Bernard est un « Orwellien » dans le beau sens du terme. Brillant universitaire, il a analysé avec une finesse sans égal l’œuvre de celui que je considère avec lui comme le plus grand écrivain politique du XXe siècle, Eric Blair, dit George Orwell. Œuvre qui nous interpelle aujourd’hui, plus que jamais, où un projet totalitaire à l’échelle mondiale est en train de se concrétiser. Il fut avant Hannah Arendt celui qui par la littérature romanesque a démonté le système totalitaire. Pourquoi « le » et non son pluriel ? Parce que, comme le démontre Orwell, il n’y a qu’un processus totalitaire, qu’il s’appelle stalinisme, fascisme, nazisme, ou encore néolibéral.

Je reproduis ici l’intégralité d’une analyse qu’il a faite en trois volets « Bref retour sur Orwell » et publiée sur son blog, où Bernard analyse le dernier et plus célèbre roman « 1984 ». Un roman qui n’est pas du tout d’anticipation, comme il l’écrit. Un roman qui au fond décrit la société que nous sommes condamnés à vivre si nous restons bêtement passifs ou tout aussi bêtement activiste sans vision d’avenir.

Orwell nous avertit : « Qui contrôle le passé, contrôle le présent et qui contrôle le présent, contrôle l’avenir. » [Extrait:Pierre Verhas]

Orwell 1984

L’immense réforme de l’orthographe, concernant en particulier le terrassant problème de la suppression de l’accent circonflexe, m’a remémoré ce passage de 1984 où le héros est décrit comme travaillant pour la sous-commission d’un sous-comité devant déterminer s’il faut placer les guillemets en-deçà ou au-delà des parenthèses. Comme j’ai par ailleurs été récemment invité par France Inter à m’exprimer sur Orwell pour l’émission “ Affaires sensibles ”, je me suis replongé – ce que je n’avais pas fait depuis une bonne vingtaine d’années – dans cette œuvre clé (malgré quelques imperfections dont Orwell était pleinement conscient). Le verdict est sans appel : c’est vraiment un livre hors du commun.

Pourquoi ce livre a-t-il résonné aussi fort à l’époque de sa parution et pourquoi est-il toujours aussi topique près de sept décennies plus tard, en un mot pourquoi n’a-t-il pas vieilli ? Voilà la question à laquelle je vais tenter d’apporter quelques éléments de réponses ici.

Lorsqu’il publie ce livre, Orwell est partagé quant à sa portée politique, à ce qu’on appellerait pour simplifier son message. Pour lui, 1984, c’est ce qui pourrait arriver si… Assurément, il cible les régimes totalitaires, mais il n’éprouve aucune sympathie pour le capitalisme – beaucoup moins débridé à son époque qu’aujourd’hui – et son corollaire, la démocratie parlementaire car elle a produit l’impérialisme à l’extérieur et des sociétés terriblement inégalitaires à l’intérieur. Il est partagé car il envisage la possibilité de l’installation d’un régime totalitaire dans son pays mais, dans le même temps, il n’y croit guère car il a foi dans l’honnêteté profonde (la common decency –Orwell est plus un moraliste qu’un politique) de ce qui constitue pour lui le peuple anglais : la classe ouvrière et la petite bourgeoisie. Il pense que si les Anglais comprennent le comment, mais surtout le pourquoi du système totalitaire, ils seront vaccinés.

Alors, pourquoi cette œuvre, qui n’est pas du tout d’anticipation, mais qui est une dystopie plutôt réaliste ?  Parce qu’Orwell avait prévu le retour du référent. Parce qu’il postulait que les réalités dont parle la fiction ont un analogon dans la réalité extra-linguistique, donc qu’une horloge qui sonne 13 heures, comme celle que l’on entend dans la première page du livre, renvoie à toutes les horloges, malgré le décalage glaçant. Orwell va donc installer un espace-temps à la fois familier et source d’ostranenie, de réel fantastique mystérieux et inquiétant. Les lieux de son texte, pour étranges qu’ils soient, proclament la véridicité de l’histoire par un reflet métonymique qui court-circuite le suspens d’incrédulité. Sans trop se fatiguer les méninges, le lecteur est dans le Battersea des années trente. Donc tout est vrai. Si les lieux sont véridiques, les personnages, en tant que parcelles de ces lieux, sont eux aussi véridiques. Orwell nous parle de ses contemporains.

