LE BRUIT DU TEMPS par Slobodan Despot
Paru sur le DRONE 41 (Antipresse 151) | 21.10.2018
Depuis qu’il s’est vu retirer son pavillon panaméen, le repêcheur de migrants Aquarius (Verseau) est techniquement un vaisseau pirate. Des élus suisses militent pour qu’il soit frappé de la croix blanche. Les arguments émotionnels accaparent le débat. Or on a assez vu, ces dernières années, où les émotions médiatisées ont mené les démocraties pour y réfléchir à deux fois.
Partie I : Le verso du Verseau, ou les zones d’ombre de l’Aquarius
Juridiquement, le Panama est dans son droit. Même le secours en mer obéit à des règles, et l’Aquarius les a enfreintes.
Politiquement, il n’est de loin pas sûr que l’émotivité de nos belles âmes soit partagée par une majorité de la population. Pourquoi le Conseil fédéral devrait-il ignorer à la fois la loi et le sentiment populaire pour venir au secours de cette entreprise franco-allemande?
Car l’Aquarius n’est pas une voile solitaire. Il y a derrière lui une flotte de dix navires, des sponsors puissants, dont les organisations Soros, et des infrastructures complexes chapeautées par l’organisation SOS Méditerranée, créée pour l’occasion. Depuis 2016, selon le site de l’ONG, des centaines de milliers de personnes ont emprunté cette passerelle.
De tels chiffres relèvent de la démographie et non des fortunes de mer. Justifier l’activité de cette flottille en invoquant les lois régissant l’aide aux naufragés depuis le Moyen Age est une mignardise romantique assez étrange. On peut aller à la pêche avec une canne ou un filet dérivant derrière un chalutier, mais est-il honnête de confondre ces deux outils?
Il convient donc d’ouvrir les yeux. A tous les échelons de cette initiative, on parle allemand. Allemand, Klaus Vogel, le fondateur de SOS Méditarranée et capitaine de l’Aquarius. Allemand l’armateur, une Sàrl de Brême… dont les gérants seraient deux retraités tenant une pension de famille! Qui croira que ce sont les vrais patrons de ce navire dont l’entretien coûte 11’000 € par jour, sans les salaires (selon le site de l’ONG)? Auparavant, l’Aquarius appartenait aux gardes-côte allemands, l’un des outils de Frontex (l’agence garde-frontière de Schengen). Tiens donc… et SOS Méditerranée est présidée par l’armateur Francis Vallat, ex-vice-président de l’Agence européenne pour la sécurité maritime, qui travaille en étroite collaboration avec Frontex. Purs profils d’humanitaires!
De là à voir dans l’Aquarius le cheval de Troie d’une opération de RP visant à remplacer la filière terrestre politiquement grillée par une voie plus acceptable (et surtout moins visible) d’importation de migrants, il y a un pas que nous ne franchirons pas. Nous noterons simplement que Mme Merkel a voulu et déclenché cette migration sans consulter personne, que cette décision lui a coûté très cher et que s’il est un pays qui doit offrir son pavillon à l’Aquarius, c’est bien son pays d’origine! Voire la France, qui en déstabilisant la Libye a ouvert la bonde au sud de la Méditerranée. Mais la fixation sur l’Aquarius étouffe la réflexion sur les responsabilités réelles de ce mouvement de populations qui est en train de faire éclater l’Union européenne.
Ces arguments, je sais, ne décourageront en rien nos belles âmes. J’ai publié jadis une belle enquête de Maria Pace Ottieri sur les premiers boat people débarquant en Italie. La journaliste les abordait avec sympathie, mais à partir de leurs destinées individuelles, non du point de vue de la statistique ou de la morale. Le livre n’a intéressé personne chez nous. Le visage réel de ces gens demeure toujours aussi flou. Ce qui «nous» intéresse, c’est uniquement l’usage qu’on peut faire d’eux dans nos affaires internes.
L’urgence humanitaire justifie tout! C’est ainsi qu’à la tête de nos avocats de l’Aquarius on trouve un tartuffe qui peut à la fois donner aux Suisses des leçons de morale humanitaire et se faire payer des voyages à Abu Dhabi par un «ami» faisant partie, selon la presse espagnole, d’une famille liée au trafic d’armes… Il serait intéressant d’avoir son opinion sur la moralité de la chose.
- (Article publié ce même 21 octobre 2018 dans Le Matin Dimanche)
Partie II : Dans les coulisses du pêcheur de migrants
L’Aquarius est à l’œuvre depuis février 2016. Il est affrété par l’association SOS Méditerranée, fondée à Berlin en 2015 par Klaus Vogel, capitaine de marine marchande puis curieusement reconverti comme professeur d’histoire à l’institut Max Planck et par la Française Sophie Beau, ancienne chargée de communication de Médecins sans Frontières et Médecins du Monde.
