Difficile à imaginer aujourd’hui : il y a cinq cents ans, les Suisses faisaient trembler l’Europe et leurs soldats-paysans avaient une réputation de brutalité sans égale.
La preuve en est qu’ils ont ruiné et tué en deux ans et trois batailles le plus prestigieux seigneur de l’époque, le « Grand-Duc du Ponant » Charles le Téméraire*, qui avait eu le tort de les qualifier avec mépris de « peuple de bouviers »…
Les guerres de Bourgogne (1474-1477)
Comment les pâtres suisses ont vaincu Charles le Téméraire
Les guerres de Bourgogne (1474-1476) constituent un tournant dans l’Histoire de l’Europe et celle de la Suisse. D’une exceptionnelle violence, même pour l’époque, elles mettent aux prises les soldats-paysans de la Confédération et les mercenaires lombards du duc Charles le Téméraire.
Elles vont entraîner la chute de l’État bourguignon et renforcer la monarchie française ainsi que la place des Habsbourg en Europe. Elles vont aussi pour quelque temps faire de la Confédération suisse une grande puissance militaire européenne, dont les piquiers seront aussi redoutés que les archers anglais et les janissaires turcs.
Berne et la Confédération suisse
En cette fin de Moyen Âge, la Confédération comprend huit cantons : Uri, Schwytz, Unterwald, Lucerne, Zurich, Zoug, Glaris, Berne (26 cantons aujourd’hui). C’est un faisceau d’alliances entre petits États souverains, auxquels s’ajoutent des pays alliés, des pays sujets et des bailliages communs.
Mais la Confédération demeure fragile et cherche des partenaires extérieurs. À Berne, il y a un parti pro-bourguignon emmené par Adrien de Bubenberg, un ami personnel du duc Charles Le Téméraire, et un parti pro-français, emmené par Nicolas de Diesbach, qui finit par s’imposer.
Charles le Téméraire, qui a succédé en 1467 à son père Philippe le Bon à la tête du duché de Bourgogne, signe en 1469 avec le duc Sigismond d’Autriche le traité de Saint-Omer par lequel il reçoit en gage des territoires en Forêt Noire et en Haute-Alsace.
Berne voit ses ambitions contrariées par l’installation en Haute-Alsace de l’administration bourguignonne.
Désireuse de repousser cet encombrant voisin, elle arrange un compromis entre la Confédération et le duc d’Autriche par lequel celui-ci renonce définitivement à ses possessions sur la rive gauche du Rhin, entre autres l’Argovie et la Thurgovie.
C’est la fin de deux siècles d’hostilité entre Suisses et Habsbourg.
Le roi de France Louis XI verse alors une somme importante aux cantons pour leur armement afin de leur permettre de combattre son arrogant vassal bourguignon.
Les armées en présence
Dans l’armée bourguignonne, le recrutement est largement ouvert à des mercenaires étrangers, surtout des Italiens que l’on appelle tous Lombards. Ils forment à peu près la moitié des effectifs.
Sa cavalerie est de premier ordre et l’on peut penser qu’elle viendra facilement à bout des Suisses. L’artillerie, la plus moderne de l’époque, constitue une sorte de forteresse mobile sur le champ de bataille. Elle comprend quelque 300 pièces, sans compter les arquebuses et les couleuvrines.
Quant aux Confédérés, ils doivent leurs succès à l’utilisation de la pique et de la hallebarde. La pique, d’une longueur de six mètres, se révèle performante contre les charges de cavalerie.
Les soldats-paysans suisses sont d’autant plus craints qu’ils ne pratiquent pas la guerre à la façon des chevaliers féodaux ou des condottiere italiens. Ils ne soucient pas de faire des prisonniers et tuent à tout va leurs ennemis, sans égard pour la rançon qu’ils pourraient en tirer.
Mise en bouche
Le 25 octobre 1474, quatre jours après leur alliance avec Louis XI, les Confédérés déclarent la guerre à Charles le Téméraire.
Mais celui-ci, entre temps, a eu la mauvaise idée de répondre à un appel à l’aide de l’évêque de Cologne et il s’est engagé dans l’interminable siège de la ville de Neuss, près de Düsseldorf. Il ne peut donc pas aller au-devant des Confédérés, ce « peuple de bouviers » ainsi qu’il les qualifie avec mépris.
