De temps à autre, nos médias proposent des analyses plus fines que d’habitude. Le 13 mars 2015, Frédéric Taddeï a organisé un débat sur la Russie (1). Certes, l’émission, en deuxième partie de soirée le vendredi, était loin d’être du « prime time » – mais elle est venue comme une bouffée d’air frais.

Taddeï recevait l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine (2), le journaliste Frédéric Pons (3), l’écrivain Slobodan Despot (4), l’ancien conseiller de Gorbatchev Andreï Gratchev (5), la  journaliste Manon Loizeau (6) et le réalisateur/essayiste/fils à papa (on ne sait plus trop) Raphaël Glucksmann (7). Le débat fut intéressant – surtout lors des interventions de Védrine, Pons, Despot et Gratchev. Loin d’une quelconque « poutinolâtrie », évoquant les erreurs des Occidentaux autant que celles des Russes (et Gratchev, comme à son habitude (8) s’est fait un plaisir d’écorcher le président russe), tous ces invités ont opté pour un discours nuancé, fin, et révélant une vraie connaissance du sujet.

Pourquoi en parler ici ? Parce que Loizeau et (surtout) Glucksmann ont joué une partition qui représente la quintessence de la propagande occidentale sur la Russie. Propagande que l’on jugera, dans un cas, inconsciente car animée de sentiments sincères (Loizeau) et, dans l’autre, absolument délibérée, tant Glucksmann – en digne héritier de BHL – joue les faux humanistes et les vrais va-t-en-guerre, allant jusqu’à appeler à livrer des armes à l’Ukraine sur les ondes de France Inter (9).

Généralisation et émotion

Deux grands classiques : on met tout dans le même panier et l’on saupoudre d’émotions faciles. Ainsi a-t-on vu dans un premier temps Manon Loizeau insister sur « le climat de peur en Russie » et expliquer qu’ « ayant vécu toute l’année dernière en Russie, je peux vous assurer que l’ambiance de guerre froide est totalement présente ». Le propos rappelait un peu cet édito gentiment malhonnête du Monde.fr : « Nemtsov, victime d’un climat de haine » (10). La peur, la haine… toujours et partout. Les termes simplistes sont là pour susciter l’émotion et neutraliser la réflexion. Loizeau est sans doute sincère, mais nous, ici, nous les cherchons en vain, ces « climat de peur » et « terreur de la guerre froide »…

La rhétorique émotionnelle devint évidente avec l’ancien « conseiller » de l’ex-président géorgien Mikheil Saakachvili, j’ai cité Raphaël Glucksmann, et ses obsessions de « révolutions démocratiques » autour de la Russie. Face à un Slobodan Despot qui lui faisait intelligemment remarquer qu’ « une révolution démocratique est un oxymoron », Gluscksmann, dépourvu des outils intellectuels adéquats, s’est enfoncé dans un bégayement : « Quand on vit en tyrannie, oui, quand on vit en tyrannie…». Et peu importe que Gratchev, pourtant hostile à Poutine et Ianoukovitch, ait tenté de lui faire comprendre que l’Ukraine n’a jamais été une tyrannie. M. Glucksmann n’a pas eu le respect d’écouter le vieil homme jusqu’au bout. Mis à mal par les données précises assénées par les autres, il s’est contenté de répéter « c’est faux ! » et de hausser les sourcils pour décrédibiliser l’adversaire. Qu’on ne sous-estime pas la tactique, toutefois. La répétition est utile. On le voit bien dans la presse : à force d’avoir répété et répété que la Russie était derrière le crash du MH17 ou que les snipers de Maïdan étaient payés par les forces de l’ordre, on a fini par l’écrire comme si c’était « l’Histoire » (11, 12).