L’Aquarius appartient à l’entreprise allemande Jasmund Shipping Gmbh (une Sàrl donc), elle-même filiale de HEMPEL SHIPPING GmbH Bremen. En grattant un peu, on découvre que les gérants de ces entités sont des retraités tenanciers d’une pension de famille. Le navire aurait été racheté aux garde-côte allemands, donc à la police fédérale, l’un des bras armés de Frontex (l’agence garde-frontière de Schengen, que d’aucuns considèrent comme une passoire). Il est intéressant de noter que la réforme de Frontex, qui — en raison du tollé suscité par l’afflux de migrants — l’a fait passer d’une agence de coordination entre douaniers européens à un corps garde-frontière à part entière, date exactement de 2015 (opérationnelle depuis 2016).
La flotte
Au vu de tout ceci, on ne serait pas surpris de découvrir dans l’opération Aquarius un recyclage privé des Küstenwache imaginé par les services d’Angela Merkel. C’est d’autant plus curieux que les principaux navires de cette nouvelle traite des Africains sont en écrasante majorité allemands: les Sea-Watch I, II et III sont gérés par une ONG liée à Watch The Med, basée à Berlin et financée par Soros via sa filiale ASGI (Association for Juridical Studies on Immigration); le Seefuchs et le Sea-Eye, mis à l’eau en 2015 par l’entrepreneur Michael Buschheuer (qui s’est fait confisquer ou a fourni (?) un «go-fast» par les/aux garde-côte libyens); le Lifeline, géré par l’ONG allemande Mission Lifeline, fondée par Herr Axel Steier, spécialisé au départ sur la route des Balkans et qui a lui aussi basculé sur la mer après 2015. Il y a aussi le Luventa, enregistré sous pavillon des Pays-Bas et détenu par l’ONG allemande Jugend Rettet et le Minden géré par l’ONG allemande Lifeboat, dirigée par Günther Kloppert, un ancien militaire allemand, soutenu lui aussi par Axel Steier et la German Society for the Rescue of Shipwrecked Persons (DGzRS), vénérable ONG semi-publique (équivalent de la SNSM) spécialisée dans le sauvetage en mer baltique et qui arbore une très martiale Croix de Fer rouge.
A part les Allemands, il faut citer l’Open Arms, en manœuvre depuis 2017 et géré par l’indépendantiste catalan Oscar Camps; le Vos Hestia de l’ONG hollandaise Save the Children et plusieurs autres affrétés par MSF (le Bourbon Argos, le Dignity 1, le Topaz Responder), etc.
Soros à la rescousse
Pour revenir sur l’Aquarius, la page d’accueil du site internet français de l’ONG SOS Méditerranée indique qu’une journée en mer coûte 11’000 euros, sans les salaires. L’antenne française (Marseille) est gérée par la belle-sœur du capitaine Klaus Vogel, Mme Caroline Moine.
L’une des entités fondatrices de SOS Méditerranée est l’ONG COSPE ONLUS (Coopération pour le développement des pays émergents), financée par Bruxelles et le précédent gouvernement italien et qui s’occupe notamment d’optimisation de la couverture média sur les migrants avec l’EPIM (European Programme for Integration and Migration) cofinancée par Open Society. Ce petit monde travaille grâce à la plateforme Open migration qui est aussi financée par Open Society directement et via sa filiale CILD (Italian coalition for freedoms and civil rights).
Soros offre donc à ce petit monde la logistique médiatique, qui est le nerf de la guerre, car les budgets de chaque navire tournent autour de 7 à 10 millions d’euros. La machine à lever des fonds a tourné à plein régime. Parmi les «philanthropes», on retrouve à chaque étape la OAK Foundation, créée par le milliardaire anglais (né en Rhodésie) Alan Parker, qui vit à Genève. La OAK foundation finance aussi directement SOS Méditerranée.
Dans la nébuleuse des ONG secouristes, il faut citer MOAS (également directement financée par Open Society) qui après avoir oeuvré en Méditerranée avec le navire Phenix, soutient aujourd’hui les Rohingyas… Cette ONG est liée à l’US Navy et Blackwater (la société de mercenaires). Mais son premier financement lui a été donné par le DFAE (département suisse des affaires étrangères) via la DDC (Direction du développement et de la coopération) à hauteur de 250’000 CHF.
L’antenne suisse de SOS Méditerranée est à Genève. Le conseil d’administration est composé de Thomas Bischoff, médecin, Béatrice Schaad, directrice de la communication du CHUV, Geneviève Mathaler-Conne, médecin. La directrice est une ancienne de MSF.
Au point de vue du droit
Les opérations de l’Aquarius posent deux problèmes essentiels.
