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Syrie : Mai 2011 – L’affaire Hamza al-Khatib

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Préambule

La chronique VII, consacrée à “l’affaire Hamza al-Khatib”

Avant d’entrer dans le détail de cette affaire, le lecteur doit savoir que dans la première année de la crise syrienne l’affaire al-Khatib n’est pas la seule du genre. Il y a bien sûr celle des enfants de Deraa qui auraient été arrêtés et torturés au commencement de la crise après avoir écrit des slogans hostiles au régime sur un mur, mais il y a d’autres cas isolés tout à fait comparables, dans lesquels on met un coup de projecteur sur une victime vulnérable. Bahar Kimyongür en relève deux notables aux pages 157 et 159 de son ouvrage Syriana : Amina Araf Zeinab et Zaïnab el Hosni.

Amina Araf Zeinab est une jeune blogueuse lesbienne à la double citoyenneté syrienne et étasunienne. En février 2011, elle publie des articles sur son blog (A Gay Girl) dans lesquels elle évoque les questions de genre, de sexualité, tout en fustigeant le régime syrien, elle fait les louanges du printemps arabe : elle acquiert une notoriété soudaine et importante. Son enlèvement par trois hommes armés début juin 2011 suscite l’indignation « internationale ». Les organisations LGBT se mobilisent, des pages Facebook de soutien sont créées qui réunissent rapidement des milliers d’adhérents, le Département d’état[i] étasunien réagit, les médias de masse relaient ses déboires… Amina est un symbole par sa jeunesse, son appartenance à une minorité sexuelle persécutée en Syrie, son courage de contestataire, et son enlèvement qui témoigne de la barbarie d’un « régime » à bout de souffle. Il est rapidement révélé cependant que cette affaire est un canular : Amina n’existe pas, c’est un personnage forgé de toutes pièces par un étasunien, Tom Mac Master, afin de passer plus facilement dans des débats internet sur le Proche Orient. Cette affaire permet de voir comment le système médiatique peut s’emballer à toute vitesse, sans vérifier avec attention l’authenticité des informations, dès lors que le « matériau » colle aux lignes directrices de la propagande. 

 

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Affiche de propagande rendant hommage à Amina Arraf. Derrière cette “gay girl”, se trouvait en fait un homme étasunien, Tom Mac Caster

Zaïnab el Hosni est une jeune syrienne de 18 ans. Fin juillet 2011 elle est enlevée à Homs au domicile familial par des hommes en civil venus l’interroger à propos de son frère, activiste participant aux manifestations. Ils l’emmènent avec eux. Deux semaines plus tard, les parents se rendent au commissariat pour récupérer le cadavre de leur fils. A cette occasion, ils voient un autre corps en affreux état : écorché, démembré, et décapité. La mère croit reconnaître sa fille à quelques indices. Une vidéo atroce du cadavre est mise en ligne. Amnesty International lance l’alerte. A ce moment-là le rouleau compresseur médiatique, stimulé par cette intéressante étincelle, se met en branle et de nombreux articles et reportages lui sont consacrés dans les médias de masse[ii]. Le camp des « amis de la Syrie » croit tenir là une nouvelle « icône de la révolution ». Par-delà les circonstances affreuses et révoltantes de sa mort, ce serait la première femme syrienne morte en détention depuis le début des manifestations en mars 2011. L’affaire se dégonfle totalement quand le 5 octobre, la jeune femme apparaît en chair et en os à la télévision pour tout démentir : elle n’a jamais été enlevée mais a fugué du domicile familial à cause des mauvais traitements que lui faisaient subir ses frères. Elle s’excuse auprès de sa mère. Cette dernière, avec toute la famille, reconnaîtra quelques jours plus tard s’être trompée en découvrant le cadavre horriblement mutilé. Les activistes de l’opposition et de défense des droits de l’homme syriens eux-mêmes admettent qu’ils se sont trompés, et les médias de masse publient des articles de rectification pleins de colère rentrée de s’être fait berner de la sorte.

Ces deux affaires comparables montrent la tendance de la propagande à s’appuyer sur des cas individuels tragiques touchant des personnes fragiles comme les femmes et les enfants ou les membres des minorités sexuelles. L’identification du téléspectateur est sans doute plus facile. Les affaires individuelles sont par ailleurs plus simples à expliquer et à « comprendre » par le grand plus public, qu’elles soient vraies ou inventées.

