Daech était-il vraiment fort ou simplement une conséquence de la bêtise et de la peur engendrées par une propagande efficace? Que réserve l’avenir au mythe de Daech?

Les spécialistes et les analystes du terrorisme et du contre-terrorisme (les vrais et les centaines d’autres qui ont poussé comme des champignons au cours des dernières années de guerre en Syrie) se sont empressés d’expliquer comment le groupe armé « État islamique » (Daech) en est venu à acquérir son pouvoir et à étendre sa domination. Ces explications travestissent ses origines, font abstraction de sa défaite et, surtout, minimisent le rôle de premier plan joué par Washington. Les USA ont soutenu la prolifération de ce groupe terroriste par le passé et continuent de le faire aujourd’hui.

Ces analystes du terrorisme gagnent leur vie à promouvoir les capacités de Daech, à encenser sa « renaissance » et à magnifier son « expansion ». Ils se remémorent la période de 2009 à 2011 en Irak, lorsque le groupe en était réduit qu’à quelques centaines de militants seulement, en évoquant comment Daech a réussi à occuper de vastes territoires en Irak et en Syrie quelques années plus tard. Le présent article se penche sur Daech à partir de cette période, en soutenant qu’il était davantage un groupe opportuniste capable qu’un groupe puissant. Il a su profiter de toutes sortes d’éléments et d’opportunités, mais il est beaucoup plus faible qu’on ne le croit dans le monde. D’où la chute rapide et misérable de Daech, qui dévoile la réalité derrière la puissance apparente du groupe.

Tout a commencé en Afghanistan en 1979, lorsque la Russie a envahi le pays et que les USA ont pensé pouvoir défaire Moscou sans songer qu’il leur fallait une stratégie qui n’allait pas se retourner contre le monde (et contre eux) plus tard. L’ambassadeur américain en Arabie saoudite, Hume Alexander Hora, a confirmé que « les USA et l’Arabie saoudite ont financé, entraîné et équipé les moudjahidines en Afghanistan pour qu’ils s’opposent à la Russie ». Le problème s’est manifesté après le retrait de la Russie. Les USA et l’Arabie saoudite se sont alors trouvés face à un dilemme, à savoir « comment intégrer les jeunes combattants (ce sont les mots qu’il a employés) à leur retour de l’Afghanistan », a précisé Hora.

Al-Qaeda (la branche irakienne de l’organisation s’est métamorphosée en Daech plus tard) est le produit de ce que les Américains et les Saoudiens croyaient être une idée géniale dans les années 1980 pour défaire la Russie, sans même se soucier d’en prévoir les conséquences. En réalité, les USA croyaient que peu importe les conséquences, c’est le Moyen-Orient qui en écoperait. Ils n’ont pas songé un instant que le problème pourrait gagner l’Occident… jusqu’au 11 septembre 2001.

Après la défaite de la Russie, une autre décision de la politique étrangère des USA a eu un effet boomerang en accélérant la propagation du terrorisme par l’entremise de son allié saoudien. Quand Saddam Hussein a envahi le Koweït en août 1990, l’Arabie saoudite y a vu une menace directe et a demandé la protection des forces américaines. Les défenseurs de la doctrine wahhabite dominante en Arabie saoudite étaient totalement contre cette décision.

Afin d’apaiser les radicaux saoudiens s’opposant à la présence de forces américaines sur ce qui est considéré comme la terre islamique la plus sacrée (La Mecque et Médine), le roi Fahd a laissé le champ libre aux radicaux et aux conservateurs, notamment en finançant généreusement les madrasas saoudiennes (les écoles qui enseignent la doctrine wahhabite qui prolifèrent le radicalisme partout dans le monde) pour qu’elles répandent leur extrémisme religieux et leur discours de haine à l’extérieur du pays.

Mais ce n’est pas tout. À la suite de l’invasion de l’Irak par les USA en 2003, Abou Moussab al-Zarqaoui (le Jordanien Ahmad Fadhil Nazzal al-Khalayla) a rejoint al-Qaeda (il dirigeait Ansar al-Islam dans le secteur contrôlé par les Kurdes au nord de l’Irak avant 2003) et qu’il est devenu son franchisé en Irak. Il était alors loin d’être le seul à mener une insurrection contre les forces d’occupation américaines en Mésopotamie, contre les chiites et contre ses opposants sunnites. Cette insurrection était loin d’être l’apanage d’al-Qaeda en Irak, car bien des nationalistes irakiens, baasistes, tribus et groupes chiites s’en prenaient alors aux forces américaines.