1) Débarquement. La Convention de l’ONU dite de Montego Bay prévoit en ses articles 17 et suivants un «droit de passage inoffensif» pour tout navire, l’article 18, § 2, précisant que ce droit de passage peut comprendre l’arrêt, dans une installation portuaire ou au mouillage dès lors que cet arrêt s’impose «par suite d’un cas de force majeure ou de détresse ou dans le but de porter secours à des personnes, des navires ou des aéronefs en danger ou en détresse». Mais l’article 19 précise que le mouillage est inoffensif «tant qu’il ne porte pas atteinte à la paix, au bon ordre ou à la sécurité de l’État côtier», atteintes pouvant être constituées par l’«embarquement ou débarquement de marchandises, de fonds ou de personnes en contravention aux lois et règlements […] d’immigration de l’État côtier». Une autre convention internationale sur «la recherche et le sauvetage maritimes» du 27 avril 1979 (Convention Search and Rescue ou Convention SAR) prévoit à l’article 2.1.10 de ses annexes que «les parties s’assurent qu’une assistance est fournie à toute personne en détresse en mer. Elles le font sans tenir compte de la nationalité ou du statut de cette personne ni des circonstances dans lesquelles celle-ci a été trouvée». C’est sur cet article que les politiques se fondent pour prétendre que l’accueil dans les ports est obligatoire, ce qui est faux puisqu’il ne s’agit que de repêcher les naufragés. Mais ce qui complique les choses, c’est que c’est au pays riverain le plus proche qu’incombe l’obligation et comme la Libye n’a pas d’État, comme par hasard, le plus le plus proche est l’Italie car Malte n’a pas ratifié la Convention SAR. Aujourd’hui, l’Italie s’appuie sur le fait que la Libye a en réalité les moyens de récupérer les migrants, notamment grâce aux vedettes garde-côte qui lui ont été fournies, et que l’Aquarius avait dès lors l’obligation de se «délester» dans ce pays.
2) Pavillon. C’est sur la base du refus de l’Aquarius de restituer ses «clients» à la Libye que le Panama a retiré son pavillon à l’Aquarius. Avant cela, l’Aquarius avait obtenu un pavillon de Gibraltar, mais les autorités maritimes de Gibraltar n’avaient «pas donné leur accord à l’Aquarius, déclaré comme navire de recherche, pour qu’il réalise des actions de sauvetage» et l’Aquarius est passé outre, d’où le retrait. Or, sans pavillon (qui donne juridiquement sa nationalité au navire) pas de départ en mer possible. Et c’est là que trois parlementaires helvétiques — Ada Marra (PS/VD), Guillaume Barrazzone (PDC/GE) et Kurt Fluri (PLR/SO), ont déposé une interpellation pour que lui soit attribué un pavillon humanitaire suisse (sur la base de l’article 35 de la loi fédérale maritime), le tout à l’insistante requête de Caroline Abu Sa’da. Or l’Aquarius étant affrété par l’Allemagne, on se demande pourquoi ce ne serait pas Angela Merkel qui donnerait un pavillon?
Un enfumage à l’échelle du continent?
Le gigantesque appel d’air unilatéralement créé en 2015 par l’Allemagne de Mme Merkel a abouti à un échec politique tant sur le plan interne allemand que sur le plan européen. Le problème de l’accueil des migrants voulus par l’Allemagne a scindé l’UE en deux camps. Les pays de l’ancien bloc de l’Est sont catégoriquement opposés à ce qui leur apparaît comme une menace de civilisation. A cause de ses propres calculs démographiques et économiques (ou ceux de son patronat), l’Allemagne semble vouloir maintenir le flux malgré tout. L’opération SOS Méditerranée démarre avec le «Wir schaffen das» d’Angela Merkel et la voie de terre, compromise, est remplacée par une filière maritime qui s’apparente à de la traite négrière. Le transport du fret humain est d’ailleurs dûment facturé (à 3000 € par tête). Le grand reporter Renaud Girard a d’ailleurs incriminé sans ambages les ONG d’aide au trafic d’êtres humains.
Faut-il donc que la Suisse s’associe par son pavillon à cette opération allemande aux soubassements moraux plus que discutables — et aux retombées politiques potentiellement destructrices pour le continent?
Les choses ne sont de loin pas aussi candides qu’elles l’apparaissent. Au moment même où nous constituions ce dossier, nous apprenions ainsi que l’un des trois élus suisses militant pour le parrainage «humanitaire» de l’Aquarius par la Confédération s’est vu payer un voyage à Abu Dhabi par Hugo Linares, le gendre de Abdul Rahmane el-Assir (intime de Ziad Takieddine), impliqué dans les affaires de ventes d’armes qui avaient mouillé M. Balladur (sous-marins aposta au Pakistan et frégates en Arabie saoudite), et qui aboutirent au fameux attentat meurtrier de 2002, où périrent notamment 11 officiers de la DCN française1.
Avant de vouloir impliquer la Suisse dans le trafic d’êtres humains en Méditerranée, M. Guillaume Barazzone aurait pu se demander si d’autres trafics ne risquaient pas d’entacher son aube blanche de prédicateur humanitaire.
Slobodan Despot
- (Dossier constitué avec la collaboration d’Arnaud Dotézac.)
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Source: DRONE