Dans le monde de 1984, la solitude est impossible mais les personnages sont seuls et, à l’exception des proles marginalisés, les catégories ne communiquent jamais. Océanie est le contraire d’un lieu de mémoire, individuelle ou collective. Le totalitarisme déchire inlassablement tout discours autonome et coupe l’individu de ses repères spatio-temporels.

Le discours officiel de et sur la communauté se métamorphose sans arrêt. Sa justification est comprise dans cette mutation qui, elle même, n’a d’autre apologétique que le cercle fermé de sa propre prédication. Se révolter c’est être immédiatement aspiré par le regard de Big Brother, cet image à l’état pur (uneimago, le masque de cire que portait les morts), cet omniprésent qu’on ne voit jamais pour de vrai, cet ordonnateur d’un monde parfait mais en perpétuel devenir.

Pour les membres de la base de l’appareil, comme Winton, un temps sans jalon a remplacé un temps structuré (« Winston n’arrivait pas à se souvenir. Rien ne lui restait de son enfance. »), l’austérité a suppléé le désir d’avoir (« Depuis des mois, une disette de lames de rasoir sévissait. Il y avait toujours quelque article de première nécessité que les magasins du Parti étaient incapables de fournir »), un puritanisme officiel s’est substitué à la satisfaction des pulsions (« Winston l’avait détestée dès le premier coup d’œil. C’était à cause de l’atmosphère de terrain de hockey, de bains froids, de randonnées en commun, de rigoureuse propreté morale qu’elle s’arrangeait pour transporter avec elle. »).

La Novlangue n’est pas une démence verbale. Nous sommes dans un lieu où les signifiants peuvent se passer de signifiés parce que les signes n’obéissent plus à aucun code. Le nouveau langage sert à détruire l’ancien, avant de se détruire lui-même. Le télécran est le point focal de la vie communautaire. Il a été inspiré à Orwell par les affiches publicitaires des années trente (celle, au premier chef, d’un cours par correspondance suggérant « Let Me Be Your Big Brother »), et avant cela par la célèbre affiche de 1914 où le Secrétaire d’Etat à la Guerre Lord Kitchener incitait au recrutement dans l’armée : « Your Country Needs You ».

Le télécran rappelle le panopticon de l’utilitariste Jeremy Bentham. Pour Bentham, il importait qu’un surveillant placé au centre d’un bâtiment circulaire puisse tout voir et que l’œil de la raison pénétrât dans les coins et recoins des consciences. Un peu comme Coco Chanel qui, du haut de son escalier pouvait, par un jeu subtil de miroir, voir tous ses ateliers.

Dans 1984, l’espace n’est pas euclidien. L’individu est privé de tout repère. La perfection est atteinte dans la Pièce 101, cette salle de torture éclairée en permanence où l’individu est nié (0), coincé entre les deux répliques d’une même réalité, les deux 1 de 101 symbolisant le couple prétendument antithétique Big Brother-Goldstein (Goldstein, l’ennemi “ historique ” n’ayant pas plus d’existence que Big Brother). Winston est incapable de calculer la surface de la cellule où il est prisonnier. Mais – car il faut toujours des soupapes – le système totalitaire a permis la perpétuation d’espaces communautaires où l’imaginaire et les pulsions peuvent se cramponner. Dans certains pubs, on chante les refrains d’avant.

Winston veut résister par l’écriture. Il entame la rédaction d’un journal intime, qu’il commence le 4 avril 1984, sans d’ailleurs être sûr de cette date « à un ou deux ans près ». Il écrit pour des gens à naître, pour communiquer avec l’avenir, pour « transcrire l’interminable monologue ininterrompu » se poursuivant depuis des années dans son esprit. Mais il n’y a rien à comprendre dans un système où « celui qui contrôle le passé contrôle le présent », dans un discours qui ne renvoie à rien d’objectif. Il n’y a pas de société à décrire, seule compte la métaphore du pouvoir par l’image de Big Brother multipliée à l’infini. L’observé n’a rien à répondre, à opposer à l’observateur. Aucune rétroaction ne perturbe le système.

Au tout début des années quarante, en fait dès son retour des tranchées catalanes, Orwell a estimé que socialisme et utopie étaient désormais dissociés. D’où l’écriture de cette dystopie, avec un personnage qui prend conscience que son sort est insupportable mais qui échoue dans sa révolte. Cette dystopie ordonne le monde car le verbe devient la réalité évoquée : passer de 25 grammes de chocolat par jour à 20 grammes est un « progrès » (pour Myriam El Khomry, donner 40 milliards aux entreprises n’est pas un « cadeau »). Le solipsisme de la parole officielle s’impose (Walter Cronkite, l’ancien présentateur de CBS, terminait son journal par « That’s the way it is »). Le réel a tué l’imaginaire. Comme le discours est la représentation dans sa totalité, 2 et 2 peuvent faire 5. La possibilité de l’écart et de la symbolisation n’est plus permise.

