct, de la lutte contre la haine, de la religion des droits de l’homme et de l’holocauste et d’une laïcité liberticide, nous n’imposerons bientôt plus la liberté de pensée à personne, même pas à nous-mêmes
Lors d’un débat sur l’Islam à l’Université Libre de Bruxelles, un étudiant musulman a critiqué l’impérialisme occidental parce qu’il avait, d’après lui, imposé la libre pensée au reste du monde. Je n’ai jamais eu aucune sympathie pour notre impérialisme, mais ce n’est pas une raison pour rejeter tout ce qui s’est développé en Europe, en particulier ce qui a fait, pour le meilleur et pour le pire, sa force, à savoir le développement de la science et de la rationalité, qui présuppose la liberté de pensée et d’expression.
Mais l’étudiant peut être rassuré : sous les coups conjugués du politiquement correct, de la lutte contre la haine, de la religion des droits de l’homme et de l’holocauste et d’une laïcité liberticide, nous n’imposerons bientôt plus la liberté de pensée à personne, même pas à nous-mêmes.
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Jean Bricmont | 23 août 2016
Source: https://francais.rt.com/opinions/25374-antiracistes-islamophobes-meme-combat