Zarqaoui était réputé pour sa brutalité à un point tel que lorsqu’Oussama ben Laden était toujours de ce monde, al-Qaeda l’avait surnommé « le cheikh des massacreurs » (cheikh al-thab’baheen). Son groupe était estimé à une centaine de combattants comptant sur l’appui de plusieurs milliers de loyalistes de Saddam Hussein. Ses premières attaques « spectaculaires » ont été menées en août 2003 contre l’envoyé de l’ONU Sergio de Mello à Bagdad et Sayyed Mohamad Baqer al-Hakim à Nadjaf. Non seulement les médias ont-ils contribué à accroître l’intérêt du public envers Zarqaoui après la décapitation filmée sur vidéo du citoyen américain Nick Berg en 2004, mais l’administration Bush n’a pas saisi les occasions de l’éliminer et a fait gonfler le profil de Zarqaoui à un point tel qu’il a réussi à attirer encore plus de recrues et à rehausser son prestige.

Pendant toute la durée de la « guerre contre le terrorisme » menée par les USA en Irak, les forces américaines se sont livrées à des actes de torture honteux à la prison d’Abou Ghraib et en se comportant de façon particulièrement odieuse contre les suspects, des criminels irakiens arrêtés au hasard et des personnes détenues pour des raisons de sécurité. Cette histoire en particulier a fait le tour du monde, pour être oubliée quelques années plus tard et reléguée dans les pages d’un livre sur l’histoire. Le monde a écarté du revers de la main le fait que cette perte des valeurs humaines par une superpuissance, qui prône pourtant la démocratie et les droits de la personne, a été le principal élément déclencheur et incitatif du recrutement de terroristes parmi les musulmans en colère partout dans le monde.

La décision du vice-roi américain Paul Bremer de « débaassifier » la société irakienne a jeté au chômage des dizaines de milliers de membres des forces armées et de sécurité qui se sont retrouvés sans avenir. Ils sont devenus, comme nous l’avons appris au fil des ans, des militants formant l’élite du commandement de Daech.

Mais ce n’est pas tout! Les USA ont créé une « université pour les djihadistes » dans les camps Bucca, Cropper et Taji en Irak, où la plupart des dirigeants terroristes (potentiels) se sont rencontrés, ont « terminé leurs études » et ont recruté leur future armée. Il y avait dans ces camps des tribunaux de la Charia (tribunaux islamiques), qui jugeaient et condamnaient les prisonniers refusant de se joindre aux radicaux. Ce comportement était à l’image de ce groupe (qui a plus tard changé son nom pour Daech, mais pas ses tactiques) qui s’est imposé par l’intimidation et la menace.

Quelques années plus tard, les USA ont facilité la montée de Daech et la concrétisation de son plan de se rendre en Syrie (un pays devenu fragile lorsque le monde a soutenu le putsch en vue d’un changement de régime), en plus d’armer, d’entraîner et de financer les djihadistes.

Al-Qaeda en Irak a suivi au pied de la lettre les conseils du chef adjoint d’al-Qaeda central, Ayman al-Zawaheri, en proclamant (prématurément) la création d’un « État islamique » en Irak. Zawaheri voulait dire dans son message à Zarqaoui et à ses successeurs que le but ultime était l’avènement d’un État islamique, ce à quoi aspirent tous les intervenants religieux non étatiques au Moyen-Orient. L’ambitieux Zarqaoui et ceux qui lui ont succédé, qui voulaient acquérir plus d’indépendance et un statut supérieur à celui d’un groupe comme al-Qaeda, se sont mis alors à recruter des jeunes de partout dans le monde. Les djihadistes en Irak pouvaient compter sur le soutien important des pays limitrophes, mais aussi sur la politique étrangère mal ficelée des USA.

Des chercheurs compétents tentent de minimiser, voire d’enjoliver, la grande responsabilité des USA dans l’essor des groupes religieux extrémistes, en jetant le blâme sur les dirigeants chiites irakiens, que le même vice-roi des USA en Irak soutenait pendant les premières années de l’occupation américaine. Il est indéniable que la montée des groupes djihadistes en Irak n’était pas exclusivement le résultat des erreurs des USA. Les dirigeants du pays ont aussi eu leur part de responsabilité en soutenant la politique des USA et en défendant leurs erreurs en Irak. En fait, les djihadistes ont profité des maladresses de part et d’autre (pas seulement celles des politiciens irakiens, comme les analystes se plaisent à dire).

