Je parlerai en premier lieu d’un essai et d’un livre écrit par Samuel Huntington, intitulé Le Choc des Civilisations. Lorsqu’il fut publié pour la première fois en 1993, dans la revue Foreign Affairs, le titre apparaissait avec un signe d’interrogation et dans sa première phrase il annonçait que la politique mondiale entrait dans une nouvelle phase. Trois années plus tard, Huntington élargit l’essai -certains diront qu’il l’a « gonflé »- jusqu’à le convertir en un livre publié l’année dernière [1996] avec pour titre Le Choc des Civilisations et la refondation de l’ordre mondial, cette fois-ci sans signe d’interrogation. Mon hypothèse est que l’essai est meilleur que le livre, c’est-à-dire, que les ajouts ont dégradé le texte original. C’est pourquoi je centrerai mon attention sur l’essai, bien que faisant quelques commentaires sur le livre suivant notre avancée.

Or, ce que Huntington voulait dire lorsqu’il affirma que la politique mondiale était en train d’entrer dans une nouvelle phase c’est que, en considérant que les récents conflits mondiaux ont été entre camps idéologiques, regroupant le premier, le second et le Tiers Monde dans des entités opposées, le nouveau style politique qu’il pressent impliquerait des conflits entre différentes civilisations, vraisemblablement opposées. Je cite l’auteur : « les grandes divisions entre l’humanité et la principale source de conflits seront culturelles. Le choc des civilisations dominera la politique mondiale ». Plus loin il explique que le conflit principal opposera la civilisation occidentale et les civilisations non-occidentales, mais il consacre presque tout son temps à deux d’entre elles, traitant les désaccords possibles ou réels, entre ce que lui appelle Occident, d’une part, et les civilisations islamique et confucéenne, d’autre part. En bref, il consacre beaucoup plus d’attention -une attention hostile- à l’Islam qu’à n’importe qu’elle autre civilisation, en incluant la civilisation occidentale. Je pense qu’une grande partie de l’intérêt prêté ultérieurement à l’essai de Huntington dérive du moment durant lequel il l’a écrit et non exclusivement de ce qu’il a écrit.

Comme il le signale lui-même, plusieurs tentatives intellectuelles et politiques se sont essayées à la fin de la Guerre Froide à tracer une carte de la situation mondiale qui surgissait, parmi lesquelles s’insère la thèse de Fukuyama sur la fin de l’histoire, dont personne ne parle, de telle sorte que ceci est la véritable fin de Fukuyama (rires). Et la thèse défendue lors des derniers jours de l’administration Bush [il parle de Bush père], la théorie du « Nouvel Ordre Mondial ». Mais il y a eu des tentatives plus sérieuses d’analyse du prochain millénaire comme les travaux de Paul Kennedy ou d’Eric Hobsbawm, moins intéressants et plus fanatiques comme ceux de Conor Cruise O’Brien, Robert Kaplan, et un livre de Benjamin Barber intitulé « Jihad vs. McWorld » qui apparemment circula dans les campus universitaires. Tous ces livres ont examiné avec grand soin les causes des conflits futurs dans le millénaire à venir, lesquelles ont été pour tous, et je crois avec raison, un motif d’alerte.

Le noyau de la thèse de Huntington, laquelle n’est pas vraiment sienne, est un affrontement incessant, une idée de conflit qui jusqu’à un certain point se glisse sans effort dans l’espace vacant au travers de la guerre permanente d’idées et de valeurs incarnée dans la Guerre Froide, que l’on ne regrette pas, de laquelle Huntington fut sans aucun doute un grand théoricien. Je ne pense pas, par conséquent, qu’il soit inexact de suggérer que ce que Hungtinton offre dans son travail -surtout parce qu’il est dirigé spécialement aux faiseurs d’opinion et aux responsables politiques- c’est en fait une version révisée de la thèse de la guerre froide, selon laquelle les conflits dans le monde actuel et futur ne seront plus économiques ou sociaux, mais principalement idéologiques. Et si c’est ainsi, une idéologie, l’Occident est l’aire ou le lieu autour duquel, selon Huntington, le reste des civilisations tourne. Par conséquent, la Guerre Froide continue, mais cette fois sur plusieurs fronts, avec des systèmes de valeurs beaucoup plus conflictuels et ancrés, comme l’Islam ou le Confucianisme, luttant pour la suprématie et même la domination sur l’Occident. C’est pour cela qu’il n’est pas surprenant que Huntington conclut tant son essai que son livre par une étude de ce que devrait faire l’Occident pour conserver son pouvoir et maintenir ses opposants faibles et divisés.