Avant 1984, dans de nombreux articles consacrés au rapport entre la politique et la langue, Orwell dénonçait l’abstraction dans les régimes totalitaires, ainsi que dans les pays capitalistes. La vérité échappe à l’individu lorsqu’il cesse d’avoir accès à de vraies images mentales. On évoquera « l’élimination d’éléments douteux » pour ne pas dire qu’on a laissé mourir de scorbut des centaines de milliers d’innocents dans des camps de travail forcé en Sibérie. La Novlangue étant destinée à réduire la pensée (le mot libre n’existe que dans une expression comme « le chemin est libre », on ne peut avoir de conversation intéressantes que si l’on parle technique. La Novlangue est la matérialisation de la vérité officielle. Le visible et le nommable ne font qu’un : si un individu a été gazéifié dans un « trou de mémoire », il ne peut plus être désigné, rappelé par la mémoire individuelle ou collective. La langue officielle aveugle la pensée (elle désémantise des mots comme « liberté » ou « justice »), tout comme l’architecture officielle, avec ses immenses immeubles parallélépipédiques sans fenêtres ne se laissent pas lire (Orwell s’était inspiré de l’immeuble de la BBC et de la tour du conseil d’administration de l’Université de Londres). Les habitants d’Océania parlent une canelangue qu’Orwell avait repéré dans les années trente dans la bouche de ceux qu’il appelait les gramophones, les exécuteurs des basses besognes verbales des organisations totalitaires (ceux qui fournissent les “ éléments de langage ” aujourd’hui). Dire d’un membre du parti qu’il est doubleplusbon canelangue, empêche toute contradiction dans une société idéologiquement carénée, uniformisée (« Omo lave plus blanc »). L’Histoire est un « palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que nécessaire ». Aucune trace du passé ne peut entrer en conflit avec la lecture du présent. A quelques rares exceptions près, les notations de lieux ne fournissent aucun fil d’Ariane pour nous repérer dans les méandres d’Océania. Quant au temps, il explose pour Winston en mille morceaux lorsque les hommes de main du tortionnaire O’Brien fracassent le presse-papier, seul objet inventé, dans tous les sens du terme, par Winston. Dès lors, Winston ne voit plus rien et il ne peut plus calculer le temps ou distinguer le jour de la nuit dans les couloirs du Ministère de l’Amour où, par antiphrase, on torture et brise les opposants.

Dans une lettre de juin 1949 à un syndicaliste étasunien, Orwell avait explicité l’intention programmatique de son livre : « Je ne pense pas que le genre de société que je décris adviendra nécessairement, mais je crois, compte tenu du fait, naturellement, que le livre est une satire, que quelque chose  de ressemblantpourrait advenir. L’action se situe en Grande-Bretagne pour bien marquer que les peuples anglophones ne sont pas par essence meilleurs que les autres, et que le totalitarisme, s’il n’est pas combattu, pourrait triompher n’importe où. » Il ajoutait par ailleurs que les totalitarismes avaient germé dans les esprits d’intellectuels. C’est pourquoi le tortionnaire O’Brien est d’abord un intellectuel (“ organique ”).

Tout est volontairement terroriste dans ce livre : le style de l’auteur, la mort annoncée de l’utopie, celle de la communication, la ruine de la représentation romanesque en système totalitaire. Pour aller vers l’autre, il faut une grammaire. Winston tente d’établir une tête de pont avec le passé historique. Il interroge un vieux prole, croyant que tout vieillard est une bibliothèque de souvenirs. Mais ce vieux cockney a désappris la continuité historique qui ne saurait être que collective et vivante, l’apanage de sujets autonomes : « La mémoire du vieil homme n’était qu’un monceau de détails, décombres de sa vie. On pourrait l’interroger tout une journée sans obtenir aucune information réelle. […] La prétention du parti à avoir amélioré les conditions de la vie humaine devaient alors être acceptées, car il n’existait pas et ne pourrait jamais exister de modèle à quoi comparer les conditions actuelles. » Winston découvre donc qu’objectivité et subjectivité peuvent additionner leurs effets pervers. Le passé n’existe qu’à partir du moment où les faits sont incorporés à des ensembles intelligibles par la collectivité. Sinon l’instant est fétichisé, l’Histoire déshistoricisée. D’où sa tentative désespérée « d’extraire de sa mémoire quelques souvenirs d’enfance qui lui indiqueraient si Londres avait toujours été comme il la voyait. » Mais il ne voit rien qu’une « série de tableaux sans arrière-plan et absolument inintelligibles. »