Mensonge et déformation

Car émotion et mensonge font toujours bon ménage pour réécrire l’histoire. Tôt dans le débat, Despot a insisté sur le fait que « toutes les bottes qui font du bruit sont occidentales » et que  « c’est en Occident qu’on prononce le mot guerre, pas en Russie ». Ce qui est vrai : contrairement à Hollande(13), on n’a jamais entendu Poutine parler de risque de guerre ouverte. Ce à quoi Glucksmann a rétorqué, non sans malhonnêteté : « les bottes qui sont en territoire étranger au leur, elles ne sont que russes ». Après la peur, la haine et la tyrannie – l’invasion. Quand on voit que même les médias de masse occidentaux évoquent désormais (bien que timidement) la présence américaine en Ukraine et dans les pays Baltes (14, 15, 16), on se demande comment l’invité ose dire des choses pareilles.

De la même manière, alors que Pons expliquait que « cette crise révèle surtout que l’Ukraine est et était un pays fracturé », Glucksmann a usé d’une rhétorique simpliste et célèbre depuis le 7 janvier 2015 : « Tous mes amis sont Maïdan ! ». Et que Gratchev, faisant allusion à la complexité du pays, lui demande « Les Ukrainiens ? Mais quels Ukrainiens ? » n’a eu strictement aucune importance. Glucksmann a continué, expliquant que pendant ses aventures maïdaniennes, il n’avait entendu parler que de démocratie et jamais de l’OTAN, que les dirigeants ukrainiens ne parlent pas d’OTAN non plus, et « qu’ayant discuté toute l’année avec l’administration américaine », il pouvait assurer que les Américains ne voulaient pas spécialement étendre l’Alliance à l’Ukraine. Comme l’a dit Pons avant de présenter les preuves que l’on connaît de l’extension de l’OTAN  (17, 18): « ça, c’est une réécriture un peu gentille de l’Histoire ». On aurait aussi pu demander à M. Glucksmann comment il avait fait pour « parler toute l’année à l’administration américaine » tout en étant sur Maïdan où, selon lui, les Américains n’ont jamais été… mais passons.

Mais Glucksmann s’entête. Après avoir martelé une énième idiotie (« les révolutions libyenne, égyptienne, ukrainienne… ne sont que le fruit du soulèvement des peuples, sans la moindre ingérence de puissances extérieures »), il déclare, pensant être crédible : « Les Américains sont hostiles au fait que les changements de régimes se fassent par des révolutions. » Comment pourrait-il en être autrement pour un Glucksmann, dont l’épouse (comme Slobodan Despot n’a pas manqué de le faire remarquer, dans un des moments les plus savoureux du débat), géorgienne, a été naturalisée à la hâte pour entrer dans le gouvernement de Kiev installé par les Américains (19) ?

On a touché le fond lorsqu’il s’est mis à insister sur le fait que Poutine n’avait jamais été dans la discussion et le compromis, et qu’il représentait un danger pour la politique intérieure même de l’Europe à cause de son soutien à des partis d’extrême-droite (20). Tous les spectateurs ont pu noter, à ce moment, la réaction d’Hubert Védrine, qui a résumé l’influence de Poutine sur la politique française en deux mots : « quasi nulle ».

Obsession

Car Glucksmann, en digne propagandiste occidental, est littéralement obsédé par Vladimir Poutine. Lorsque toute la presse imagine le président russe mort parce qu’il n’est pas apparu depuis dix jours dans les médias (21), Glucksmann, lui, le voit partout et à l’origine de tout.