Il dit ceci : « L’Occident doit exploiter les différences et les conflits entre les états confucéens et islamiques pour soutenir d’autres civilisations qui sympathisent avec les intérêts et les valeurs occidentales, renforcer les institutions internationales qui reflètent et légitiment ces valeurs et intérêts, et promouvoir la participation d’états non-occidentaux dans ces institutions. »

Bien sûr, c’est une attitude très interventionniste et agressive envers les autres civilisations, avec pour but d’obtenir que celles-ci deviennent davantage occidentales. Les thèses de Huntington insistent si largement sur le fait que les autres civilisations sont nécessairement en conflit avec l’Occident et sont si impitoyablement agressives et chauvinistes dans leur manière de comprendre ce que l’Occident doit faire pour poursuivre son règne, que les lecteurs se voient obligés d’en conclure qu’en vérité il est plus intéressé à continuer et élargir la Guerre Froide par d’autres moyens qu’à essayer de nous aider à comprendre la scène mondiale actuelle ou les idées qui essaient de réconcilier les différentes cultures.

Selon ses affirmations, l’affrontement non seulement continuerait mais la lutte entre les civilisations serait l’ultime phase dans l’évolution du conflit dans le monde moderne. Le travail de Huntington s’exprime de manière brève et assez crue, et aujourd’hui il doit être pris comme un manuel sur l’art de maintenir un perpétuel état de guerre dans les esprits des étatsuniens et des autres. J’oserais dire que ses arguments proviennent des planificateurs du Pentagone et des exécutifs de l’industrie de la défense, qui auraient pu perdre temporairement leurs emplois après la fin de la Guerre Froide, mais qui aujourd’hui ont découvert une nouvelle vocation pour eux-mêmes. Cependant, peut-être parce qu’il est plus intéressé par les recommandations politiques que par l’histoire ou l’analyse soignée des cultures, je pense que Huntington est assez trompeur dans ses affirmations et dans sa manière de présenter ses arguments. En premier lieu, une grande partie de ceux-ci dépend des opinions de seconde ou troisième main qui ne prennent pas en compte les énormes avancées dans notre compréhension, tant pratique que théorique, du fonctionnement des cultures, c’est-à-dire, comment elles changent et comment elles peuvent parvenir à être comprises et connues.

Un bref rappel des personnes et des opinions que cite Huntington suggère que ses principales sources sont la presse et la démagogie populiste, au lieu de connaissances ou d’ arguments sérieux. En s’inspirant des publicitaires et académiques tendancieux, il se place déjà comme défenseur d’ arguments qui soutiennent le conflit et la polémique, au lieu de ceux qui cherchent la véritable connaissance et le type de coopération entre les personnes dont a besoin notre planète.

Les jugements de Huntington ne sont pas formulés à partir des cultures en elles-mêmes, mais à partir d’une petite poignée d’opinions choisies par lui, lesquelles, en vérité, mettent l’accent sur le caractère belliqueux latent d’une strate ou d’une autre, exprimée par un quelconque des soi-disant porte-parole de cette culture. A mon avis, le titre-même de ce livre et son essai veut tout dire : « The Clash of Civilzations » (« Le choc des civilisations »). L’expression n’est pas de lui, mais de Bernard Lewis. A la dernière page de l’essai intitulé « The Roots of Muslim Rage » (« Les racines de la colère musulmane »), publié par Atlantic Monthly dans son numéro de septembre 1990, Lewis parle du problème actuel avec le monde islamique, et dit de manière surprenante : « il aurait déjà dû être clair que nous combattons une humeur et un mouvement dans l’Islam qui transcendent de beaucoup le niveau des intérêts, les politiques et les gouvernements qui les mettent en pratique. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un choc de civilisations. La réaction sans doute irrationnelle, bien qu’historique sans aucun doute, d’un ancien rival contre notre héritage judéo-chrétien, notre présent laïc [à chaque fois que nous entendons le mot « notre », nous avons envie de courir] et l’expansion des deux au niveau mondial. Il est d’une importance capitale, que pour notre part , nous ne nous laissons emporter par une réaction historique bien qu’ également irrationnelle, contre ce rival. »

En d’autres termes, nous ne devrions pas être aussi fous avec eux. Bien sûr, les opinions de Lewis sont aussi très valorisées dans le Council on Foreign Relations, le New Yorker Review of Books, etc. Cependant, peu de personnes aujourd’hui avec un peu de bon sens assumeraient des généralisations aussi excessives que celles proposées par Lewis pour un milliard de musulmans répartis sur les cinq continents, et avec des douzaines de langues, de traditions et de trajectoires historiques différentes. Lewis parle de tous ceux qui sont furieux contre la modernité occidentale, comme si un milliard de personnes étaient en réalité une seule et la civilisation occidentale pouvait se réduire à une simple déclaration d’intentions.