Dans 1984, Dieu est mort. Pas de religion révélée. Pas de transcendance. Dans cette dystopie, les valeurs sont inversées. La trinité, le nombre 3 sont utilisés de manière perverse. L’instabilité (2 + 1, 2 contre 1) est la norme. Le monde du livre est divisé en trois continents (l’Océanie, l’Eurasie et l’Estasie). Chaque continent est dirigé par un parti unique. Le parti d’Océanie est l’Angsoc (Ingsocpour English Socialism). Les trois superpuissances sont en état de guerre permanente, selon des alliances mouvantes – et incompréhensibles. La subdivision d’Océanie où vit Winston Smith est composée de trois classes: les “ Proles ” (les prolos), 85% de la population qui partagent leur temps entre un travail abrutissant et des loisirs superficiels, le Parti Extérieur, auquel appartient Winston, les exécutants (13% de la population), et le Parti Intérieur, l’élite intellectuelle dévoyée (2% de la population). Les classes ne communiquent pas et ne connaissent pas d’ascenseur social.

L’idéologie de l’Angsoc est résumée en trois slogans :

La Guerre c’est la Paix

La Liberté c’est l’Esclavage

L’Ignorance c’est la Force

Des propositions a priori incompréhensibles, sauf pour les initiés. Par ailleurs, l’Angsoc est régenté par trois « principes sacrés » : la double pensée qui permet de croire en même temps une chose et son contraire, la mutabilité du passé qui amène une réécriture perpétuelle de l’Histoire, et la dénégation de la réalité objective par lequel un passé en perpétuelle mutation est imposé à un présent immobile. Le roman comporte trois personnages principaux, deux membres du Parti Extérieur (Winston et Julia) et un membre du Parti Intérieur (O’Brien), alliés de manières changeantes selon les exigences de la diégèse et du point de vue.

Dans ce monde, le sentiment qui domine est la peur, une peur ancestrale puisque tout vient d’en haut de manière inattendue, et l’absence de règles stables, ce qui fait que rien n’est donné comme illégal ou légal.

La nourriture est insuffisante et mauvaise, la pensée est contrôlée, tout comme les pratiques sexuelles (un membre du Parti Intérieur qui a recours à une prostitué eencourt 25 années de prison). La capitale est régulièrement bombardée, sans qu’on sache réellement par qui ni pourquoi, le rationnement est généralisé et inexplicable. L’amitié n’existe plus. Les enfants sont embrigadés, au besoin contre leurs parents. Il est interdit d’exprimer des émotions personnelles ou des pensées autonomes. On ne peut donc concevoir, rêver un monde autre. Comme l’Histoire est constamment réécrite, l’individu n’a plus de mémoire.

Ce monde sans Dieu est un monde sans Père : Big Brother, le grand frère est à la fois Jésus et le Père. Dans les familles du Parti Extérieur, les pères n’ont aucune autorité. Par le télécran, les affiches, les films, les timbres, les livres, les drapeaux, les pièces de monnaie, Big Brother est partout à la fois (je reviendrai sur cette omniprésence de l’image plus bas). Le visage de Big Brother est énorme, sa moustache est menaçante et son regard inquisiteur (« Big Brother te (vous) regarde »). Personne ne l’a jamais vu, tout comme personne n’a jamais vu Goldstein, l’ennemi public n° 1, l’ancien compagnon qui a trahi et qui tente de mettre le système en péril (paradoxalement – et à front renversé, si je puis dire – les cheveux de Big Brother sont noirs tandis que ceux de Goldstein, ainsi que les poils de son bouc, sont blancs). Goldstein est un ange déchu qui bêle de manière hystérique alors que la voix de Big Brother est profonde et calme, parfois brutale. Le Parti a toujours raison et il possède le droit de vie et de mort.

Dans 1984, le profane et le sacré ne font qu’un. Dans ce monde incompréhensible et insupportable, le héros poursuit une quête : il veut comprendre et défier au nom du bon sens (le common sense cher à Orwell). Le monde solide existe, pense-t-il contre un système qui a décrété que 2 et 2 peuvent être égaux à 5 et qu’il est possible d’abolir l’orgasme. Les pierres sont dures, maintient-il, l’eau est liquide, la loi de la gravitation existe. Il n’y a pas de quête sans transgression, sans dépassement des interdits, sans une démarche vers la beauté, la sensualité. Le journal qu’achète Winston pour écrire sa vie est « lisse et crémeux ». Le presse-papier qui, plus tard, volera en éclats, est lui aussi fort beau et lui rappelle les sensations de l’enfance. La nature est clémente parce que le chant d’un oiseau est porteur d’espoir.