Pendant cette période, on voit les médias et les milieux politiques aux aguets de la moindre histoire qui pourra être érigée en symbole de répression sanglante : quand la rumeur est lancée, la machine s’emballe, sans rien vérifier, et quand le démenti survient des semaines plus tard, c’est avec un volume dix fois inférieur à celui qui accompagnait dans un premier mouvement la « révélation ».

L’histoire de Hamza al-Khatib en mai 2011 a eu elle aussi son démenti tardif, mais entre-temps, il  était devenu, par la magie du barnum médiatique, « l’icône de la révolution ».

L’affaire et sa couverture médiatique

C’est le 25 mai 2011 que l’on entend pour la première fois parler, en France et dans le reste du monde, de Hamza al-Khatib. C’est en effet à cette date qu’une vidéo est postée sur YouTube montrant le cadavre d’un adolescent dans un état affreux[iii]. Le corps est filmé pendant deux minutes sous différentes coutures et commenté par un homme dont on ne voit pas le visage et à l’identité inconnue. Voici la traduction de ce qu’il dit en arabe, en même temps qu’il fait le tour du cadavre, qu’il touche, pointant d’un doigt ganté telle ou telle partie meurtrie du corps, soulevant un bras, saisissant la mâchoire pour faire pivoter la tête :

« Ce garçon a une histoire qui est très similaire à celle d’autres garçons qui vivent en Syrie. Il était âgé de seulement 13 ans lorsqu’il fut assassiné par les forces de sécurité du régime syrien. Quand les manifestations ont commencé en Syrie, il était bien conscient de ce qui se passait, que le peuple voulait vivre dans la liberté et la dignité, c’est pourquoi il décida de sortir et de participer aux manifestations. Malheureusement pour lui, il fut arrêté le 29 avril au moment de la répression des manifestations. Au terme de son incarcération, il a été retourné mort à sa famille. Il y a des signes évidents de torture ; la peau de ses mains et de ses pieds est enlevée. Sa nuque est brisée. Il a été atteint par des balles qui ne sont pas à l’origine de sa mort. Ses organes génitaux ont été sectionnés. S’il vous plaît, gardez à l’esprit qu’il s’agit d’un enfant sans défense, âgé de seulement 13 ans. L’histoire de Hamza est malheureusement celle de nombreux Syriens, de nombreux hommes, femmes, enfants, vieillards, qui doivent encore être retournés à leurs familles. Le nombre de morts en Syrie depuis le début de ces soulèvements a dépassé le millier. Des charniers ont été découverts à Deraa. Nous exigeons que la communauté internationale prenne des mesures contre cela. Nous demandons aux Nations Unies et à Amnesty de mener une enquête sur le meurtre de ce jeune enfant et de nombreux autres comme lui. Le peuple syrien a le droit de vivre dans la liberté et la dignité. »

J’ai retranscrit le commentaire dans sa totalité car il s’agit de l’unique base « réelle » (avec les images horribles associées) sur laquelle s’appuieront les journalistes français et des pays « amis de la Syrie » pour interpréter cette affaire.

Barada TV, chaîne d’information privée basée à Londres, est la première à relayer cette vidéo le jeudi 26 mai. Elle est reprise le lendemain par Al Jazeera, ce qui donne le coup d’envoi d’une campagne médiatique massive, mondiale, et unanimement orientée vers la même interprétation : Hamza al-Khatib est le symbole de la révolution et la preuve éclatante de la barbarie du “régime Baas et de son président Bachar el-Assad ; il est la preuve que ce dernier doit être destitué et la bannière qui doit permettre à la révolution, sur le terrain, de prendre une ampleur nouvelle.

L’énumération des titres d’articles sur internet consacrés à cette affaire donne une première idée de cet unanimisme :

« Hamza, torturé, et tué, le visage de la révolution syrienne » (Rue89/lenouvelobs)[iv],

« Hamza, torturé à 13 ans, emblème de la révolution » (le Figaro)[v],

« Hamza el khatib, symbole malgré lui de la répression syrienne » (RFI)[vi],

« Hamza, 13 ans, torturé puis exécuté, icône de la révolution syrienne »(Tempsréel/nouvelobs)[vii],

« Hamza, 13 ans, martyr des rebelles syriens » (Europe 1)[viii],

« Le martyr de la révolution s’appelait Hamza et il avait 13 ans » (20 minutes)[ix],

