Immédiatement après les attaques meurtrières du 7 janvier 2015 contre le journal Charlie Hebdo et l’hypermarché « cacher », deux versions divergentes sont apparues. L’une portée par les autorités et leurs relais médiatiques. L’autre par les médias indépendants ou alternatifs, qualifiés par les premiers de « complotistes » et abondamment diabolisés.
La thèse avancée par le pouvoir politique et diffusée dans l’opinion publique française fut celle de la radicalisation des auteurs des attaques via le réseau Internet, qui deviendra ainsi la cible privilégiée de l’exécutif, jusqu’au projet de loi actuel sur le renseignement qui doit être voté le 5 mai à l’Assemblée nationale.
Dès le lundi 12 janvier, Manuel Valls déclarait sur BFM TV :
« Dans la loi antiterrorisme votée il y quelques semaines à une large majorité, la priorité, c’est effectivement de travailler sur Internet, c’est là qu’une partie de la radicalisation se forme. »
Le 13 janvier, lors de son discours à l’Assemblée nationale en hommage aux victimes des attentats, Manuel Valls en remettait une couche au sujet de la radicalisation via Internet et les réseaux sociaux :
« J’ai demandé au ministre de l’Intérieur de m’adresser dans les huit jours des propositions de renforcement, a-t-il déclaré. Elles devront concerner Internet et les réseaux sociaux qui sont plus que jamais utilisés pour l’embrigadement, la mise en contact et pour le passage à l’acte habituel. »
Pourtant, en prenant connaissance du parcours des frères Kouachi comme d’Amedy Coulibaly, du reste largement diffusé dans la presse, il était assez évident que les djihadistes parisiens ne correspondaient absolument pas au profil du « loup solitaire » auto-radicalisés via Internet, invoqué par le pouvoir exécutif comme la principale menace pour la sécurité nationale justifiant l’instauration d’une surveillance de masse des citoyens, telle qu’elle est portée par la loi sur le renseignement.
Pourquoi cette réponse inadaptée a-t-elle été retenue par l’exécutif ?
Il s’est d’abord agit pour le ministère de l’intérieur, de faire oublier la faillite criante des services de renseignement français. Leurs lacunes sont flagrantes lorsqu’on se penche sur le parcours des frères Kouachi comme d’Amedy Coulibaly.
Le 10 janvier, un article du journal Le Monde décrivant « la myopie des services de renseignement » sème la panique place Beauvau en pointant le fait que la surveillance des frères Kouachi avait été levée six mois avant les attentats, leur cellule ayant été alors requalifiée « à faible risque » …
Le ministère organise dans l’après-midi du même jour un « debrief » avec une dizaine de journalistes afin de recadrer le récit médiatique. Les journalistes ressortent avec la narrative suivante : les écoutes téléphoniques des frères Kouachi ont dû être interrompues à la demande de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), ce qui permet de détourner les critiques de la Division Générale de la Sécurité Intérieure. Le 12 janvier la CNCIS démentira les informations du ministère de l’intérieur en affirmant via un communiqué :
« A aucun moment (la Commission) n’a manifesté d’opposition (…). Les affirmations contraires sont, par conséquent, au mieux une inexactitude, au pire une manipulation. »
Cependant, ce communiqué sera couvert par le silence médiatique et le contre-feux allumé place Beauvau devant couvrir les lacunes de ses services va fonctionner comme un catalyseur, débouchant sur une avalanche de propositions sécuritaires, visant tout particulièrement le réseau Internet, qui fait figure à la fois de bouc émissaire et de prétexte à la mise en place du dispositif actuel de surveillance généralisé porté par la loi sur le renseignement.
Un lourd passé judiciaire en lien avec le djihadisme
Les trois auteurs des attaques du 7 janvier étaient connus de longue date des services de renseignement et certains avaient déjà été condamnés pour des affaires en lien avec le terrorisme.
Chérif Kouachi avait été condamné à 3 ans de prison, dont 18 mois avec sursis en 2008 – dans l’affaire de la filière djihadiste des « Buttes-Chaumont », dans le 19ème arrondissement de Paris – pour avoir organisé le départ de djihadistes pour l’Irak entre 2003 et 2005. Son frère ainsi que l’auteur de la prise d’otage de l’hypermarché cacher, Amdy Coulibaly, auraient également appartenu à cette filière.
Les deux hommes rencontrent une figure du terrorisme islamique, Djamel Beghal, à l’occasion de leurs séjours en prison, condamné pour sa participation à l’élaboration d’un projet d’attentat en 2001 contre l’ambassade des États-Unis à Paris.
Beghal devient leur « mentor » et ils restent en contact après leurs sorties de prison respectives. Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly lui rendront visite à plusieurs reprises dans le Cantal où il était assigné à résidence.
Dans un document du 26 juillet 2013, le parquet de Paris va même jusqu’à définir Amedy Coulibaly et Chérif Kouachi comme « les « élèves » de Djamel Beghal ».
Ensemble, ils formeront le projet de faire évader de prison Smaïn Ait Ali Belkacem, appartenant au GIA algérien et condamné à perpétuité pour l’attentat du RER C à Paris en 1995.