Julia, c’est Eve, la tentatrice. Féminine, quoique de manière ambiguë : elle porte un uniforme qui signifie la chasteté, ce qui excite d’autant plus Winston. C’est elle qui fait le premier pas. Elle désinhibe Winston qui en vient à admettre qu’il « hait la bonté et la pureté » et qui pense que la pourriture pourra saper le système. O’Brien aussi est un tentateur. Winston est fasciné par son intelligence. Il se laisse aller aux aveux : « nous avons commis le crime de la pensée et l’adultère ». Lors d’une messe parodique, Winston se déclare prêt à commettre les pires crimes, à commencer par la lecture du livre “ de ” Goldstein, la Bible des opposants.

Après cette transgression, Winston devra être purifié, « sauvé ». O’Brien va l’enjôler avant de l’éduquer selon un processus en trois étapes : « apprendre, comprendre et accepter ». Winston est alors torturé physiquement, non pour qu’il avoue des crimes connus depuis longtemps par le pouvoir, mais pour qu’il soit brisé. Il apprend ensuite que la vérité objective n’existe pas. Le Parti produit et contrôle une vérité mutante et fonctionnelle. Enfin, O’Brien va briser l’amour que Winston voue à Julia, pour ne plus aimer que Big Brother. En trahissant celle qu’il a aimé, Winston atteindra la Rédemption.

Revenons à Big Brother en tant qu’image. Hobbes disait que gouverner c’est faire croire. Par exemple faire croire que Big Brother existe car le pouvoir n’existe que par l’idée que l’on s’en fait et les mots qui le signifient. Dans Le voyage sentimental à travers la France et l’Italie (1768), Sterne avait décrit l’effet que faisait la Bastille sur les Parisiens : la Bastille n’est qu’un mot pour désigner une tour, écrivait-il, mais « la terreur est dans le mot ». En tant qu’imago, en tant qu’idole, en tant qu’abstraction (Hervé Bazin définissait l’image cinématographique comme l’abstraction par l’Incarnation), Big Brother est le principe exclusif et ultime de l’Histoire. Personne ne l’a jamais vu, il ne figure ni dans l’espace ni dans le temps, il est le masque par lequel le Parti se montre aux humains. Il n’est pas plus visible que les financiers du CAC 40. Il EST le parti. Tels les gnostiques qui postulaient que le Verbe se fût fait chair, le totalitarisme océanien impose l’image d’un Big Brother pur esprit. Vouloir comprendre la nature de Big Brother est anxiogène.

Dans Océanie, les ascenseurs ne fonctionnent pas, les lames de rasoir sont rouillées mais le système dispose des techniques les plus perfectionnées pour asservir, c’est-à-dire surveiller et punir selon le principe freudien que la culpabilité ne suit pas crime mais qu’elle le précède. Dans La violence et le sacré, René Girard a montré comment la violence fondatrice, inhérente à toute société, est canalisée par les dictateurs « résolus à perpétuer leurs conflits afin de mieux perpétuer leur emprise sur les populations mystifiées. » Le monde étant vide de sens, regarder l’image de Big Brother, c’est regarder … rien. Souvenons-nous, dans cette optique, de l’évolution de la médiatisation de la guerre. Celle du Vietnam montra des soldats en pieds, des blessés, des cercueils, des victimes civiles. La guerre du Golfe ne livra que les effigies des leaders et des images de jeux vidéos pour adultes. On en est toujours au même stade à l’occasion de la guerre au Proche-Orient. L’image s’est déplacée de l’agora pour entrer dans les espaces mentaux, ou alors elle a transformé l’agora en un espace qui abolit les distances physiques et mentales, qui préfigure le télévangélisme et le village global, qui prétend unir et ne fait que niveler.

Le regard de Big Brother est aussi un sexe : « Nous allons vous vider et vous emplir de nous-mêmes », dit O’Brien à Winston. C’est aussi une bouche qui fait des sujets de simples bouches, des caquets se confessant à l’infini. Le monde matériel et immatériel a été atomisé. Les individus ont été fractionnés en mille morceaux. Le sujet est une « cellule » qui n’a d’autonomie que dans la mesure où il « cesse d’être un individu ».