Après avoir été sous la coupe de la dictature de Saddam Hussein pendant des décennies, les chiites irakiens n’étaient pas habitués à l’exercice du pouvoir. Ils voulaient profiter de l’immense richesse produite par l’Irak et prendre les rênes du pouvoir dans le pays. Ils ont opprimé les sunnites, comme les sunnites les avaient opprimés pendant si longtemps. C’est une vision naïve de la démocratie que les USA avaient importée dans le pays (à des personnalités de haut niveau, opprimées pendant des années de surcroît, même sur le plan individuel). Sa naissance était tellement prématurée qu’elle est morte en venant au monde.

J’ai rencontré Cheikh Jalal-eddine al-Saghir lorsqu’il distribuait des journaux dans les rues au Liban, pendant son exil quand Saddam était au pouvoir. J’ai aussi vu Nouri al-Maliki à maintes reprises dans des situations plus difficiles. Un jour, je me suis retrouvé en Irak parmi de nombreux responsables à assister à une cérémonie religieuse à Kerbala. Adel Abdel Mahdi (le vice-président de l’époque), en présence de plusieurs ministres (et de moi) a alors dit ceci : « Nous devrions nettoyer nos bureaux à Damas d’où nous lancions nos appels à la chute de Saddam Hussein. Nous savons comment mener une campagne d’opposition, mais nous ne savons pas du tout comment diriger un pays ». Il avait tout à fait raison. Les dirigeants irakiens étaient déconcertés.

Les djihadistes en Irak ont tiré avantage de cette confusion en cherchant à déclencher une guerre sectaire afin d’attirer le plus de partisans possible dans leurs rangs. Certains dirigeants chiites sont tombés dans ce piège sectaire, pendant que les Américains observaient les éléments de leur création s’entredéchirer.

Lorsque Daech a proclamé son califat en 2014, ce n’est pas le groupe comme tel qui a pris le contrôle de la ville de Mossoul, au nord de l’Irak, comme on l’a si souvent prétendu. Des tribus locales, plusieurs groupes sunnites et des déserteurs baassistes étaient déjà sur place, où ils préparaient le terrain en vue de l’insurrection. « La planification, le commandement et le contrôle » n’étaient pas exercés par Daech. Bien des pays limitrophes (ainsi que le dirigeant des Kurdes irakiens Massoud Barzani) ont donné leur appui à ce qu’ils qualifiaient en 2014 de « soulèvement et révolution sunnites » contre Bagdad (Nouri al-Maliki était le premier ministre d’alors). C’est seulement lorsque Daech s’est retourné contre ces pays et leurs alliés irakiens locaux qu’il est devenu l’ennemi de tous.

Le massacre de Speicher n’a pas été commis par Daech (même s’il a été présenté comme tel par l’organe de presse du groupe, ce qu’ont relayé les médias institutionnels), mais par les tribus des provinces de Salaheddine et d’Anbar. Les séquences ont été interceptées par Daech qui les a ensuite revendiquées. En fait, Daech a eu recours à la même tactique qu’il avait employée au camp Bucca : soit vous êtes avec nous, soit contre nous. Les membres de « L’armée des hommes de la Naqshbandiyya » ont fui l’Irak plusieurs mois après l’occupation de Mossoul, par crainte de Daech. Ce dernier a utilisé les médias et Internet de manière efficace et appropriée à son avantage, en manipulant l’information et en gonflant démesurément sa taille à un point tel que ses ennemis, ses amis et les observateurs ont tous été convaincus que Daech constituait une force gigantesque.

En arrivant en Syrie, l’émir de Daech Abou Mohammad al-Joulani (dépêché afin d’établir une branche du groupe armé pour en faire un « État islamique en Irak et au Levant ») a trouvé le courage de s’élever contre le dirigeant de Daech Abou Bakr al-Baghdadi. C’est que Joulani connaissait la taille réelle de Daech et celle de son propre groupe lorsqu’il s’est élevé contre Baghdadi.