« Hamza, icône de la contestation syrienne » (l’Express)[x],

« Hamza el Khatib, 13 ans, symbole de la révolution syrienne » (Paris Match)[xi],

« Le corps de Hamza el Khatib est devenu un emblème de la révolte syrienne » (le Monde)[xii]

« Hamza, 13 ans, juste un tué » (le Monde)[xiii],

« La révolution syrienne a-t-elle trouvé son martyr ? » (TF1.fr)[xiv]. « Hamza, le petit martyr, devient l’icône de la révolution » (France 24)[xv]

La plupart de ces articles ont été publiés dans la semaine suivant la parution de la vidéo et ont été complétés par des reportages dans toutes les chaînes d’informations dans lesquelles on montrait l’impressionnante vidéo du corps sans vie de l’adolescent. Des articles aux titres presque identiques sont sortis au même moment dans les médias de masse des autres pays occidentaux : BBC, New York times, Huffington post, Telegraph, la Reppublica, the Guardian, Rtbf, Daily Mail, El Mundo, l’Orient le Jour, Los Angeles Times, Neue Burcher Zeitung (liste non exhaustive).

Je tiens tout de même à préciser que la couverture médiatique de cette affaire est malgré les apparences d’une ampleur encore limitée. Aucun quotidien français n’y a, par exemple, consacré de Une, comme on l’observera pour le massacre de Houla et l’affaire des armes chimiques. L’actualité syrienne, plus généralement, est dominée par l’actualité de Libye, où les combats font rage entre les forces fidèles à Kadhafi et les groupes armés qui le combattent.

Outre les titres, on peut également souligner la ressemblance impressionnante, en termes de contenu et de mise en forme, entre tous les articles dont je viens de citer les titres. Ils sont à l’évidence tous rédigés à partir du même modèle, développent tous les mêmes faits et arguments, qui plus est souvent dans un ordre identique.

Il est possible en conséquence de les résumer comme s’il s’agissait d’un article unique. Évidemment, on relève parfois des nuances : tel élément caractéristique peut être omis, le ton peut être plus ou moins à charge contre le régime syrien, mais on est obligé de constater l’ampleur des similitudes (au-delà de la ressemblance entre les titres qui se passe de commentaires) quand on les lit tous les uns à la suite des autres.

Résumé des articles 

Cela commence presque toujours par une mise en perspective avec d’autres « icônes » et « emblèmes » ayant par les circonstances révoltantes de leur assassinat ou de leur mort mis le feu aux poudres des « printemps arabes » dans les pays où ils sont survenus, Fouad Bouazizi en Tunisie, et Khaled Said en Egypte.

Généralement suit l’annonce de la création d’une page Facebook en arabe intitulée « Nous sommes tous des Hamza al-Khatib », qui recueille rapidement des dizaines de milliers d’adhésions.

Sont énumérées ensuite les « tortures » subies par l’adolescent en reprenant tels quels des termes et extrait du commentaire qui accompagne la vidéo.

La version des faits selon des éléments de l’opposition est la suivante : il a été arrêté par les services de sécurité alors qu’il se trouvait dans une manifestation et qu’il « fredonnait » des chansons appelant à la chute du régime. Pendant 3 semaines, il aurait été torturé par les services de sécurité, lesquels auraient eu la cruauté supplémentaire de rendre le corps à la famille à dessein de brimer l’enthousiasme d’autres contestataires éventuels. La stratégie de la terreur, en somme.

Rapidement des pancartes à l’effigie de « l’icône » se sont multipliées dans des manifestations appelant à la chute du régime d’el-Assad dans de nombreuses villes syriennes, marquant un point de non-retour dans la détermination des manifestants « pacifiques », et signant le début de la fin pour le régime d’el-Assad.

La version du gouvernement est tout de même à chaque fois donnée avec plus ou moins de détails : un médecin légiste a autopsié le corps  et en a conclu que le garçon était mort par balles, sans avoir été torturé; l’état du cadavre est dû à sa putréfaction avancée, résultant de ce que les autorités n’ont su qu’au bout d’un mois à quelle famille Hamza appartenait. Le père de la victime a été personnellement reçu par Bachar el-Assad qui lui a présenté ses condoléances, en retour de quoi le père a déclaré que le président était un homme « aimable et bon », tout cela filmé dans le cadre d’une émission d’une heure sur une chaîne gouvernementale.