Sans l’attendre, 18 000 Confédérés accompagnés de contingents autrichiens et alsaciens marchent contre la Franche-Comté. Ils surprennent les Bourguignons à Héricourt le 23 novembre 1474, leur infligeant au moins 4 000 morts.
Au retour du printemps, en avril 1475, les Bernois partent en campagne dans le Pays de Vaud, alors dépendance du duché de Savoie. Leur brutalité et leurs pillages dépassent les normes de l’époque, ce qui n’est pas peu dire !
La bataille de Grandson
Décidé à reprendre la main, Charles le Téméraire se jette enfin dans la guerre à l’automne 1475. Il envahit la Lorraine et occupe Nancy le 30 novembre 1475 dans le but de réunir en un seul tenant ses possessions bourguignonnes et ses possessions flamandes.
Puis, en janvier 1476, il se retourne contre les Suisses. En grand équipage, avec plusieurs dizaines de milliers d’hommes et toute sa maison, sa vaisselle d’argent, les archives de sa chancellerie et son trésor, il franchit le Jura par le col de Jougne enneigé, arrive à Orbe et prend la route de Neuchâtel. Le duc veut s’assurer le passage vers Berne et Bâle.
Sur cet axe, un seul verrou sérieux : Grandson, à l’extrémité occidentale du lac de Neuchâtel. Il prend d’assaut la ville après huit jours de siège. Le 28 février, maître du château, il fait massacrer la garnison, pas moins de 400 hommes, malgré la promesse de leur laisser la vie sauve.
Le crime suscite l’ire des Confédérés qui, pourtant, n’ont guère de leçon d’humanité à donner à quiconque ! À l’appel des Bernois, près de 20 000 hommes se rassemblent à Neuchâtel, se dirigent sur Grandson et, bien qu’en infériorité numérique, attaquent le camp fortifié du duc.
Le 2 mars 1476, la bataille s’engage. Charles le Téméraire veut attirer les assaillants dans la plaine pour mieux les écraser. À cet effet, il demande à son avant-garde de se déplacer. Par une malchance inouïe, ses autres corps d’armée croient à une retraite. C’est aussitôt la débandade. Les Bourguignons abandonnent sur place leur artillerie et un fabuleux butin.
Charles le Téméraire ne se laisse pas abattre. Il reconstitue son armée puis se dirige sur Morat, ancienne possession savoyarde occupée par Berne. Il commence le siège de la ville le 9 juin avec 30 000 soldats. Mais le 22 juin, les Confédérés attaquent les Bourguignons. Le choc entre fantassins suisses et cavaliers bourguignons se dénoue en une heure et se solde par cinq heures d’épouvante au cours desquelles les vainqueurs massacrent leurs prisonniers en représailles du massacre de Grandson.
Cette fois-ci, celui que l’on désignait comme le « Grand-Duc du Ponant » (Grand Duc d’Occident) ne peut plus dissimuler l’ampleur de la défaite et de l’humiliation.
Charles le Téméraire, dès lors, se détourne des Suisses et dans l’urgence, s’emploie à reconquérir la ville de Nancy, reprise entretemps par les armées du duc de Lorraine René II. En grande infériorité numérique, il engage néanmoins le combat et meurt dans la mêlée le 5 janvier 1477.
C’est la fin de la Bourgogne ducale. Il s’ensuit cette formule laconique connue de tous les écoliers suisses : « Charles le Téméraire perdit à Grandson le bien (sa fortune matérielle), à Morat le courage (à la suite de la destruction de son armée), à Nancy la vie ».
Hervé de Weck est citoyen suisse, historien et colonel de milice des troupes mécanisées. Officier de renseignement dirigeant du corps d’armée de campagne 1 (1992-2003). Responsable des publications de la Société jurassienne des officiers et de la Commission suisse d’histoire militaire. Secrétaire général adjoint et trésorier de la Commission internationale d’histoire militaire (1980-2005). Rédacteur en chef de la Revue militaire suisse (1991-2006).
Source: https://www.herodote.net/Les_guerres_de_Bourgogne_1474_1477_-synthese-2106.php
Charles le Téméraire (1433 – 1477)
Le rêve avorté d’un royaume bourguignon
Fils unique du duc de Bourgogne Philippe le Bon et d’Isabelle de Portugal, Charles le Téméraire vise comme son père à créer un nouvel État entre la France et le Saint Empire romain germanique.