Pendant le processus de partition entre Daech et Joulani (qui a rejoint al-Qaeda de son propre chef, à la surprise de son nouvel émir Ayman al-Zawaheri), les nombreux combattants étrangers se répartissaient entre l’ancien al-Qaeda et le nouveau Daech. Cela a donné bien sûr plus de pouvoir à Daech, mais sûrement pas au point de devenir « tout-puissant », comme il se plaisait à s’afficher entre 2014 et 2016.

Là encore, Daech a profité de la vulnérabilité du gouvernement syrien (qui livrait bataille sur tellement de fronts), des médias institutionnels (pour élargir la portée de son message) et d’Internet (au moyen des médias sociaux comme Twitter et Facebook) pour gonfler sa taille. Mais il a surtout stupéfait la plupart des observateurs par ses « façons de tuer raffinées » (condamnations à mort par noyade, immolation, décapitation, lapidation et plongée dans le vide du haut d’un édifice; exécutions de prisonniers en les écrasant sous le poids d’un char ou en les faisant exploser dans une voiture). Daech s’est également servi d’effets visuels spéciaux et de jeux informatiques pour attirer l’attention de dizaines de milliers de personnes.=

Tout ce que Daech est parvenu à faire, c’est de semer la crainte dans le cœur de ses ennemis. Cette stratégie a tellement bien fonctionné que des milliers d’Irakiens ont fui Bagdad, Nadjaf et Kerbala, craignant l’arrivée de Daech. Ce n’est qu’une fois que l’armée irakienne et les Unités de mobilisation populaires en Irak, ainsi que les idéologues en Syrie (qui combattent avec l’armée syrienne) ont décidé de résister à Daech que sa véritable nature s’est révélée : ses vraies armes, ce sont les voitures piégées, les kamikazes et les tireurs embusqués.

L’Irak a riposté et a récupéré l’ensemble de son territoire en plus ou moins un an. La Syrie a reporté sa confrontation avec Daech parce que sa priorité était de stopper al-Qaeda et d’autres rebelles soutenus par des pays de la région et de nombreux pays occidentaux. Bien des commandants sur le terrain m’ont dit ceci en Syrie : « Daech est un groupe orphelin qui peut être défait à tout moment. Al-Qaeda est beaucoup plus dangereux, plus courageux et mieux équipé pour combattre et se montrer résolu sur le champ de bataille ».

Daech a été défait en Irak et en Syrie dès que les dirigeants irakiens et syriens ont décidé de mettre fin à la mainmise du groupe sur leur territoire. Seules quelques poches de résistance demeurent encore, notamment au nord-est de la Syrie (sous la protection des USA).

Les USA utilisent Daech à leurs propres fins depuis sa création en Irak, quand Bush a refusé de tuer son leader Zarqaoui et mettre fin à l’existence du groupe. Ce que les USA projettent de faire avec Daech n’est pas encore très clair.

Bien des chercheurs prédisent « le retour de Daech », plus fort qu’avant ou sous une autre forme. Daech n’est bon qu’à faire des sorties éclair. Il a échoué lamentablement quand est venu le temps d’organiser et de gouverner. L’échec de son expérience a enseveli toute possibilité de projet « d’État ou d’Émirat islamique » pour des décennies, en ayant causé des dommages irréparables à la cause islamique d’al-Qaeda et d’autres groupes similaires. Aucune société ne lui offrira refuge, si ce n’est quelques planques sporadiques. Mais il dispose sans doute de ressources financières secrètes (comme c’était le cas de Saddam Hussein) qui lui permettront d’en convaincre quelques-uns de lui procurer une certaine assistance. Mais Daech est devenu trop faible pour assurer sa renaissance.

Si seulement les experts et les chercheurs qui se penchent sur le terrorisme, craignant de perdre leur gagne-pain, cessaient de prédire, autrement dit d’encourager, le « retour de Daech » (le terrorisme ne cessera pas, mais il n’est pas nécessaire d’en amplifier le danger de manière disproportionnée), le monde s’en porterait bien mieux (tout comme notre sommeil d’ailleurs). Mais ce n’est qu’un aspect du problème. Ce problème, c’est l’utilisation de groupes terroristes par des démocraties libérales pour défendre leurs propres intérêts et pour faire avancer leur politique extérieure. C’est là que se trouve la faille que Daech pourrait exploiter pour renaître de ses cendres.