Mais ce que je veux souligner en premier lieu c’est comment Huntington a appris de Lewis, du style classique de l’orientalisme, l’idée que les civilisations sont monolithiques et homogènes, et dans un second temps, comment, une fois de plus de Lewis, qu’il assume le caractère immuable de la dualité entre « nous et eux ». En d’autres termes, je pense qu’il est absolument nécessaire de clarifier que Hungtington, comme Lewis, n’étaient pas des écrivains neutres, descriptifs et objectifs, car en lui-même il est un polémiste dont la rhétorique ne dépend pas seulement en grande mesure d’anciens arguments sur la guerre […] mais, qui en outre, les perpétue. Loin de jouer le médiateur entre les civilisations, ce qu’il prétend qu’il serait en train de faire, Huntington offre une définition réductionniste de la civilisation islamique, comme si le plus important de celle-ci était son supposé anti-occidentalisme. Ce que je souhaite dire c’est qu’il ne semble pas être marquant à ses yeux que les musulmans puissent avoir d’autres choses à faire, qu’à penser à l’Occident avec haine, car nous avons l’impression qu’ils sont tous en train de penser à la manière de détruire l’Occident ou, même le bombarder et détruire le monde entier.

Quant à lui, Lewis essaie d’offrir une série de raisons pour lesquelles l’Islam ne s’est jamais modernisé, n’a jamais séparé l’Église de l’État et est incapable de comprendre les autres civilisations, tout ceci étant un parfait mensonge. Je fais référence, bien sûr, au fait que les arabes et les musulmans ont voyagé en Occident, en Afrique et en Europe bien avant que les européens ne le fassent, en découvrant d’autres grandes civilisations bien avant Marco Polo et Colomb. Mais rien de tout cela n’a l’air d’avoir de l’importance pour Huntington. Pour lui, l’Islam, le Confucianisme et les cinq ou six autres civilisations qui existent toujours -hindou, japonaise, slave, orthodoxe, latinoaméricaine et africaine- sont séparées entre elles et, par conséquent, sont potentiellement en conflit ; un conflit qu’il désire manipuler, non résoudre. C’est pour cela qu’il écrit comme un « administrateur » de la crise, non comme un expert des autres cultures et civilisations, ni comme quelqu’un qui cherche la réconciliation entre celles-ci. L’essentiel, et c’est ce qui a fait que son travail touche la fibre sensible des responsables politiques après la Guerre Froide, est ce style que nous pouvons aussi apprécier dans les textes où se justifiait la guerre du Vietnam, cette forme de laisser d’un côté une grande quantité de détails inutiles, en ne parlant pas de nombreuses connaissances et expériences pour le réduire à plusieurs idées accrocheuses et faciles à citer et à se rappeler, et ensuite les présenter comme pragmatiques, réalistes, pratiques, sensées et claires.

A présent, j’arrive à la partie la plus importante de mon exposé :

  • Est-ce la meilleure manière de comprendre le monde dans lequel nous vivons ?
  • Est-il prudent de créer une image simplifiée du monde pour ensuite l’offrir a des militaires et des législateurs civils comme un moyen pour comprendre ce monde et enfin agir sur lui ?
  • Ne serait-ce pas une manière de prolonger et d’augmenter les conflits ?
  • Que faire pour minimiser le conflit entre civilisations ?
  • Souhaitons-nous le choc des civilisations ?
  • N’impulserait-il pas les passions et la poussée « homicidiaire » nationaliste ?
  • Ne devrions-nous pas nous demander pourquoi de telles choses arrivent ?
  • Pour comprendre ou manipuler ?
  • Pour atténuer le risque de conflit ou pour l’aggraver ?