Big Brother ne ressemble en rien aux bourreaux de l’Inquisition. Il est un dictateur post-moderne (au sens où il efface le temps, l’espace, les hiérarchies culturelles et où le monde réel est squatté par un monde fictionnel) qui agit sans règles préétablies, qui travestit le rapport du passé au présent et qui pose non ce qui est et qui a été, mais ce qui aura été. Big Brother est un deus absconditus, un dieu caché et tapi en chacun des individus. Il ne console pas, il soumet. Il est « terrible et secret », comme disait Le Clézio dans Les géants. Autrefois, le roi avait deux corps, l’un physique, l’autre juridique et symbolique. En coupant la tête du corps physique, on pouvait ne pas fracasser le symbole (« le roi est mort, vive le roi ! »). On ne peut pas couper la tête de Big Brother ; on ne peut ni attenter à son corps ni à sa représentation. Ottokar n’a pas à montrer son sceptre pour justifier son pouvoir. Comme on ne peut pas fermer les écrans dans les appartements, le discours et les images coulent sans interruption en déversant de la stérilité, de la mort et de l’éternité.

Ce qui distingue les grands créateurs des autres, c’est que, à partir de la réalité, ils élaborent des modèles plus prégnants que celle-ci en nous la faisant comprendre et ressentir comme jamais auparavant. Essayez d’imaginer un gamin de Paris des années 1830 sans penser à Gavroche. Essayez de vous représenter Mozart sans vous remémorer celui d’Amadeus et son rire jamais envisagé jusque là. Le “ Guernica ” de Picasso occulte la vraie ville dont on ne sait, en fait, pas grand chose. Quant à Emma Bovary, elle écrase votre cousine rêveuse.

Dans 1984, Orwell invente un monde et sa langue officielle, la Novlangue (Newspeak). Elle a ceci de particulier qu’elle est conçue pour mourir, Orwell partant du principe que, plus on élimine des mots (on garde “ chaise ” et on supprime “ fauteuil ” “ tabouret ”), plus on réduit leur champ sémantique (“ liberté ” n’est utilisé que dans des phrases comme « j’ai la liberté de choisir entre des pommes de terre et du chou »), plus on réduit une pensée qui devient sans cesse davantage binaire, manichéenne.

Cette invention n’est pas arrivée comme un cheveu sur la soupe dans la vie d’Orwell et sa carrière d’écrivain et de journaliste. Il connaissait sept langues étrangères : le latin et le grec, qu’il avait très bien maîtrisés dans son école privée, le français, qu’il pratiquait avec aisance (il lisait Villon dans le texte, et lorsqu’il enseigna le français dans une école secondaire pendant quelques mois, ses cours se déroulaient entièrement dans la langue), l’hindustani, l’ourdou (deux versions d’une même langue) et le birman, appris lors de son séjour de cinq ans dans la police impériale, le castillan et le catalan, assimilés au contact des Républicains durant la guerre civile. Avant de créer la Novlangue, il s’intéressa, de 1942 à 1944, au Basic English du linguiste Charles Kay Ogden avant d’écarter l’utilisation d’une langue artificielle : il trouvait contre-culturelle une langue fabriquée – simplifiée ou pas – à vocation universelle. Mais il est clair que ce Basic English fut une source d’inspiration pour la Novlangue. Enfin, il avait des notions d’esperanto, que parlait couramment une de ses tantes, mais il s’en méfiait en tant que langue factice (« Les langues ne se peuvent se développer que lentement, comme des fleurs », disait-il).

Bien avant 1984, les premiers livres d’Orwell avaient révélé son grand intérêt pour les questions de langue. Dans la dèche à Paris et à Londres, une autofiction de 1933, montre qu’Orwell s’engoue pour les lois sociales de construction du langage. Tragédie birmane (1934) présente la Birmanie comme une société multilingue, les colons empêchant les autochtones d’apprendre l’anglais dans toutes ses finesses et les contraignant à l’utilisation d’un pidgin. Dans Une fille de pasteur (1935), Orwell reproduit, en s’inspirant de Joyce, un dialogue de théâtre entre les miséreux et la fille du pasteur. Dans Le quai de Wigan (1937), ce magistral essai devenu classique sur le monde des mineurs de charbon dans les années trente, Orwell offre quelques exemples d’anglais du Lancashire et du Yorkshire. Dans La Catalogne libre (1938), il utilise sa connaissance du catalan et du castillan. Dans  Un peu d’air frais (1939), il présente les variétés de l’anglais selon les classes et commence à dénoncer ce qu’il appelle le “ jargon ” des hommes politiques. Etrangement, peut-être, la dictature de La ferme des animaux ne connaît pas de problèmes langagiers.

