
Le légendaire café Hamra. Pendant des décennies, des hommes politiques, des journalistes et des intellectuels célèbres se sont rencontrés dans cet endroit pour échanger. (photo Karin Leukefeld)
Crise économique et mésentente des politiciens, facteurs de tensions parmi la population
Par Karin Leukefeld*, Beirut – 31 janvier 2023
C’est la mi-janvier et il pleut des cordes. Les rues de Beyrouth se transforment vite en des petits fleuves qui coulent à tort et à travers Les piétons avancent difficilement. Sur les montagnes la neige s’é tend comme une couverture blanche sur les sommets et donne à la nature asséchée par le soleil d’é té une fraîcheur bienfaisante. Dans l’Etat des cèdres le temps change vite et ainsi le Sannine couvert de neige, haut de plus de 2 600 mètres et à peine à 50 km de la capitale, s’illuminera peut-être plus tard dans la journée au soleil couchant. Mais les gens n’ont pas le temps pour de tels spectacles de la nature. La crise économique et les discordes éternelles des politiciens les mettent sous pression.
Les discordes du gouvernement bloquent l’importation du pétrole
Il n’y a très peu de courant, donc des grandes parties du pays se retrouvent souvent dans obscurité. Le pétrole utilisé pour produire de l’électricité se balance au gré des flots, dans les bateaux pétroliers devant la côte libanaise, pendant que le gouvernement discute la question de savoir qui serait autorisé à débloquer l’argent de la Banque centrale pour payer les livreurs du pétrole. Le montant de la sanction s’é lève chaque jour d’environ 25 000 dollars dont «le pays Etat aux cèdres» est redevable parce que le pétrole ne peut pas être pompé pour vider les navires-citernes.
L’arrière-plan de la discorde est l’élection attendue d’un nouveau Président qui en aurait l’autorité. La fonction de Président revient – d’après le système confessionnel en vigueur au Liban – à un chrétien maronite. Jusqu’à présent, les députés du Parlement n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur un candidat, et pour cette raison c’est le Ministre-président Najib Mikati – d’après le système confessionnel un musulman sunnite – qui, en attendant, gère les affaires du gouvernement. Cependant, le Mouvement patriote libre (FPM, chrétiens-maronites) refuse son accord. Il refuse également une réunion gouvernementale dans laquelle Mikati voudrait convaincre les ministres en fonction de donner leur accord pour régler le montant dû aux livreurs du pétrole.
D’après les dernières nouvelles, Mikati a invité, pour mercredi prochain, à une session du gouvernement actuellement en fonction, dans le but de trouver une issue à cette impasse. La semaine passée, selon des informations récentes, Mikati aurait discuté avec le porte-parole du parlement, Nahib Berri – d’après le système confessionnel un musulman sunnite – et avec le conseiller politique de ce dernier ainsi qu’avec un conseiller du leader du Hizbullah, Hassan Nasrallah. Tous se seraient mis d’accord qu’une session du cabinet s’impose. Le journal online libanais «Nahar Net» rapporte pourtant, se fondant sur «ses proches», les affirmations de Berri se résumant «qu’il n’é tait pas acceptable de paralyser un pays et les affaires de sa population pour plaire à un certain parti politique.» Il parle du Mouvement patriote libre.
Le troisième larron dans l’affaire sont les importateurs de pétrole. Ils se trouvent souvent en possession de grands et nombreux générateurs avec lesquels ils produisent et offrent du courant tandis que le gouvernement reste complètement passif. Ces barons du pétrole achètent du pétrole au travers de leurs propres devises, le vendant ensuite à des prix forts.
Absence de protestations
Tout cela se passe sans les moindres protestations manifestes de la population contre ces machinations des élites politiques. Les besoins quotidiens demandent à la population toutes ses forces, notamment pour nourrir leur famille, surtout leurs enfants. Il y a des hommes qui circulent avec leur deux-roues à batteries d’une place de travail à l’autre, d’autres livrent, avec leur TukTuks à trois roues, fabriquées en Inde et pourvues du luxe d’un toit, des biens de toutes sortes, commandés par ces rares Libanais fortunés, des hôtels ou des entreprises.
Sujet de vives discussions du jour est le cours du dollar et de l’euro. Ces monnaies, maintes familles les reçoivent de leurs proches à l’étranger (si jamais ils y ont des proches y gagnant un peu d’argent). Entre-temps, le proverbe court: «Bénis sont ceux qui ont des proches à l’étranger, les nouveaux protégés de Dieu». Tandis que l’on obtenait, il y a quelque mois, davantage de livres libanais pour un Dollar-US que pour un Euro, la situation a changé ces derniers temps. «Avec un bon médiateur, digne de confiance, on reçoit maintenant pour un dollar US 48 et pour un Euro 50 à 52» explique Basma, la jeune réceptionniste d’un hôtel bourgeois. «Chez un autre il y aura peut-être 47 et 48.» Par ces chiffres raccourcis, on désigne en effet les milliers de livres libanais (48 000, 50 000, 52 000) . Les médiateurs sont autorisés officiellement de changer dans de petites cabines et commerces offrant de la monnaie étrangère, profitant des commissions, souvent exagérées, de ceux désirant ou contraints à changer des Euros ou des Dollars-US.
Basma exerce ce genre de travail depuis quelques semaines seulement, mais elle maîtrise souverainement tous ses défis. Celle qui l’a précédée, Hebo, a quitté le Liban en 2022 pour commencer avec son mari une nouvelle vie au Canada. La jeunesse quitte le pays massivement pour trouver, dans un des Etats du golfe, en Afrique ou sur un autre continent, loin de la patrie, du travail et une vie offrant davantage de dignité. La crise économique qui dure et qui a commencé avec le Crash des banques en 2019, a détruit les classes moyennes et avec cela toute perspective d’une bonne vie et du travail pour la jeune génération.