J’aimerais commencer à étudier la situation du monde commentant l’habitude qu’on a dans l’actualité à parler au nom de grandes abstractions qui, à mon avis, sont excessivement vagues et manipulables. Ainsi, on parle d’« Occident », de « culture japonaise », de « culture d’esclave ». « Islam » ou « Confucianisme », étiquettes qui réduisent à des idéologies les différentes religions, races et ethnies, ce qui est beaucoup plus désagréable et provocateur que ce qu’ont fait Gabino et Renan il y a 150 ans.

Permettez-moi de vous offrir quelques exemples pour vous expliquer ce que j’entends. Le langage de l’identité du groupe surgit de manière particulièrement frappante pendant la seconde moitié du 19ème siècle, après plusieurs décennies de concurrence internationale entre les grandes puissances européennes et américaines pour dominer les territoires africains et asiatiques. Dans la lutte pour occuper les « espaces vides » d’Afrique –le dit continent noir-, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Belgique ou le Portugal n’ont pas seulement utilisé la force, mais également une grande quantité de théories et d’arguments pour justifier le pillage. Peut-être le stratagème le plus connu est-il au compte de la France qui avançait l’idée de « mission civilisatrice », un concept sous-jacent selon lequel certaines races et cultures ont des objectifs plus élevés dans la vie que d’autres. Cela donnerait aux plus puissants, les plus civilisés et les supérieurs, le droit de coloniser le reste, non au nom de la force brute et du pillage, lesquels sont des composants habituels de ce processus, mais au nom d’idéaux nobles.

Le récit le plus connu de Conrad, The Heart of Darkness (« Au cœur des ténèbres »), est une présentation ironique, et même terrifiante, de cette thèse. Comme le dit le narrateur : « La conquête de la terre, qui avant tout suppose de l’arracher à ceux qui ont une constitution différente ou le nez légèrement plus aplati que le nôtre, n’est pas une chose agréable si on l’étudie avec attention. Seule l’idée la rachète. L’idée qui lui est sous-jacente ; non pas une prétention sentimentale mais une idée ; et la croyance désintéressée en cette idée : quelque chose face à quoi se prosterner et pour laquelle se sacrifier. »

En réponse à ce type de logique interviennent deux choses. L’une est que les puissances impériales compétitrices inventent leur propre théorie culturelle sur le destin des peuples pour justifier leurs actions à l’extérieur. La Grande-Bretagne a eu la sienne, l’Allemagne a eu la sienne, la Belgique a eu la sienne, et bien sûr, avec la doctrine du « destin manifeste », les États-Unis d’Amérique ont eu également la leur. Ces idées rédemptrices rendent digne la pratique de la compétition et l’affrontement, dont la véritable intention, comme l’observa Conrad de manière assez juste, était l’agrandissement propre, le pouvoir, la conquête, les richesses et l’orgueil insatiable. J’oserais dire que ce qu’on appelle aujourd’hui politique ou discours de l’identité, à travers lequel un membre d’un groupe ethnique, religieux ou national déterminé situe ce groupe au centre du monde, provient de cette période de concurrence entre les empires à la fin du 19ème siècle, et cela, à son tour, a donné lieu à l’idée des « mondes en guerre » qui représente avec tant de clarté l’essence de l’article de Huntington. Dans l’économie politique, la géographie, l’anthropologie et l’historiographie il associe à cette idée, la théorie de que chaque « monde » se referme sur lui-même, a ses propres frontières et son territoire spécifique s’applique au niveau planétaire et à la structure des civilisations, affirmant que chaque race a son propre destin, sa propre psychologie et sa propre échelle de valeurs. Renan, par exemple, disait que la race chinoise était destinée à servir, car c’était un peuple docile, et que les noirs devraient être les mains-d’œuvre et les ouvriers de l’humanité, car ils possèdent un physique fort et peuvent travailler dur. Toutes ces idées sont basées presque sans exception sur l’affrontement et le conflit entre civilisations, et non sur l’harmonie entre elles.

La deuxième chose qui survient est que les personnes de condition plus basse, les objectifs du regard impérial, pour le dire ainsi, répondent en résistant à leur manipulation et à leur élimination forcée. Nous savons maintenant que la résistance active contre l’homme blanc a commencé dès le moment où il a mis le pied dans des endroits comme l’Algérie, l’Afrique Orientale, l’Inde, etc. Plus tard, cette première vague de résistance fut suivit d’une autre. Les organisations et les mouvements politiques et culturels étaient décidés à atteindre l’indépendance et à se libérer du contrôle impérial. Au 19ème siècle, au même moment où les puissances européennes et usaméricaines commencent à diffuser un discours érudit pour s’auto-justifier, les peuples colonisés répondent en développant leur propre rhétorique qui se base sur l’unité, l’indépendance, et l’autodétermination des africains, des asiatiques, des arabes ou des musulmans.