Tout cela cependant ne peut être qu’une mise en scène. Le père, en effet, selon Al Jazeera, a été briefé, menacé et emprisonné par les services de sécurité afin qu’il donne cette version des faits et ce jugement sur le dictateur, ce qui n’a rien d’étonnant quand on connaît la cruauté et la culture du mensonge de l’homme et de son régime.

Objections et remarques

Cette façon de présenter l’histoire du jeune al-Khatib soulève un certain nombre de remarques et objections.

Cette version unanime de l’affaire diffusée par cette masse d’articles n’est pas le résultat d’une enquête : les journalistes n’ont fait que reprendre sans les vérifier des éléments discutables, à commencer par le témoignage non recoupé de cet inconnu dont on ne voit pas le visage.

La chaîne Barada TV qui a été la première à relayer la vidéo est financée par des fonds étasuniens et ne peut être considérée comme une chaîne indépendante: Sur la fondation et les activités de la chaîne Barada TV, Bahar KimYongür apporte dans son livre Syriana les informations suivantes :

« Le site d’informations wikileaks révèle sur la base de câbles de diplomatiques qu’à l’époque de Condoleeza Rice toujours, le Département d’état a versé six millions de dollars au « Mouvement pour la vérité, le justice, et le développement », un réseau d’opposants syriens exilés anciennement membres des frères musulmans et qualifiés « d’islamistes modérés ». Cette enveloppe aurait permis au mouvement de mettre sur pied la chaîne satellitaire Barada TV et de financer ses activités antigouvernementales à l’intérieur de la Syrie. Installée à Londres, Barada TV émet depuis avril 2009. L’appui financier à ces « islamistes modérés » aurait continué sous la présidence de Barack Obama, au moins jusqu’en septembre 2010. Les télégrammes diplomatiques démontrent également que des exilés syriens ont reçu de l’argent d’un programme du Département d’état nommé « Initiative de Partenariat pour le Moyen-Orient ». Les sommes auraient transité par le Conseil pour la Démocratie (Democracy Council), une ONG basée à Los Angeles. Ce conseil a reçu 6,3 millions de dollars du Département d’État pour un programme de « concepts médiatiques » dirigé vers la Syrie, qui comprenait notamment Barada TV. Edgar Vasquez, porte-parole du Département d’état, déclare que l’initiative de partenariat pour le Moyen-Orient a réservé 7,5 millions de dollars pour la Syrie. » (p 112)

La chaîne al Jazeera, qui a apporté quelques éléments nouveaux ne peut pas être considérée comme une source sûre. Cette chaîne est hébergée et financée par le Qatar, qui participe à la campagne de déstabilisation de la Syrie depuis le début des événements en mars 2011. Cette chaîne est spécialiste des coups tordus en matière de désinformation, parmi lesquels on peut rappeler la reconstitution d’une place de Misrata (Libye) en Irak pour y filmer la célébration de la conquête de la ville, non faite à ce moment-là. Les membres du conseil d’administration sont tous nommés par l’émir du Qatar et parmi les membres on trouve la propre femme de l’émir et son beau-frère, et son conseil d’administration est présidé par un cousin qui est un élément important des Frères Musulmans. Une journaliste qui a travaillé de 2002 à 2010 dans la chaîne, Lina Chebel, a déclaré que « la campagne contre la Syrie a débuté depuis quelques années. Elle fonctionnait suivant la règle qui prévoyait de diffuser cinq bonnes informations et une fausse, pour se faire une crédibilité auprès des téléspectateurs ». La chaîne a eu un rôle moteur dans la fabrication et la diffusion du mythe « Mohamed Bouazizi », étincelle de la révolution tunisienne (voir plus loin). Je renvoie au chapitre III du livre de Mezri Haddad « la face cachée de la révolution tunisienne » pour plus de détails sur le fonctionnement de cette chaîne. On constate en tous cas que les deux chaînes qui sont motrices dans la diffusion de l’histoire du jeune al-Khatib sont étroitement sous contrôle de puissances hostiles à la Syrie et ont une réputation exécrable en termes de respect des libertés.

