Concernant les arguments en faveur d’une « défaite totale » de la Russie
Ils s’effondrent au moindre examen, mais dominent néanmoins le débat sur l’Ukraine. Reprenons-les, point par point.
Par Anatol Lieven
Publié le 26 JANVIER 2023 sur Responsible Statecraft.org
Les partisans zélés du soutien occidental à la défaite totale de la Russie en Ukraine – y compris, si nécessaire, l’intervention directe de l’Occident dans une guerre OTAN-Russie – fondent leur argumentation sur un ensemble disparate d’arguments, dont presque chacun s’avère à l’examen être soit exagéré, soit totalement erroné.
Le plus extrême est que la défense de la « civilisation » exige la défaite complète de la Russie, ce qui conduirait idéalement à des procès de type Nuremberg pour les hauts responsables du gouvernement russe et (pour certains commentateurs) à l’éclatement de la Fédération de Russie elle-même. Cet appel est lié à l’allégation selon laquelle l’invasion russe n’a pas été simplement brutale, mais s’est apparentée à un « génocide ».
Cette accusation constitue – au moins de manière subliminale – un sérieux obstacle intellectuel et moral à tout règlement de paix éventuel. En effet, l’association implicite du régime russe au nazisme suggère non seulement qu’aucun compromis avec ce régime n’est moralement possible, mais aussi que la moralité et la paix exigent que le régime – et le système étatique qu’il préside – soit totalement détruit.
Si l’on devait accepter et poursuivre cette analogie, elle conduirait également à la conclusion que pour vaincre un tel mal, presque tous les moyens et toutes les alliances sont légitimes. Car après tout, les nazis n’ont pas été vaincus par une guerre limitée et humaine. Ils ont été vaincus dans une guerre totale par l’Armée rouge, qui (avec les milices polonaises et tchèques) a tué des centaines de milliers de civils d’Allemagne de l’Est et procédé à un nettoyage ethnique de plus d’un million d’autres – et avec l’aide d’une campagne de bombardements britannique et américaine qui a délibérément tué des centaines de milliers de civils allemands et détruit leurs villes.
Nous devrions nous rappeler les mots de C. Vann Woodward en opposition à la guerre américaine au Vietnam :
« L’ironie de l’approche moraliste, lorsqu’elle est exploitée par le nationalisme [américain], est que le motif élevé de mettre fin à la justice et à l’immoralité aboutit en fait à rendre la guerre plus amorale et plus horrible que jamais et à briser les fondements de l’ordre politique et moral sur lequel la paix doit être construite.«
Avant tout, tout historien digne de ce nom devrait être capable de reconnaître que même une campagne militaire extrêmement brutale au cours de laquelle de nombreux civils sont tués n’est pas la même chose que l’Holocauste nazi ou le génocide rwandais. Si c’était le cas, tous les États occidentaux qui ont mené une guerre majeure au cours du siècle dernier en seraient coupables – un jugement qui viderait de son sens le terme « génocide » et insulterait incidemment les victimes des véritables génocides.
Le régime de Poutine a cherché à obtenir l’hégémonie sur l’Ukraine et a suggéré que les Russes et les Ukrainiens forment dans une certaine mesure « un seul peuple » (bien sûr, avec les Russes comme « frères aînés »), mais tout en étant tout à fait illégitime, c’est presque l’opposé direct de l’idéologie exterminatrice des nazis ou des génocidaires hutus, qui ne présentaient certainement pas les Allemands et les Juifs, ou les Hutus et les Tutsis, comme « un seul peuple ».
Les partisans de la défaite totale de la Russie qui se considèrent comme des « internationalistes » devraient également se demander pourquoi les attitudes à l’égard de ces questions sont si différentes ailleurs dans le monde – même parmi les intellectuels et journalistes progressistes de démocraties comme l’Inde et l’Afrique du Sud. La réponse est bien sûr que, tout en condamnant l’invasion russe, les habitants de ces pays voient beaucoup moins de différence entre le comportement russe, et l’impérialisme russe, et celui de certains pays occidentaux, y compris dans un passé récent.
Un autre argument est que la défaite totale de la Russie est nécessaire parce que, sinon, la Russie attaquera à nouveau l’Ukraine à l’avenir, ou sera enhardie à envahir l’OTAN, ou les deux. La première suggestion est illogique ; la seconde – du moins dans un avenir prévisible – frise le fantasme. La cause de loin la plus probable d’un désir russe permanent de guerre de revanche serait la même obsession désastreuse qui a centré la stratégie diplomatique et militaire française de 1871 à 1918 sur l’objectif de récupérer l’Alsace-Lorraine.