En Inde, par exemple, le Parti du Congrès se créa en 1880 et avec le changement de siècle il avait déjà convaincu l’élite que l’unique manière d’atteindre la liberté politique était de soutenir les langues, l’industrie et le commerce indiens. Ce sont nos et uniquement les nôtres, argumentait-on, et seulement en soutenant notre monde face au leur -observez le principe du « nous contre eux »- nous pourrons finalement devenir indépendants. Nous retrouvons une logique similaire en place pendant la période de Meiji, dans le Japon moderne. Quelque chose de similaire à cette rhétorique d’appartenance au groupe aussi est présent dans le cœur de tous les nationalismes et les mouvements d’indépendance, parvenant à des résultats peu de temps après la Seconde Guerre Mondiale, pas seulement après le démantèlement des empires antérieurs pendant une période d’une vingtaine d’années, mais en obtenant l’indépendance d’une douzaine de pays à partir de ce moment-là : l’Indonésie, la majeure partie des pays arabes, l’Indochine, l’Algérie, le Kenya, etc. Tous ceux-là émergèrent sur la scène mondiale, parfois de manière pacifique, parfois par effet de leur propre développement interne, comme dans le cas du Japon, ou de désagréables guerres coloniales et de libération nationale.

C’est pour cela que, tant dans les relations coloniales que dans celles post-coloniales, le discours sur la spécificité des cultures ou des civilisations se développa dans deux directions possibles. La première, une voie utopique qui insistait sur un schéma global d’intégration et d’harmonie entre tous les peuples ; la seconde, une voie qui suggérait que toutes les cultures sont si spéciales et si jalouses d’elles-mêmes qu’elles rejettent et combattent les autres. Comme exemple de l’utopie, il y a les mots et les institutions de l’ONU, fondée après la Seconde Guerre Mondiale, et le développement ultérieur de plusieurs tentatives de gouvernement mondial basées sur la coexistence, la limitation volontaire de la propre souveraineté et l’intégration harmonieuse de peuples et de cultures. Dans la seconde, il y a la théorie et la pratique de la Guerre Froide et l’idée plus récente du choc des civilisations, laquelle semble être une nécessité, et de fait presque une certitude, pour un monde multipolaire. En accord avec cela, les cultures et les civilisations sont essentiellement séparées entre elles, c’est-à-dire, que l’essence de l’Islam, de même que celle de l’Occident, serait d’être séparée de toutes les autres.

Je ne voudrais pas paraître injuste quant à cela. Dans le monde islamique il y a eu un renouvellement du discours et des mouvements qui soulignent l’opposition intrinsèque entre l’Islam et l’Occident, exactement lorsqu’en Afrique, en Europe, en Asie et en d’autres lieux, comme en Bosnie, ont émergé des tendances qui souhaitent exclure ou exterminer à ceux qu’ils considèrent non-désirables. L’apartheid blanc en Afrique du Sud fut un de ces mouvements, tout comme l’idée sioniste qui veut que la Palestine doit être seulement pour les juifs et que les palestiniens, n’étant pas juifs, devraient occuper un second plan. L’afrocentrisme et l’islamocentrisme sont des mouvements qui soulignent également l’indépendance et la séparation entre les cultures.

Dans chaque civilisation nous nous rendons compte qu’il y a des représentants officiels de cette culture qui s’octroient le droit d’être ses porte-paroles, et s’assignent le rôle d’expliquer « notre » essence, bien qu’il serait plus juste de dire « la leur ». Cela suppose toujours de limiter, réduire ou exagérer. C’est ce qui arrive au début et dans l’immédiat. Ensuite, les affirmations sur ce qui est ou ce que devrait être « notre » culture ou « notre » civilisation impliquent nécessairement de débattre sur la définition. C’est pour cela que je pense que le plus approprié n’est pas de dire que nous vivons dans une période de choc des civilisations, sinon de choc des définitions. Quiconque en connaît un minimum sur le fonctionnement réel des cultures, saura que définir une culture en expliquant que ce que signifie pour les membres de celle-ci est toujours un débat habituel et très important, même dans les sociétés qui ne sont pas démocratiques. Il y a des hiérarchies qui doivent être élues, revues régulièrement, choisies ou, dans ce cas, rejetées. Des idées sur le bien et le mal existent, ainsi que sur les critères d’appartenance ou de non-appartenance à cette culture, et les échelles de valeurs doivent être définies, débattues et révisées. De plus, chaque culture définit ses ennemis : ce qui n’est pas dans ses limites et la menace, un « autre » qui doit être méprisé et combattu.