Stratégies de survie
Ceux qui ont travaillé toute leur vie pour se construire une certaine aisance pour leur famille se retrouvent maintenant les mains vides. Un homme d’affaires de 68 ans qui ne voudrait pas rendre publique son vrai nom a passé sa jeunesse dans la guerre civile libanaise. Plus tard il a créé un commerce lui rapportant de quoi s’acheter un bel appartement et mettre un peu d’argent de côté. Aujourd’hui, cet homme n’est plus en mesure de payer les frais de son appartement. Pour le courant, l’eau, l’ascenseur et autres coûts supplémentaires il doit payer 800 Dollar US par mois, ce qui dépasse ses moyens. Il n’a pas de rente et ce qu’il a mis de côté sur son compte en banque s’est évaporé pendant la crise des banques. La seule possibilité pour survivre est de louer son propre appartement à quelqu’un qui est mieux loti. Depuis, il a déménagé dans un petit appartement dans une maison d’amis. Avec le loyer qu’il touche par son locateur à lui, il peut continuer de payer les coûts supplémentaires de son propre appartement ainsi que le loyer plus bas pour sa nouvelle demeure. Il ne faut surtout pas tomber malade.
Les commerces et les restaurants ferment
Des commerces fermés et vides, c’est l’image de Beyrouth dans de nombreuses parties de la ville. Même dans le Hamra, le centre culturel et politique de la capitale libanaise depuis des décennies, les lumières s’é teignent. Des commerces et des restaurants ferment parce qu’ils ne peuvent plus régler les coûts et les hôtes devenus rares.
Avant Noël le légendaire Hamra-Café a également été touché. De nombreuses photos sur les murs représentaient des personnes politiques connus, des journalistes et intellectuels qui, au courant des décennies ont discuté ensemble là-bas et à l’occasion de nombreuses manifestations. Des collections de livres et de magasines ont offert des temps de lecture. Des affiches, photos de manifestations des années 1960 donnent une idée de ce qu’a été Beyrouth dans le temps. Maintenant les volets sont baissés et les portes restent closes.
Sous l’avant-toit du lieu de rencontre légendaire de jadis, une femme est assise en tailleur, regardant devant elle sans bouger. Sur ses genoux son bébé dort. Le visage de la femme est entouré d’un foulard noir. Elle a l’air trop fatiguée pour tendre sa main aux passants peu nombreux qui passent devant elle sous la pluie. Et les clients du café qui de temps en temps lui ont donné quelque chose sont devenus rares et pressés. Ils n’entendent plus les formules religieuses par lesquelles elle a encouragé les gens (et elle-même) à leurs donner quelque chose, à elle et à son bébé, et d’en être récompensés par ses voeux pieux. •
En janvier 2020, les Libanais exprimaient encore leur colère devant la Banque centrale, qui avait financé une politique corrompue avec leurs économies, accusée d’être responsable de la chute de l’économie. Trois ans plus tard, en janvier 2023, les gens n’ont plus la force de protester. La vie quotidienne exige toute leur énergie pour se nourrir et s’occuper de leurs familles, surtout des enfants.
L’état précaire de l‘approvisionnement en énergie et électricité
Le gouvernement du Premier ministre par intérim Najib Mikati a débloqué mercredi, le 18 janvier, un montant total de 116 millions de dollars US afin de stabiliser l’approvisionnement en électricité du pays. 62 millions de dollars en sont réservés à régler les frais et taxes des pétroliers en attente au large des côtes, afin qu’ils puissent enfin décharger leur cargaison. 54 millions de dollars seront consommés pour les réparations et l’entretien des deux centrales électriques, en mauvais état, de Zahran et Deir Ammar.
Créée dans les années 1990, la compagnie nationale d’électricité (Electricité du Liban, EDL) a englouti plus de 40 milliards de dollars au fil des décennies sans que l’approvisionnement en électricité ne soit stabilisé ni que les travaux de maintenance nécessaires soient effectués. La société enregistre chaque année environ 1,5 milliards de dollars de pertes. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) font de la réorganisation du secteur énergétique libanais la condition préalable à l’octroi de crédits. Actuellement, le Liban dépend d’un contrat avec l’Irak, signé en é té 2021. L’Irak fournit du pétrole lourd tandis que le Liban le vend à des entreprises qui le traitent en vue de son emploi dans les centrales électriques libanaises. En contrepartie, le Liban fournit à l’Irak des produits et des services, notamment dans le domaine médical.
Karin Leukefeld
*Karin Leukefeld a fait des études d’ethnologie ainsi que des sciences islamiques et politiques et a accompli une formation de libraire. Elle a travaillé dans le domaine de l’organisation et des relations publiques, notamment pour l’Association fédérale des initiatives citoyennes pour l’environnement (BBU), pour les Verts allemands (parti fédéral) et pour le Centre d’information sur le Salvador. Elle a également été collaboratrice personnelle d’un député du PDS au Bundestag (politique étrangère et aide humanitaire). Depuis 2000, elle travaille comme correspondante indépendante au Moyen-Orient pour différents médias allemands et suisses. Elle est également auteur de plusieurs livres sur son vécu dans les zones de guerre du Proche et du Moyen-Orient.
(Traduction Horizons et débats)
Source: zeit-fragen.ch