Les auteurs de ces articles (cet article), en présentant tous le cas d’al-Khatib comme l’équivalent syrien de celui de Fouad Bouazizi en Tunisie commettent une énorme erreur car l’affaire Bouazizi est une manipulation énorme: il ne s’appelle pas Mohamed mais Tarek ; présenté comme un bac +2 il n’a jamais passé son BEPC ; la gifle reçue par une policière, en partie à l’origine de son suicide, est une invention. La policière lui a pris sa balance car il n’avait pas de permis de vente et en surcroît l’a agonie d’insultes. Certains de ceux qui ont participé à l’amplification de l’histoire ont avoué la manipulation, comme on peut le lire dans un article de Christophe Ayad dans Libération du 11 juin 2011, intitulé « la révolution de la gifle ». Les premières révélations du fond de l’affaire ayant été faites plusieurs semaines après l’affaire al-Khatib, les journalistes n’étaient pas au courant de la supercherie, mais après coup, placer le cas al-Khatib dans la lignée du cas Bouazizi est une erreur troublante. Cette erreur jette par ricochet la suspicion sur la véritable nature du Printemps Arabe dont le souffle irrésistible est toujours évoqué par les rédacteurs d’articles consacrés à la nouvelle « icône de la révolution syrienne », un Printemps Arabe qui serait à placer non pas sous le signe de la libération des peuples, mais celui de l’intoxication et de la manipulation des masses.

Si l’on observe attentivement la vidéo, sans être médecin légiste, il semble bien que le cadavre de Hamza ne soit pas de la dernière fraîcheur. Le pénis coupé n’est montré nulle part. Il est impossible de savoir si la nuque a été brisée. Là encore on nous demande de croire sur parole un anonyme dont nous ne voyons que la main gantée, et dont nous entendons un commentaire dans lequel l’émotion domine avec les éléments de langage caractéristiques.

Comme je l’ai indiqué dans la chronique précédente, c’est un grand classique de la propagande de guerre de nous placer devant le nez des histoires d’enfants ou de personnes vulnérables torturés, violés, assassinés, etc. ; le choix de ce Hamza est ad hoc en terme de propagande par rapport à ce que l’on sait des procédés utilisés pour indigner l’opinion publique et la persuader de la nécessité de la guerre. Le même type de « victime » sera utilisé pour le massacre de Houla et l’affaire des armes chimiques à une plus grande ampleur.

On connaît de nombreux cas d’enfants assassinés par les terroristes salafistes depuis le début du conflit, et encore plus par la suite. Aucun d’entre eux n’a fait l’objet d’une couverture médiatique comparable, ce qui montre que les enfants torturés et assassinés n’intéressent les directions des médias que lorsqu’ils sont dans le « bon camp ».

Il faut faire la simple remarque de bon sens suivante : eu égard au contexte extrêmement tendu de la situation, le « régime », dont la survie était déjà clairement engagée, n’avait aucun intérêt à perpétrer un tel acte de barbarie, et encore moins à pousser la cruauté jusqu’à le rendre à la famille dans cet état, ce qui aurait été d’une stupidité sans nom vu l’usage médiatique qui pouvait en être fait.

Cette série de remarques et objections suffit à montrer, sans qu’on ait besoin de connaître de façon directe le moindre détail sur l’histoire de  Hamza al-Khatib, que les journalistes des médias qui ont relayé cette affaire sous la même forme accusatoire se sont montrés d’une grande légèreté.

Pour nuancer mon propos, je ne pense pas que tous les journalistes savaient ce qu’ils faisaient au moment de rédiger cet article. Depuis deux mois ils étaient abreuvés d’informations allant toutes dans le même sens : 10 civils assassinés par-ci, 20 civils bombardés par-là, telle manifestation sauvagement réprimée, membres du parti Baath faisant défection, etc. Tout allait,  médiatiquement dans le même sens, et l’histoire de Hamza al-Khatib cadrait bien dans cette interprétation générale des événements. De nombreux petits pas avaient été faits pour rendre ce premier grand bond plausible. Les journalistes, par ailleurs, surtout ceux des quotidiens et des chaînes d’information en continu, sont soumis à la dictature de l’instantané : Le flot d’informations est tellement dense et continu qu’ils doivent se montrer très réactifs, d’autant qu’ils sont en concurrence les uns avec les autres. Ils sont donc poussés à relayer des faits fragilement étayés sans les vérifier avec toute la rigueur nécessaire.