Cependant, toutes les approches culturelles ne sont pas égales. Il y a une culture officielle, une culture de prêtres, d’académiques, et de l’Etat qui définit ce qu’est le patriotisme, la loyauté, les frontières et de ce que j’appelle « appartenance ». C’est cette culture officielle qui parle au nom de l’ensemble. Mais il est également certain -et cela est quelque chose que l’argument de Huntington dans The Clash of Civilizations (Le Choc des Civilisations) ignore totalement- qu’en plus de la culture dominante ou officielle, il y a des tendances dissidentes, alternatives, non-orthodoxes ou hétérodoxes qui contiennent beaucoup d’aspects anti-autoritaires, lesquels entrent en conflit avec la culture officielle. Cela peut être nommé contre-culture, un ensemble de pratiques associées avec les intrus, les pauvres, les immigrants, les artistes bohèmes, la classe ouvrière et les rebelles. La contre-culture critique l’autorité et attaque ce qui est officiel et orthodoxe. Aucune culture ne peut être comprise sans cette source toujours présente de provocation créative de ce qui est extra-officiel ou officiel. Négliger cet état d’agitation à l’intérieur de chaque culture, que ce soit parmi l’Occident, l’Islam, le Confucianisme, etc., et accepter l’existence d’une totale homogénéité entre culture et identité, c’est oublier ce qui est vital et fertile dans la culture.

Il y a quelques années, Arthur Schlesinger écrivit un livre intitulé The Disuniting of America (« La désunion de l’Amérique »), une espèce de plaidoyer passionné sur comment l’histoire étatsunienne -qui, selon lui, est l’histoire de Bancroft, Adams, etc.- est en train de se disperser en quelque chose de très différent. Il explique que de nouveaux groupes de la société étatsunienne désirent écrire l’histoire de façon qu’elle reflète non seulement les États-Unis créés et gouvernés par les aristocrates et les riches terriens, mais surtout des États-Unis dans lesquels les esclaves, les domestiques, les ouvriers et immigrants pauvres jouèrent un rôle important, même s’il n’est toujours pas reconnu. Les vies de ces personnes passées sous silence par les grands discours issus de Washington, des banques d’investissement de New-York, des universités de la Nouvelle-Angleterre et des grandes fortunes du de l’ouest lointain, sont venues troubler la lente avancée et l’imperturbable sérénité de l’histoire officielle. Ils posent des questions, intercalent l’expérience des déshérités sociaux et exposent les demandes des classes basses, des femmes, des afro-asiatiques, des afro-américains, et plusieurs autres minorités sexuelles et ethniques.

Il existe un débat similaire dans le monde islamique actuel qui a l’habitude d’être totalement perdu de vue, soumis comme nous sommes dans la clameur, souvent hystérique, contre la menace de l’Islam, le fondamentalisme islamique et le terrorisme, si fréquent dans les moyens de communication. Comme n’importe quelles autres grandes cultures mondiales, l’Islam possède en lui-même une étonnante variété de mouvements et contre-mouvements. Je dirais que cette si répandue attitude critique et sceptique envers l’autorité traditionnelle est ce qui caractérise tant l’Orient que l’Occident dans le monde de l’après-guerre. Et c’est cela que Huntington ne peut pas contrôler et la raison pour laquelle il a recourt à cette affaire de choc des cultures ou lutte des civilisations.

Pour les théoriciens de ce type, l’identité d’une civilisation est légèrement stable et intouchable, comme une pièce pleine de meubles dans la partie arrière de sa maison. Ceci est loin d’être vrai, non seulement dans le monde islamique, mais aussi tout autour du globe. Accentuer les différences entre les cultures c’est ignorer totalement le débat littéralement interminable sur la définition de la culture et la civilisation qui se produit dans toutes les civilisations, même les occidentales. Ces débats creusent totalement n’importe quelle idée d’identité fixe et, par conséquent, les relations entre les identités. Ce que Huntington considère comme une espèce de réalité ontologique avec une existence politique, c’est, le choc des civilisations.