La cellule sera démantelée par le parquet antiterroriste et Beghal condamné à 10 ans de prison. Amedy Coulibaly sera incarcéré en détention provisoire en mai 2010 et condamné à cinq ans de prison dans cette affaire. Il sortira en mars 2014 en bénéficiant d’un aménagement de peine. Chérif Kouachi disposera d’un non-lieu, faute d’éléments de preuves matérielles de son implication.
En 2011, Chérif Kouachi rejoint son frère Saïd au Yémen, via le sultanat d’Oman, alors qu’il fait l’objet d’une interdiction de quitter le territoire. Les deux frères auraient été pris en charge au Yémen par la branche locale d’Al-Qaïda, Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique, et auraient été formés au maniement des armes et des explosifs. Amedy Coulibaly, dans une conversation avec un des otages de l’hypermarché « cacher », affirmera qu’ils ont été financés par Anwar, un des principaux leaders d’Al-Qaïda, lié à plusieurs terroristes du 11 septembre, et qu’ils agissaient au nom du groupe Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique.
Ce voyage des frères Kouachi au Yémen fait l’objet d’une note des services de renseignement américains, transmise à leurs homologues français. La DGSI place les frères Kouachi sous surveillance fin novembre 2011. La surveillance des frères Kouachi sera levée en juin 2014, soit six mois avant les attentats.
Loin du profil de « loups solitaires » qui se seraient radicalisés « via Internet », les frères Kouachi et Amedy Coulibaly constituaient donc une cellule organisée, ayant bénéficié d’un entraînement, de contacts et de financements de la part de la branche d’Al-Qaïda au Yémen. Leur passé judiciaire en lien avec le djihadisme, détruit également toute thèse d’un passage à l’acte « imprévisible ».
Les services de renseignement français, qui disposaient de tous les éléments d’information concernant la cellule des frères Kouachi, ont cependant échappé à toute critique et à toute mise en accusation. La complaisance des médias, briefés par la place Beauvau sur la narration des événements, a en effet débouché sur l’imposition d’une narrative fort éloignée de la réalité et servant les projets de l’exécutif.
A la faillite coupable de la DGSI, le pouvoir politique et ses relais médiatiques ont ainsi substitué le réseau Internet comme bouc émissaire, coupable de faciliter et favoriser la radicalisation des djihadistes et leur « passage à l’acte », cela au mépris de la réalité des faits.
L’émotion suscitée par les attentats du 7 janvier a ainsi permis à la loi sur le renseignement présentée le 5 mai à l’Assemblée nationale, élaborée comme un « Patriot Act » à la française, de voir le jour et de s’imposer aux yeux de l’opinion publique comme une mesure nécessaire afin de garantir la sécurité collective.
Faire taire les médias alternatifs et les voix dissidentes
A l’opposé, un ensemble de médias dits alternatifs, a tout de suite mis en avant les contradictions du récit officiel et les failles du dispositif de surveillance des services de renseignement français. La simple évocation d’une éventuelle opération sous faux drapeau au service de puissances occidentales visant à rallier la France et l’opinion publique au régime politique de la « guerre au terrorisme », caractérisée par une politique intérieure ultra-sécuritaire et liberticide, et par un interventionnisme de type néo-colonial, a immédiatement été qualifiée par l’appareil politique de «théorie du complot » et de « conspirationnisme » et artificiellement relié les voix dissidentes à l’extrême-droite et à l’antisémitisme.
Le président François Hollande a ainsi annoncé fin janvier le lancement d’un « plan global de lutte contre le racisme et l’antisémitisme », organisé autour de trois idées : la sécurité, l’éducation et la « régulation du numérique », avec en ligne de mire les « thèses complotistes [qui] prennent leur diffusion par internet et les réseaux sociaux » prenant une fois de plus le réseau Internet pour cible, et notamment la diffusion de thèses ou narratives alternatives à la construction officielle de l’histoire. Le volet sécuritaire de ce « plan de lutte contre le racisme » s’appuie sur la loi de programmation militaire de novembre 2014 (ce qui signale déjà un télescopage contre nature et la manipulation politique à l’œuvre) qui comportait déjà un volet répressif visant les contenus faisant « l’apologie du terrorisme » et qui prévoit entre autres le blocage administratif de sites Internet sur décision des services de renseignement. Le blocage administratif sera mis en application dès le mois de mars notamment contre un site d’information opposé au président syrien Bachar-el-Assad, Islamic-News.info, dont le responsable qualifiera la décision des autorités françaises de « censure politique ».
L’acharnement du pouvoir politique et de ses relais médiatiques à vouloir diaboliser et contrôler le réseau Internet, après avoir appelé des millions de français à défendre la « liberté d’expression » suite à la tuerie ayant visé le journal Charlie Hebdo, traduit en réalité la dérive totalitaire de l’exécutif qui se manifeste par des tentatives de plus en plus brutales et coercitives d’imposer une narrative et une vérité officielle et de faire taire les expressions et les opinions divergentes. Le réseau Internet, qui reste aujourd’hui l’unique canal d’information alternatif à l’appareil médiatique inféodé au pouvoir, est ainsi logiquement pris pour cible, sous des prétextes aussi divers que la « lutte contre le terrorisme » ou la « lutte contre le racisme et l’antisémitisme ».
Guillaume Borel | 5 mars 2015 – Arretsurinfo.ch