Ce rêve d’une nouvelle Lotharingie pourrait sembler réaliste quand Philippe le Bon, qui se fait surnommer « Grand-Duc du Ponant » (Grand Duc d’Occident), décède le 15 juin 1467. Ce troisième duc de la dynastie des Valois, cousin du roi de France Louis XI, a réussi en effet à faire de ses domaines bourguignons et flamands reçus par héritage ou mariage un hâvre de prospérité.
Mais il suffira d’à peine dix ans pour que Charles le Téméraire (ou Charles le Hardi) perde ce magnifique héritage, victime de ses maladresses face à ses voisins suisses et à son suzerain Louis XI.
L’héritier du « Grand-Duc du Ponant »
Avant son avènement à la tête du duché à 33 ans, Charles se montre cultivé, amateur de poésie, épris de romans de chevalerie, ambitieux mais aussi entêté et emporté.
Dès 1465, il s’associe à la « Ligue du Bien public », une coalition de grands féodaux contre le roi de France Louis XI. Les deux hommes s’affrontent à la bataille de Montlhéry, au sud de Paris, le 16 juillet 1465. Cette bataille indécise conduit Louis XI à céder les villes de la Somme au Bourguignon.
En accédant à la tête du duché, il reçoit la Hollande et la Belgique actuelles, une partie du nord-est de la France (Abbeville et Amiens), la Bourgogne et la Franche-Comté. Il devient le vassal du roi de France pour le duché de Bourgogne, la Flandre, l’Artois et la Picardie mais il dépend du Saint Empire romain germanique pour la Franche-Comté, le Luxembourg et les Pays-Bas.
Ses territoires ont deux centres de gravité, la vieille Bourgogne où prédomine la noblesse féodale, les Pays-Bas urbanisés, prépondérants sur le plan économique avec des cités commerçantes et très riches grâce à leur savoir-faire dans le tissage de la laine. Il veut en faire un bloc territorial cohérent, acquérir une entière souveraineté et pourquoi pas ? ceindre une couronne royale.
La chance sourit au duc
Dans un premier temps, tout semble lui réussir. Charles réprime une première fois la révolte des bourgeois de Liège contre leur prince-évêque, encouragée en sous-main par le roi de France. Là-dessus, le duc, qui a perdu trois ans plus tôt son épouse bien-aimée Isabelle de Bourgogne, se remarie le 3 juillet 1468, à Bruges, avec Marguerite d’York, soeur du roi d’Angleterre.
Louis XI, agacé par ce rapprochement anglo-bourguignon, s’applique à rompre l’alliance qui unit la Bretagne à l’Angleterre et la Bourgogne. Souriant et plein de bonnes manières, il rencontre le duc à Péronne et veut le dissuader de renouveler une alliance avec le roi d’Angleterre.
Mais l’entrevue dérape quand on vient dire au duc que les Liégeois se sont à nouveau rebellés. Des agents de Louis XI ont été formellement reconnus parmi les rebelles.
Pris au piège et menacé dans sa vie, le roi doit se rendre à Liège avec le duc et son armée et participer à la répression.
L’année suivante, nouvel exploit : le 9 mai 1469, à Saint-Omer, Charles conclut avec le duc d’Autriche Sigismond de Habsbourg, cousin de l’Empereur, un traité par lequel il reçoit en gage le landgraviat de Haute-Alsace et la Forêt-Noire en contrepartie d’un important prêt de 180 000 florins et d’une promesse d’assistance.
À ce succès sur le haut-Rhin s’en ajoute un autre sur le bas-Rhin où Charles le Téméraire met opportunément la main sur le duché de Gueldre et sa capitale Arnhem.
Le Téméraire, le Rusé et les bouviers
Mais le vent tourne… Le duc tente de conclure contre Louis XI une alliance avec son beau-frère le roi d’Angleterre Édouard IV : il s’engage à lui fournir 10 000 hommes qui débarquerait de son côté à Calais avant le 1er juillet 1475, avec une force similaire. Puis ce serait la conquête en commun de la France.
Mais dans le même temps, le duc a cru bon de répondre à un appel à l’aide de l’évêque de Cologne Robert de Bavière, dépossédé de son diocèse par un rival.
