« En politique, rien n’arrive par accident », disait Franklin Roosevelt, président des Etats-Unis. Pourtant, les médias ont présenté les révoltes arabes comme des mouvements entièrement spontanés. Oui, les peuples arabes avaient toutes les raisons d’être en colère. Mais le chercheur Ahmed Bensaada révèle aujourd’hui l’implication du gouvernement US qui a travaillé dans l’ombre pour que le changement politique soit à l’avantage des Etats-Unis. S’appuyant sur de nombreuses sources et une analyse minutieuse des câbles Wikileaks, Bensaada montre que, dans chaque pays, des militants prometteurs ont été discrètement financés et encadrés par des organismes US « d’exportation » de la démocratie, aidés des géants du Net Facebook, Google, YouTube et Twitter. Comme lors des révolutions colorées en Europe de l’Est et au Caucase, ces activistes ont été formés sur base des théories du politologue Gene Sharp, et cela bien avant que les manifestations n’éclatent.
Extrait du chapitre 5 du nouveau livre d’Ahmed Bensaada : Arabesque$
Bien qu’elle soit actuellement aux prises avec une sanglante et terrible guerre civile, tout avait commencé en Syrie, comme dans le reste des pays arabes, avec des appels à manifester lancés via les médias sociaux, en particulier Facebook. Ainsi, dès le début du mois de février 2011, un « Jour de la rage » fut déclaré mais n’a été aucunement suivi[1]. Les premières manifestations, qui ne débutèrent qu’à la mi-mars, suivaient le modus operandi de la lutte stratégique non-violente théorisée par Gene Sharp.
Le film documentaire réalisé par le journaliste britannique Ruaridh Arrow et consacré à Gene Sharp[2] (œuvre citée auparavant), met en scène un cyberactiviste syrien, un certain Ausama (autrefois Osama) Monajed, membre du Conseil national syrien (CNS).
Dans ce film, Monajed se rend à Boston, au siège de l’Albert Einstein Institution, organisme que dirige le philosophe américain. Il semble très bien connaître les lieux et se montre très familier aussi bien avec Gene Sharp qu’avec son assistante Jamila Raqib qui l’appelle par son petit nom « Ausam ». Lorsque l’intervieweur lui demande la date de sa dernière visite à ce lieu, il répond :
« Je ne me rappelle pas exactement, est-ce en 2007 ou 2006? Oui, des années avant, quand peu de personnes pensait à un scénario de résistance non-violente, et seulement un certain nombre croyait que cela pouvait réellement arriver dans un pays comme la Syrie »[3].
Tourné lorsque les émeutes syriennes étaient dans leur phase « sharpienne », le documentaire donne la parole à Monajed :
« Les tactiques et les théories de Gene Sharp sont pratiquées dans les rues de Syrie au moment où nous parlons. La dynamique à laquelle le régime est confronté en Syrie est ce dont a parlé Gene Sharp et ce que nous avons vu dans les premières semaines et c’est ce qui a renforcé les gens et leur a fait croire encore plus à la lutte non-violente – que cela va fonctionner, et cela fonctionne. Ce qu’on a fait, c’est la promotion de ces tactiques [les méthodes d’actions non-violentes] et les expliquer aux gens à travers les pages Facebook que nous avons et aussi les chaînes Youtube. C’est la façon dont ils sont appliqués, comme mettre des fleurs sur les lieux où les héros sont tombés […], ou de nettoyer les rues et de les rendre, vous le savez, plus agréables et meilleures parce que nous pouvons faire quelque chose d’encore mieux que le régime peut faire en termes de services, alors oui. “De la dictature à la démocratie” [le fameux livre de Gene Sharp] vous donne l’inspiration, les assurances que cela pourrait vraiment être réalisé et cela peut vraiment arriver »[4].
Pour enfin clore la séquence avec : « Si Einstein était le génie de la physique, alors Gene Sharp est le génie des libertés et de la façon d’atteindre ces libertés »[5].