Dans le cas de la Russie, pour des raisons historiques, culturelles et ethniques profondément ancrées et permanentes, cela s’applique avant tout à la Crimée, que la grande majorité des Russes (et, de l’avis général, des Criméens) considèrent comme faisant partie de la Russie et qui faisait en fait partie de la Russie jusqu’à son transfert à l’Ukraine par décret soviétique en 1954.
Empêcher la Russie de tenter un jour de récupérer la Crimée signifierait la paralysie permanente ou la destruction pure et simple de l’État russe. La première solution – analogue au traitement réservé à l’Allemagne après 1918 – exigerait, pour avoir une chance de succès, que l’ensemble des ressources économiques, militaires et politiques de l’Occident soit orienté en permanence vers cet objectif, que tous les autres problèmes et menaces dans le monde soient revus à la baisse en conséquence et que les pays non occidentaux soient poussés à s’y associer. Ce point contredit carrément un autre argument du camp des partisans de la guerre, à savoir que la défaite totale de la Russie est nécessaire pour dissuader la Chine. Rien ne pourrait mieux servir les intérêts et les objectifs de la Chine.
Quant à la prétendue menace d’envahir l’OTAN : si l’armée russe ne peut pas prendre Kharkhiv, à 30 km de la frontière russe, alors que seule l’armée ukrainienne la défend, le Kremlin peut-il vraiment rêver de s’emparer de Varsovie ou de Riga, et de mener une guerre totale avec l’OTAN ? Ailleurs dans le monde, nous devons reconnaître que, si la présence de la Russie est parfois hostile aux intérêts des États-Unis, dans d’autres cas, nous sommes objectivement du même côté, comme lorsqu’il s’agit de lutter contre l’extrémisme islamiste, de contenir l’influence des talibans en Asie centrale et de défendre l’Arménie contre ce qui serait autrement très probablement sa destruction.
Un argument plus convaincant et légitime est que la défaite de la Russie est nécessaire pour préserver l’ordre juridique international et punir le crime d’agression. Toutefois, dans la pratique, les États-Unis ont toujours adopté une approche souple du droit international lorsqu’il s’agit de mettre fin à des guerres. En outre, s’agissant de la nécessité de punir la Russie, au regard non seulement de ses objectifs initiaux dans cette guerre mais aussi de l’hégémonie russe sur l’Ukraine depuis plus de 300 ans, la Russie a déjà subi une défaite écrasante et l’Ukraine, avec l’aide de l’Occident, a remporté une grande victoire. Des dizaines de milliers des meilleurs soldats russes sont morts, la réputation militaire de la Russie a été mise à mal, et son prestige international gravement endommagé.
Ce conflit n’est plus une « guerre à mort » pour l’Ukraine. Quoi qu’il arrive, la majeure partie de l’Ukraine sera indépendante et s’alignera sur l’Occident contre la Russie. Il s’agit de quantités limitées de territoires à l’est et au sud du pays. Et lorsqu’il s’agit de compromis territoriaux, Washington a été disposé à les accepter dans d’autres endroits – de facto, sinon de jure – sans que l’ordre juridique international ne tombe en ruines. L’occupation turque du nord de Chypre est un exemple ; le Cachemire en est un autre. Aucune de ces deux situations ne correspond au droit international. Pour des raisons pragmatiques et pour éviter la prolongation d’un conflit désastreux, elles ont toutes deux été généralement acceptées dans la pratique.
Ces deux cas, comme d’autres, notamment l’Irlande du Nord, le Sri Lanka et de nombreux conflits civils en Afrique et au Moyen-Orient, ressemblent à l’Ukraine en ce qu’ils découlent de la nature et de l’effondrement du régime colonial. En cela aussi, la guerre en Ukraine est bien moins aberrante que ne le pensent les partisans de la défaite totale de la Russie.
Enfin, il y a l’argument selon lequel la défaite totale de la Russie est nécessaire pour apporter la démocratie à la Russie elle-même. Il s’agit d’une pure spéculation qui ignore, entre autres, la puissance sous-jacente du nationalisme russe et l’exemple de la répression accrue et du nationalisme ethnique intense en Ukraine à la suite de la guerre. Il est également très curieux que les commentateurs qui avancent cet argument fassent également référence au nazisme. Car n’est-il pas généralement admis que l’un des facteurs clés de la montée du nazisme a été le traitement réservé par les Alliés à l’Allemagne après la Première Guerre mondiale ?
Ou bien les partisans de la défaite totale de la Russie croient-ils d’une manière ou d’une autre qu’ils peuvent imiter la victoire soviétique et américaine de 1945, envahir et occuper la Russie et y installer leurs propres gouvernements – tout cela sans provoquer la fin du monde ? Comme le dit un dicton russe, « Oui, quand les crabes apprennent à siffler ».
Anatol Lieven
Source : Responsible Statecraft.org
Traduction : Arretsurinfo.ch