Selon lui, la crise en Ukraine n’est en effet liée qu’à la peur de Poutine de perdre le pouvoir, et la montée du FN en France n’est due qu’au soutien d’un président russe rêvant de détruire l’Europe « post-moderne » (sic !) (22). Nemtsov, c’est Poutine aussi, évidemment. Glucksmann fait de « l’humiliation » du peuple russe dans les années 90, justement mentionnée par Pons et Védrine, une humiliation personnelle du président russe – comme si ce dernier n’était qu’un gamin capricieux… Bref, il mélange tout volontairement, confirmant ainsi sans le vouloir la précédente remarque de Pons sur le fait que « l’Occident n’essaie pas de comprendre ». Despot a bien tenté d’insister sur le fait que la Russie est un grand pays qu’il fallait appréhender au-delà de la personnalité de son président. Mais M. Glucksmann n’a rien voulu entendre, se référant de façon simpliste à « l’idéologie de Poutine » sur la décadence de l’Occident. En somme, selon Glucksmann, il est grand temps pour la Russie d’entrer dans la sphère d’influence de l’Ouest libérateur. Pour un homme qui déclarait en 2008 « avoir la chance d’être un esprit libre, sans carcan idéologique », c’est assez culotté (23) !

On terminera sur ces mots d’Hubert Védrine à propos de la politique occidentale, qui s’appliquent à merveille à Raphaël Glucksmann qui en incarnait ici la propagande : « Donc, je le redis : la politique occidentale a été idiote, arrogante, maladroite. »

La rubrique Recadrage est une revue de presse critique des médias occidentaux sur la Russie, dont l’auteur est Matthieu Buge, un Français qui vit à Moscou.

Sitographie et références :

1 – https://www.youtube.com/watch?v=VpjwZH7O0sk&feature=youtu.be [A  5:57 on voit l’insigne d’Azov avec une croix gammée stylisée]

2 – http://fr.wikipedia.org/wiki/Hubert_V%C3%A9drine

3 – http://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Pons_(journaliste)

4 – http://fr.wikipedia.org/wiki/Slobodan_Despot

5 – http://fr.wikipedia.org/wiki/Andre%C3%AF_Gratchev

6 – http://fr.wikipedia.org/wiki/Manon_Loizeau

7 – http://fr.wikipedia.org/wiki/Rapha%C3%ABl_Glucksmann

8 – http://www.france24.com/fr/20141013-lentretien-andrei-gratchev-ancien-conseiller-gorbatchev-russie-poutine/

9 – http://www.franceinter.fr/emission-linvite-de-7h50-raphael-glucksmann-les-ukrainiens-veulent-quon-leur-donne-les-moyens-de-com

10 – http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/03/02/boris-nemtsov-poutine-m-a-tuer_4585823_3232.html

11 – http://www.bbc.com/news/world-europe-31548896

12 – http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/03/12/97001-20150312FILWWW00319-crash-mh17-la-these-du-missile-renforcee.php

13 – http://www.huffingtonpost.fr/2015/02/07/ukraine-russie-francois-hollande-angela-merkel-vladimir-poutine-plan-de-paix_n_6635110.html

14 – http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/crise-ukrainienne-3000-soldats-americains-vont-manoeuvrer-dans-les-pays-baltes_1659543.html

15 – http://www.zerohedge.com/news/2015-03-02/despite-russian-warnings-us-will-deploy-battalion-ukraine-end-week

16 – http://www.bild.de/politik/ausland/nachrichtendienste-usa/dutzende-agenten-von-cia-und-fbi-beraten-kiew-35807724.bild.html

17 – http://www.theguardian.com/world/2008/apr/01/nato.georgia

18 – http://en.wikipedia.org/wiki/Enlargement_of_NATO

19 – http://www.bbc.com/news/world-europe-26079957

20 – http://en.wikipedia.org/wiki/Enlargement_of_NATO

21 – http://www.liberation.fr/monde/2015/03/15/mais-ou-est-donc-passe-poutine_1221080

22 – Derniers tiers de l’émission, et pour aller plus loin dans la “pensée” glucksmanienne:http://www.liberation.fr/politiques/2015/03/13/le-fn-mene-une-bataille-culturelle_1220161

23 – R. Glucksmann dans « On n’est pas couché » lors de la présentation de son livre sur Mai 68

Source: http://www.lecourrierderussie.com/2015/03/poutine-otan-bottes/