Si responsabilité il y a à établir dans le relais de ce genre de fait, elle est plus à chercher dans les directions des médias de masse dont ils sont salariés, qui fixent la ligne éditoriale, qui choisissent les titres et qui ont les moyens de punir les journalistes qui oseraient en sortir pour exposer certains faits de façon plus nuancée, ou mieux, d’en prendre le contrepied.

Dans tous les cas, depuis mai 2011, aucun média de masse n’a jugé utile de publier un article de rectification sur l’affaire al-Khatib, et lors de la manifestation du 14 mars 2015, je me souviens d’avoir entendu les organisateurs l’invoquer encore avec force comme emblème, dans un même discours où la mémoire du père Paolo était rappelée.

Que s’est-il réellement passé ?

Aucun média n’a rendu complètement compte de la version gouvernementale syrienne et des témoignages des proches de Hamza al-Khatib, en particulier ceux qui étaient à ses côtés lors de cette journée du 29 avril où il fut, selon tous les grands médias, enlevé et torturé par des sbires du régime pour avoir simplement « fredonné » des slogans révolutionnaires. Voici le témoignage d’un membre de sa famille présent à ses côtés ce jour-là, Abdel Aziz al-Khatib :

« Le vendredi 29 avril je suis allé en compagnie de Hamza al-Khatib, Mohamed Soeidane et Abd el Majid al-Khatib vers le point de rencontre fixé pour manifester. Dès que les autres manifestants, dont des hommes armés, sont arrivés, venant de plusieurs régions telles que al-Mseifra et Bosra, nous nous sommes tous dirigés à pied vers les habitats militaires de Saidaa. Arrivés aux habitats, des manifestants ont commencé à tirer en direction des maisons ; un soldat a été blessé. Plus tard, une rafale de balles a été lancée, qui a causé la blessure de quelques personnes et la fuite des autres », a-t-il dit. « Hamza el Khatib a été parmi les blessés, il est tombé à terre et je ne sais pas ce qui s’est passé parce que j’ai pris la fuite avec les deux autres. »

Hamza al-Khatib n’aurait pas été enlevé pour être torturé pendant des semaines : entraîné par la propagande qui se développait sur les réseaux sociaux, et les chaînes satellitaires comme Barada TV et Al Jazeera, et sans doute animé, malgré son jeune âge, par un désir de « rupture », ou de « changement », il s’est joint avec des amis et membres de sa famille à une manifestation qui prenait la direction d’habitats de militaires. Des hommes armés qui les accompagnaient ont tiré sur ces habitats et ont essuyé une riposte de la part des militaires. Hamza a été la victime collatérale de cette riposte, recevant une balle mortelle. Dans la confusion les militaires ont ramassé sa dépouille et n’ont pas su pendant trois semaines à quelle famille rendre le corps de l’adolescent. Quand ils ont enfin identifié sa famille, ils ont voulu lui rendre le corps, qui entre-temps était entré en décomposition. Comme le cadavre était dans un état affreux à ce moment-là, un agent présent à l’occasion de la présentation du cadavre dans son couffin, profitant d’un instant d’inattention, a jugé qu’il y avait là belle matière à alimenter la machine propagandiste et a réalisé cette vidéo de deux minutes.

Le relais de cette vidéo a eu deux fonctions par la suite : dans un premier temps, hisser Hamza au statut d’icône de la révolution pour enflammer des foules hostiles au « régime syrien », ce qui s’est effectivement produit ; dans un second temps susciter, à l’étranger, par l’intermédiaire des médias de masse, l’indignation la plus profonde dans l’opinion publique, et préparer ainsi le terrain pour une intervention militaire ultérieure.

 

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Hamza al-Khatib a servi de bannière de ralliement dans de nombreuses manifestations en Syrie

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De nombreuses illustrations dans les médias montrent des enfants syriens exhibant lors de cérémonies le portrait et la photo du cadavre de Hamza al-Khatibb

Dernière remarque : « l’événement » a été instrumentalisé par des agents présents sur le sol syrien encore plus rapidement que les médias aux ordres, avec la création de la page Facebook « nous sommes tous des Hamza al-Khatib »[xvi], et l’organisation de manifestations dans plusieurs villes syriennes avec des pancartes et slogans consacrés à la mémoire de cette « victime d’un régime qui massacre son propre peuple ». Là aussi, il n’y avait clairement pas la volonté de faire la lumière sur les circonstances réelles de la mort du jeune Hamza el Khatib, mais de fournir un levain à la colère de foules syriennes et des opinions publiques occidentales pour déstabiliser les autorités syriennes.