Toute la réflexion d’Orwell sur la langue repose sur une idée-force, que la linguistique récusait déjà à son époque, selon laquelle les mots sont autonomes par rapport à la pensée. Et il lui a échappé, comme le proposait fortement Roman Jakobson, que « de même qu’en peinture la géométrie se superpose à la couleur, la puissance d’abstraction de la pensée humaine surimpose des figures grammaticales au mot. » Il affirme pour sa part que la pensée est tellement dépendante des mots que ceux-ci peuvent régir celle-là. Il croit que parler c’est choisir des mots en toute souveraineté, ignorant qu’on ne saurait conceptualiser sans l’appui du langage. Comment dire “ la glace ” en bambara, langue de contrées où il fait trente degrés toute l’année ? En contradiction totale avec le concept d’arbitrarité du signe (voir comment le coq chante en anglais, en espagnol, en allemand, en français et en chinois), il suppose une corrélation entre le sens d’un mot et sa configuration sonore. Dans le monde de 1984, des fonctionnaires de la langue suppriment des mots du dictionnaire et confèrent aux vocables épargnés un sens unique, ce qui n’est pas soutenable dans la mesure où la pensée et les mots n’existent pas dans des sphères distinctes, Orwell pensant peut-être qu’à un mot pourrait correspondre automatiquement une seule pensée.

Dans ses essais majeurs sur la langue comme “ La politique et la langue anglaise ”, il estime que la langue dégénère quand elle sert le discours politique. Il s’inscrit dès lors dans la tradition idéaliste : « Bien écrire ou bien parler est un art. » Ecrire en anglais, c’est « se battre contre le flou, l’obscurité, les pièges tendus par les adjectifs décoratifs et les empiètements du latin et du grec ». Revendiquant son anglicité, Orwell préférait les mots d’origine saxonne aux mots d’origine franco-latine : freedom à liberty, brotherhood à fraternity, tout en sachant que plus de la moitié des mots de l’anglais venaient du français et de latin. A de nombreuses reprises, il décrit sa langue comme « défigurée », « violentée ».

Mais, à sa manière, Orwell a repris l’idéal de Boileau selon lequel ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : « Une prose de qualité est transparente comme une vitre ». Ce cristal lui était nécessaire pour mieux faire passer la réalité confuse, violente et terrorisante. Stylistiquement parlant, sa plus grande réussite aura été de faire croire qu’il écrivait “ naturellement ” dans la langue parlée d’un anglais éduqué. D’où son obsession de ne pas pouvoir glisser « la lame d’un couteau métaphorique » entre les mots et le sens. Sa règle – pas toujours applicable – était que le sens décide du mot. Il s’efforça toujours, cela dit, de faire coïncider la forme et le fond.

Pour Orwell, les différences langagières étaient régies par les antagonismes de classe. Les classes éduquées ayant perdu le contact avec le monde ouvrier, il urgeait que les prolétaires redonnent du souffle à la langue anémiée de la classe dirigeante. Son idéalisme l’amena à proposer, pour que les accents régionaux ne disparaissent pas (ils sont toujours bien présents aujourd’hui), un accent « national » (pas le sien, lui l’ancien élève d’Eton), un « cockney modifié » ou alors un des accents du Nord. Mais dans 1984, non seulement les Proles ne régénèrent pas la langue du Parti intérieur, mais il n’existe aucun phénomène de contact entre leur langue et celle des maîtres.