Prêter trop d’attention à gérer et clarifier le choc des cultures occulte un autre aspect : le résultat d’un grand échange et d’un grand dialogue, souvent silencieux, entre les dites cultures. Quelle culture actuelle -que ce soit la japonaise, l’arabe, l’européenne, la coréenne, la chinoise, l’indienne, etc.- n’a pas eu des contacts prolongés, intenses et extraordinairement riches avec d’autres cultures ? Il n’y a absolument aucune exception à cet échange. Nous pouvons affirmer la même chose de la littérature, où, par exemple, nous pouvons rencontrer des lecteurs de García Márquez, Naguib Mahfuz ou Kenzaburo Oe plus loin que les frontières nationales et culturelles imposées par la langue et la nation. Dans mon propre champ de littérature comparée, on fait attention aux relations entre les différentes littératures, tout comme leur réconciliation et harmonie, malgré l’existence entre elles de barrières idéologiques et nationales. Et ce type d’entreprise collective de coopération c’est ce qu’on regrette parmi ceux qui proclament l’éternel affrontement entre cultures : l’engagement tout au long d’une vie qui a existé dans toutes les sociétés anciennes et modernes entre érudits, artistes, musiciens, visionnaires et prophètes pour tenter l’arriver à un accord avec « l’autre », avec cette autre société ou culture qui paraît si étrangère et si distante.

Il me semble à moins que nous insistions et profitions au maximum d’un esprit de coopération et d’échange humaniste -et ici je ne parle pas seulement d’un plaisir infondé ou d’un enthousiasme infantile et exotique, mais d’un profond engagement et d’un travail existentiel pour l’autre- que nous terminerons en agitant de manière superficielle et ostentatoire le drapeau de notre culture en opposition à toutes les autres.

Nous savons également d’une étude très importante sur la manière de fonctionner des cultures, écrite et éditée par Terrence Ranger et Eric Hobsbawm, que même les traditions peuvent être inventées. Je veux dire avec cela que l’idée selon laquelle la culture et la civilisation pourrait être inventées et fabriquées pour l’occasion, de sorte que les traditions ne sont pas réellement des éléments merveilleusement stables, sinon des abstractions qui peuvent être créées, détruites et manipulées avec beaucoup de facilité.

Comme je l’ai déjà avancé dans plusieurs de mes œuvres, ce qui est décrit comme Islam dans l’Europe et aux États-Unis d’Amérique aujourd’hui – et je pense que c’est ceci le sujet principal vers lequel se dirige la thèse deClash of Civilisations– appartient au discours de l’orientalisme, une interprétation élaborée pour raviver les sentiments d’hostilité et d’antipathie envers une partie du monde qui est prise comme une stratégie de grande importance à cause de son pétrole, son inquiétante proximité au Christianisme et sa concurrence féroce contre l’Occident. Cependant, cette vision est très différente de ce que représente réellement l’Islam pour les musulmans qui vivent sous son emprise. Il y a un abîme entre l’Islam en Indonésie et l’Islam en Égypte. Pour cette même raison, en Égypte, où il y a un conflit quant à la nature de l’Islam entre les forces sociales laïques et plusieurs mouvements islamique de protestation et les réformistes, il est évident que l’effort actuel pour comprendre et définir l’Islam est très versatile. Dans de telles circonstances, le plus facile et moins adéquat est de dire : « ceci est le monde de l’Islam, voyez comment ils sont tous des terroristes et des fondamentalistes ! Voyez aussi comme ils sont différents et irrationnels, comparés à nous ! »

Mais la partie la plus faible de la thèse du choc des cultures et civilisations est d’assumer une rigide séparation entre elles-mêmes, malgré l’évidence écrasante que le monde actuel est, en fait, un monde mélangé et croisé, un monde de migrations et de frontières qui s’affranchissent. Une des plus grandes crises qui a touché des pays comme la France, la Grande Bretagne et les États-Unis a été provoquée par la prise de conscience – conscience qui émerge désormais de toutes parts- qu’aucune culture ou société est totalement uniforme. Des minorités assez nombreuses -nord-africains en France, populations afro-caribéennes et indiennes en Grande-Bretagne, ou des individus asiatiques et africains aux États-Unis- remettent en question l’idée que les civilisations, fières d’être homogènes, puissent continuer à afficher cette fierté. Il n’y a pas de cultures ou civilisations isolées. N’importe quelle tentative, à l’instar de celle de Huntington et ses sympathisants, de les séparer en compartiments étanches nuit à sa variété, sa diversité, la complexité de ses éléments et sa radicale hybridation. Plus nous insistons sur la séparation entre les cultures, plus nous serons injustes avec nous-mêmes et avec les autres. L’idée d’une civilisation exclusiviste est, à mon avis, quelque chose d’impossible. En définitive, la question clef est de savoir si nous désirons travailler pour quelques civilisations séparées ou si nous devons prendre le chemin le plus intégrateur, bien que peut-être plus difficile, d’essayer de les voir comme des parties intégrantes d’un vaste espace, avec des contours que personne ne peut dessiner avec exactitude, mais dont l’existence nous est certaine et que nous pouvons présumer, expérimenter et étudier.