Tout cela cependant n’était pas suffisant. En plus d’autres manœuvres de déstabilisation, cette campagne de propagande, suffisante en Tunisie si l’on considère que l’éviction de Zineddine Ben Ali de la présidence (14 janvier) suit de 10 jours la mort de Bouazizi, n’a pas suffi à faire tomber Bachar el-Assad en Syrie. Il fallait une exaction de plus grande ampleur. Ce sera, presque un an après jour pour jour, le « massacre de Houla ».

 

Appendice : le point de vue de Mezri Haddad sur l’affaire al-Khatib

 

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L’un des grands mérites du livre de Mezri Haddad intitulé « la face cachée de la révolution tunisienne », en plus d’apporter des éléments fondamentaux pour comprendre la véritable signification de la révolution tunisienne, est de faire très souvent et de façon précise des rapprochements entre certains événements de la révolution tunisienne avec d’autres des événements d’Égypte, de Libye, de Syrie, de Bahreïn. Il montre que ce sont toujours les mêmes acteurs qui président à la mise en branle de ces « révolutions » (Bahreïn excepté), et qu’ils le font systématiquement avec les mêmes méthodes, les mêmes relais, et les mêmes types de financement. Dans tous les cas, même s’il existe un ferment révolutionnaire interne, la véritable impulsion est donnée depuis l’extérieur, par des acteurs dont les intérêts ne recoupent pas ceux des révolutionnaires. L’auteur est ainsi amené, en insistant en particulier sur le rôle de désinformation joué en cette occasion par la chaîne al Jazeera, à laquelle il consacre un chapitre entier, à mettre en parallèle l’affaire Bouazizi et l’affaire al-Khatib, dont il donne une interprétation très semblable à la mienne. Je clos cette chronique en livrant au lecteur sa transcription :

« Troisième exemple, le petit garçon, Hamza al-Khatib, mort à Diraa, un village au sud de la Syrie. Comme tous ces enfants qu’al Jazeera drogue dans ses informations pour qu’ils descendent manifester contre le régime, ce pauvre garçon de 13 ans a reçu une balle perdue, probablement tirée par des militaires ou des policiers syriens. Comme si ce fait n’était pas en soi dramatique et suffisamment pas accablant pour le régime syrien, il  a fallu qu’al Jazzera diffuse (à la suite de Barada TV, ndlr) une vidéo filmée par un « témoin oculaire » qui montre le corps du jeune garçon portant des traces de torture, avec ce commentaire abject d’un autre « témoin oculaire » : Tous ces actes de torture ne leur ont pas suffi, ils lui ont même coupé le pénis avant de le tuer ». Ajoutant à l’abjection l’infamie, le présentateur d’al Jazeera peut alors s’apitoyer sur le sort de ce pauvre garçon  « qui a eu le même destin que Mohamed al Dourra, l’enfant de 12 ans  qui a été tué par l’armée israélienne », le 30 septembre, au début de la seconde intifada.

Qui peut croire qu’un syrien, qu’il soit militaire ou policier, puisse torturer un garçon déjà mort et lui couper le pénis ? La chaîne de télévision Al-Dounia TV a beau diffuser une interview du médecin légiste, qui affirme que le corps de l’enfant a été rendu à la famille sans le moindre signe de torture, al Jazeera continuera quand même à passer ces horreurs en boucle durant une semaine, des images qui ont fait descendre dans les villes syriennes des milliers de manifestants, y compris des enfants que la chaîne du roitelet bédouin envoyait à la mort.

Personne ne peut croire à cette odieuse manipulation, à l’exception de ceux qui pensent que les arabes sont capables du pire ! Plusieurs quotidiens occidentaux ont relayé cette information.(…) C’est exactement selon les mêmes procédés qu’al Jazeera a été la première « personne » à « manifester » contre le régime de Ben Ali et à exiger son départ. Ainsi à partir d’un fait tragique, la mort du jeune Tarek (Mohamed) Bouazizi, qui voulait gagner sa vie à la sueur de son front, cette chaîne va effectivement contribuer à la création d’un mythe, un « visage de la révolte », comme le dit si bien le journal rue89 au sujet de la Syrie. » (p 259)

Conséquences de l’affaire

L’affaire n’a pas vraiment de conséquences directes. En Tunisie la mort manipulée d’un Bouazizi a été suffisante pour entraîner le renversement de Ben Ali, pas en Syrie. Néanmoins cette affaire contribue à la radicalisation des différentes parties, de nombreux journalistes employant l’expression de « point de non retour » pour qualifier l’événement.