En fait, la date de 2006 (ou 2007) donnée par Ausama Monajed n’est pas fortuite comme nous allons nous en rendre compte.
Après avoir analysé une série de câbles Wikileaks relatifs à la Syrie, le Washington Post a révélé que les États-Unis avaient, en secret, financé l’opposition syrienne depuis 2006.
Les dissidents syriens exilés regroupés sous la bannière du « Mouvement pour la justice et le développement » ont reçu quelques 6 millions de dollars pour financer une chaîne de télévision ainsi que diverses « activités » antigouvernementales à l’intérieur de la Syrie. Ces financements ont commencé sous l’administration Bush et ont continué sous celle d’Obama au moins jusqu’en septembre 2010. D’autre part, un télégramme de l’ambassade des États-Unis à Damas révèle qu’une somme de 12 millions de dollars a été versée de 2005 à 2010 au volet syrien d’un programme du Département d’État nommé « Initiative de partenariat pour le Moyen-Orient » (en anglais : “Middle East Partnership Initiative” ou MEPI)[6].
Notons que le MEPI dépend directement du Département d’État des États-Unis, par l’intermédiaire du Bureau des Affaires du Proche-Orient.
Cet organisme a été fondé en 2002 par Colin Powell, alors secrétaire d’État de George W. Bush, pour créer « une perspective à long terme pour la réforme, pas quelque chose qui va être fait dans un an ou cinq ans »[7].
Comme indiqué dans un rapport rédigé par Stephen McInerney (le directeur exécutif de POMED) et intitulé « Le budget fédéral et des crédits pour l’exercice 2010.
Démocratie, gouvernance et droits de l’homme dans le Moyen-Orient », « MEPI a régulièrement augmenté son travail dans les pays qui n’ont pas de présence de l’USAID comme la Libye, la Syrie et les états du Golfe Persique » [8].
Puis, au sujet du rôle des ambassades américaines, McInerney donne l’intéressante information :
« Le programme de petites subventions [mis en place par MEPI] a favorisé l’interaction entre les agents politiques dans les ambassades des États-Unis et les activistes de la démocratie dans la région, ce qui a contribué à intégrer les préoccupations pour la démocratie et les droits de l’homme dans les efforts diplomatiques quotidiens de ces ambassades »[9].
Ainsi, le MEPI serait une entité gouvernementale complémentaire, conçue pour cibler les zones non desservies par l’USAID et permettant aux ambassades américaines de financer directement les activistes. Cela nous explique pourquoi, comme discuté auparavant, de nombreux cyberactivistes arabes gravitent autour des missions diplomatiques américaines.
Ahmed Bensaada
Extrait du livre : Arabesque$
[1] Saena Sadighiyan et Nicolas Brien, « Syrie : chronique d’une impossible révolution Twitter », Rue 89, 19 mars 2011, http://www.rue89.com/2011/03/19/syrie-chronique-dune-impossible-revolution-twitter-195895
[2] « How to Start a Revolution », Film de Ruaridh Arrow. art. cit.
[3] Media Education Foundation, « How to start a revolution – Transcript »,http://www.mediaed.org/assets/products/155/transcript_155.pdf
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Craig Whitlock, « U.S. secretly backed Syrian opposition groups, cables released by WikiLeaks show », Washington Post, 17 avril 2011, http://www.washingtonpost.com/world/us-secretly-backed-syrian-opposition-groups-cables-released-by-wikileaks-show/2011/04/14/AF1p9hwD_story.html
[7] Sharon Otterman, « Middle East: Promoting Democracy », Council on Foreign Relations, 10 octobre 2003,http://www.cfr.org/publication.html?id=7709.
[8] Stephen McInerney, « The Federal Budget and Appropriations for Fiscal Year 2010, Democracy, Governance, and Human Rights In The Middle East,July », 2009, p. 10, http://pomed.org/wordpress/wp-content/uploads/2009/08/fy10-budget-analysis-paper-final.pdf
[9] Ibid., p.1
Copyright © Ahmed Bensaada, armedbensaada.com,