Au regard de la réalité déprimante qui nous entoure et de la présence de conflits interculturels et interethniques, il me semble irresponsable de suggérer que nous, en Europe et aux États-Unis, devrions conserver notre civilisation, ce que Huntington appelle Occident, en gardant le reste à distance et en augmentant les désaccords entre les populations pour prolonger notre domination. Ceci est, en réalité, ce que Huntington défend, et est assez facile à comprendre pourquoi cet essai fut publié par Foreign Affairs et pourquoi tant de responsables politiques se sont sentis trahis par lui, permettant aux États-Unis d’élargir la mentalité de la Guerre Froide à une époque différente et à un nouveau public. Une nouvelle mentalité ou conscience globale qui voit les dangers que nous affrontons du point de vue de la race humaine dans son ensemble est beaucoup plus productive et utile. Ces dangers incluent l’appauvrissement de la majorité de la population de la planète, la naissance de virulents sentiments tribaux, nationalistes, ethniques et religieux en Bosnie, au Rwanda, au Liban, en Tchétchénie et d’autres lieux, la baisse de l’alphabétisation et l’apparition d’un nouveau analphabétisme basé sur les moyens de communication électroniques, la télévision et les nouvelles autoroutes de l’information globale, ou la fragmentation et la menace de disparition des grands récits sur la libération et la tolérance. Notre bien le plus apprécié pour faire face à cette terrible transformation de l’histoire n’est pas l’apparition d’un sentiment de confrontation, mais de communauté, de compréhension, de solidarité et d’espoir, ce qui représente tout le contraire de ce prône Huntington.

J’aimerais citer quelques vers du grand poète de Martinique, Aimé Césaire, que j’ai utilisé dans mon livre On Culture and Imperialism (Culture et Impérialisme), et que je ne me lasse pas de réciter. L’auteur s’adresse à l’être humain :

« mais le travail de l’homme n’a pas seulement commencé
qu’il reste un devoir à l’homme,
celui de vaincre toute la violence réfugiée
dans le plus profond de nos passions.
Et aucune race possède le monopole
de la beauté, de l’intelligence, ou de la force,
et il y a une place pour tous dans la réunion finale de la victoire. 
Ces sentiments préparent le chemin de la dissolution des barrières culturelles, de cette espèce de blocage entre cultures, tout comme l’orgueil qui empêche ce type de globalisation bénigne que nous pouvons déjà retrouver, par exemple, dans les mouvements défenseurs de l’environnement, dans la coopération scientifique, dans les mouvements des femmes, dans l’inquiétude universelle pour les droits de l’homme, et dans les courants de pensée globaux qui mettent l’accent sur la communauté et rejettent la suprématie raciale, sexuelle ou de classe. Par conséquent, je suis d’avis que les efforts pour faire revenir la communauté de civilisations à un état primitif d’affrontement narcissique ne doivent pas être compris comme une description de la manière avec laquelle se comportent en vérité les civilisations, mais plutôt comme une incitation à un conflit inutile et un chauvinisme obscène qui semblent être exactement ce dont nous avons besoin.

Edward W. Saïd, 1997

*Traduction, extrait et adaptation de la conférence prononcée par l’auteur dans l’Université de Columbia en 1997. Responsable de la transcription en espagnol : Challenging. Producteur exécutif et directeur : Sut Jhally (University of Massachusetts-Amherst). Editeur : Sanjay Talreja. Production : Education Foundation.
Disponible en anglais dans : http://www.mediaed.org/assets/produ…
VOIR ET ECOUTER LA VIDEO en anglais : http://majfud.org/2010/10/22/edward…

Paris, 6 février 2015 – Traduit par Thomas Daburon pour El Correo