Le 7 août 2011, l’Arabie Saoudite (ami de la Syrie), le Bahreïn, et  Koweït rappellent leurs ambassadeurs.

Le 17 août, la Tunisie (amie de la Syrie) rappelle son ambassadeur.

Le 2 octobre, le Conseil National Syrien (CNS) est fondé à Istanbul. Les frères musulmans sunnites, ennemis de toujours du régime syrien, y sont majoritaires.

Le 4 octobre, pour la première fois depuis le début de la crise un projet de résolution est déposé à l’ONU pour soumettre la Syrie à une série de mesures ciblées. La Russie et la Chine mettent leur veto.

Le 10 octobre, le CNS est reconnu comme seule instance représentative du peuple syrien par la France (amie de la Syrie).

Le 12 novembre, la Syrie est suspendue de la ligue arabe.

Le 16 novembre, la France rappelle son ambassadeur et ferme ses consulats généraux d’Alep et de Lattaquié.

Le 24 novembre, le Maroc rappelle son ambassadeur.

Le 4 février 2012, nouveau projet de résolution contre la Syrie, et nouveau veto de la Russie et de la Chine.

Le 6 février, les États-Unis (amis de la Syrie) ferment leur ambassade à Damas.

Le 27 mars, le plan de sortie de crise de l’émissaire de l’ONU et de la ligue arabe Kofi Annan est accepté par la Syrie, et je m’arrête là dans cette chronologie car c’est à cette date, à deux jours près, que commence la prochaine chronique consacré au deuxième « grand bond » de la crise syrienne : le massacre de Houla.

François Belliot | 22 avril 2015

Notes

[i] Cette institution correspond au ministère des affaires étrangères.

[ii]

[iii]http://www.bing.com/videos/search?q=Hamza+al+khatib&FORM=HDRSC3#view=detail&mid=C890F2C083E6667B545EC890F2C083E6667B545E

[iv]http://rue89.nouvelobs.com/2011/05/30/nous-sommes-tous-des-hamza-la-revolution-syrienne-a-un-visage-206755

[v]http://www.lefigaro.fr/international/2011/05/31/01003-20110531ARTFIG00518-syrie-hamza-torture-a-13-ans-embleme-de-la-revolution.php

[vi]http://www.rfi.fr/moyen-orient/20110531-hamza-al-khatib-symbole-malgre-lui-repression-syrienne/

[vii]http://tempsreel.nouvelobs.com/les-revolutions-arabes/20110530.OBS4188/hamza-13-ans-torture-puis-execute-icone-de-la-revolution-syrienne.html

[viii]http://www.europe1.fr/International/Hamza-13-ans-martyr-des-rebelles-syriens-568439/

[ix]http://www.20minutes.fr/monde/syrie/734396-syrie-martyr-revolution-appelait-hamza-13-ans

[x]http://www.lexpress.fr/actualite/monde/hamza-al-khatib-icone-de-la-contestation-syrienne_998902.html

[xi]http://www.parismatch.com/Actu/International/Hamza-al-Khatib-13-ans-symbole-de-la-repression-syrienne-147174

[xii]http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/06/03/le-corps-mutile-de-hamza-al-khatib-est-devenu-un-embleme-de-la-revolte-syrienne_1531443_3218.html

[xiii]http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/06/11/hamzah-13-ans-juste-un-peu-tue_1535020_3232.html

[xiv]http://lci.tf1.fr/monde/moyen-orient/la-revolte-syrienne-a-t-elle-trouve-son-martyr-6511158.html?xtmc=deraa&xtcr=196

[xv]http://observers.france24.com/fr/content/20110531-enfants-rues-syrie-mort-petit-hamza-al-khatib-bachar-el-assad?page=53

[xvi] Le slogan rappelle étrangement le slogan des manifestants de mai 68 en France, en soutien au patriote français Daniel Cohn Bendit : « Nous sommes tous des Juifs allemands »

A suivre…

Source:https://arretsurinfo.ch/comment-les-medias-intoxiquent-lopinion-publique-le-cas-de-la-syrie-vii/