Accaparé par le siège interminable de Neuss, en Allemagne, le duc de Bourgogne se trouve dans l’incapacité de remplir ses obligations envers Édouard IV. Par le traité de Picquigny du 29 août 1475, ce dernier conclut donc avec Louis XI un accord financièrement avantageux pour l’Angleterre. Il met véritablement fin à la guerre de Cent Ans. L’essentiel pour Louis XI est que l’invasion anglaise a été étouffée dans l’œuf.
Charles le Téméraire n’a d’autre solution que de signer à son tour avec Louis XI une trêve de neuf ans. Il en profite pour occuper la Lorraine, trait d’union essentiel entre ses territoires. Il a désormais les mains libres pour régler leur compte aux Suisses, qu’il qualifie avec mépris de « peuple de bouviers » et qui ont eu le front d’attaquer la Franche-Comté et le pays de Vaud, une possession du duché de Savoie, son allié.
La Confédération suisse, qui compte alors huit cantons ou « lieux », s’est endurcie dans la guerre contre les Habsbourg. Plus sûre d’elle-même, elle se fait désormais conquérante et supporte mal l’ombre envahissante de la Bourgogne.
À l’instigation de Berne, , qui rêve d’en découdre avec le duc de Bourgogne, elle intervient en Haute-Alsace aux côtés des rebelles locaux et participe à l’exécution du gouverneur bourguignon Pierre de Hagenbach.
Par ailleurs, elle obtient de Louis XI une généreuse dotation pour équiper son armée.
Organisée pour la guerre, la Confédération est en mesure de très vite mobiliser pas moins de 70 000 paysans-soldats. Ces fantassins disposent de piques de six mètres et avancent lentement sur l’ennemi en rangs serrés, formant une carapace contre laquelle s’épuisent les cavaliers. Le mugissement assourdissant des cors de berger ajoute à l’effroi.
Ces Suisses infligent aux Bourguignons une première défaite devant Héricourt, en Franche-Comté.
Passé l’hiver, les Bernois poursuivent leur avantage en envahissant le pays de Vaud. Pas de quartier. Les assaillants amènent avec eux leur bourreau et décapitent toutes les garnisons qui leur résistent. En avril 1475, ils poursuivent leur avantage en installant une garnison dans le château de Grandson, à l’extrémité occidentale du lac de Neuchâtel.
Il est plus que temps que le Téméraire arrive. Il traverse le Jura au col de Jougne enneigé en février 1476, en grand équipage avec 60 000 hommes, toute sa cour et toute sa administration. Il est accueilli en libérateur par les Vaudois cependant que les Confédérés, dans l’affolement, sonnent le rassemblement à Neuchâtel.
S’étant emparé du château de Grandson, il fait exécuter toute la garnison suisse, soit un total de quatre cents hommes.
L’affrontement se produit le 2 mars 1476 devant le château. Tandis que s’avancent les piquiers suisses, Charles le Téméraire veut les attirer dans la plaine pour mieux les battre et demande à son avant-garde de se déplacer. Les autres corps d’armée croient à une retraite. C’est la débandade générale, incontrôlée. Les Suisses, surpris par cette victoire sans coup férir, tombent sur le camp bourguignon et le mettent au pillage.
Le duc, qui a réussi à s’enfuir, ne se démonte pas. Il reconstitue son armée et repart en campagne.
Le 22 juin 1476, tandis que Charles le Téméraire fait le siège de la cité fortifiée de Morat, à 70 km au nord de Lausanne, l’armée confédérée arrive au secours des assiégés.
L’affaire se dénoue en une heure quand, par centaines et par milliers, les Suisses sortent par surprise de la forêt. Il s’ensuit cinq heures d’épouvante au cours desquelles les vainqueurs tuent leurs prisonniers de toutes les façons possibles.
Cette fois, la fin est proche. Le duc, défait et malade, tente dans l’hiver de reprendre la ville de Nancy au duc de Lorraine. Face aux 15 000 hommes de René II, il ne dispose que d’à peine 2 000 soldats rescapés de la bataille de Morat.
Il disparaît dans la mêlée, le 5 janvier 1477.
C’est la fin de la Bourgogne ducale. L’héritage flamand de Charles le Téméraire va être transmis par sa fille Marie aux Habsbourg, le roi de France récupérant la Bourgogne et la Picardie.
2016-04-24