Bien que polyglotte, Orwell n’affectionnait pas les emprunts entre langues. Il n’admit jamais que, si le vocabulaire anglais était très riche, c’est justement parce que la langue anglaise avait deux racines principales. De plus, alors que dans 1984 chaque continent possède une seule langue officielle, Orwell n’a rien écrit sur un fait déjà bien présent à son époque : le nouveau statut de l’anglais en tant que première langue véhiculaire mondiale. Conscient de la fin de la suprématie de l’Angleterre en tant que puissance planétaire, il redoutait le contact avec la culture d’outre-Atlantique. Plutôt conservateur en matière langagière, il n’en a pas moins créé de nombreux néologismes. Par exemple la “ nancytude ” (tapettitude), la “ scotchification ” (de l’Angleterre) (écossification), “ sub-faecal ” (sous-fécal), la “ blimpocracy ” (culotte de peaucratie). Bien que jungien, Orwell n’avait pas perçu que l’inconscient était structuré comme un langage. Il voyait dans les mots une substance pâteuse, fuyant indéfiniment devant les réalités de la pensée (« Quelqu’un a-t-il jamais écrit une lettre d’amour dans laquelle il a exprimé exactement ce qu’il voulait dire ? »). D’où cette proposition d’inventer des nouveaux mots (ou des mots neufs), aussi tranquillement que s’il s’agissait de « pièces pour moteur d’auto ». Mais il n’a pas pu (ou n’a pas eu le temps) de réfléchir à ses propres maniérismes. Il abusait d’adverbes de fréquences (“ rarement ”, “ toujours ”) parce qu’il avait tendance à généraliser. Il utilisait souvent la préposition “ comme ”, des adjectifs comme “ différent ”, “ identique ”, des verbes comme “ comparer ” parce qu’il pensait très souvent de manière analogique. Il s’efforça, cela dit, de s’imposer une hygiène d’écriture consistant, par exemple, à éviter les métaphores rebattues (pas une seule dans La ferme des animaux). Et il proposa cinq règles de bonne écriture et une sixième dirimante, dont il n’est pas stupide de s’inspirer, même si elles trahissent son souci névrotique de propreté :

  • Ne jamais utiliser une métaphore déjà vue sous la plume d’un autre.
  • Ne jamais utiliser un mot long quand un court fait l’affaire.
  • Supprimer un mot lorsqu’il est possible de le supprimer.
  • Ne pas utiliser la voix passive [beaucoup plus fréquente en anglais qu’en français] quand l’actif convient.
  • Ne jamais utiliser une expression étrangère, un mot scientifique ou du jargon s’il existe un équivalent en anglais de tous les jours.
  • Ne pas appliquer ces règles dès lors que le résultat est franchement malsonnant.

Dans 1984, le statut de la langue n’est pas toujours très cohérent. Un seul personnage (membre du Parti Extérieur) parle naturellement en Novlangue. Les enfants de Mrs Parson, pourtant militant zélés de la Ligue de la Jeunesse, s’expriment en anglais ordinaire. Orwell a toujours pensé que le manque de démocratie ou la dictature du prolétariat aggraveraient les antagonismes de classe. Aux trois classes d’Océania correspond une organisation linguistique gouvernée par le chiffre trois. Dans le Parti Intérieur, la Novlangue est censée être la norme ; dans le Parti Extérieur, elle se diffuse progressivement ; elle est inconnue des Proles qui parlent cockney, un idiome qui est d’avantage une recréation orwellienne que du cockney authentique. La Novlangue n’est pas généralisée dans le roman parce que le livre n’est pas une prophétie mais une satire dystopique. Elle ne peut être parlée par des personnages qui ressemblent aux gens qu’Orwell a côtoyés sa vie durant. A la fin du roman, Orwell estime que la Novlangue ne sera pas utilisé par tous avant 2050, malgré les moyens de coercition considérables dont dispose le système. Ce qui semble peut-être le plus pertinent dans la création de la Novlangue, c’est cette idée, aujourd’hui banale, qu’un discours officiel peut fort bien parler pour ne rien dire. Nous sommes en effet dans la destruction du sens. Le personnel politique étasunien a atteint cet idéal : souvenons-nous de Reagan se contenant de murmurer devant ses supporters « Read my lips » ou Hillary Clinton proposant un petit jappement chaque fois que Donald Trump proférerait un ânerie.  Orwell postule par ailleurs que la langue fait naître la faute, le sentiment de culpabilité, notion que reprendra plus tard Roland Barthes expliquant que le fascisme n’empêche pas de dire mais oblige à dire.

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L’écrivain au style translucide qu’était Orwell avait senti dans les années trente que la langue ne serait plus jamais un moyen de communication innocent. Winston finissait par “ aimer ” Big Brother parce que le mot “ amour ”, tout en ayant perdu sa signification d’origine, existait toujours bel et bien sous son horrible travestissement. Cratyle, dans le dialogue de Platon, avait décidé de se taire (« si des noms sont mal établis, ils ne sont plus que des éclats de voix »). Orwell choisit de travailler la simplicité de son expression (pour ceux dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, il est l’un des auteurs les plus faciles à lire) et de renforcer le pouvoir de ses propres mots.

Bernard Gensane |20 mars 2016

Publié initialement: http://bernard-gensane.over-blog.com/2016/03/bref-retour-sur-orwell-ii.html