François-Bernard Huyghe
 
Docteur d’État en sciences politiques, médiologue, François-Bernard Huyghe s’est imposé comme l’un de nos meilleurs spécialistes de la désinformation, devenue aujourd’hui un outil de puissance majeur pour la maîtrise de l’influence.

La Nouvelle Revue d’Histoire : Vous êtes, François-Bernard Huyghe, le fils de René Huyghe, académicien français qui fut l’un des très grands historiens de l’art du siècle dernier. Quels ont été vos propres centres d’intérêt, quel a été votre parcours personnel et comment en êtes-vous venu à l’étude de la désinformation ?

François-Bernard Huyghe : J’ai des origines flamandes et artésiennes par mon père alors que ma mère était issue d’une famille protestante du sud-ouest. Mon père a écrit sur l’histoire de l’art et l’esthétique mais je me suis orienté vers les sciences politiques. Après un doctorat, j’ai travaillé pour la télévision et pour l’UNESCO, à la division du patrimoine culturel jusqu’en 1987. Ensuite, je suis devenu chercheur indépendant (habilité à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication). J’enseigne à Polytechnique et au CELSA Sorbonne. Je travaille avec Régis Debray – dans les Cahiers de Médiologie puis Médium – sur le rapport entre l’imaginaire, l’histoire et les techniques de transmission.

Je suis directeur de recherche à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). En 1987, j’ai publié chez Robert Laffont La Soft Idéologie, puis, avec ma femme, La Route de la Soie, rééditée chez Payot ainsi que La Route des Épices. Je me suis ensuite spécialisé dans les domaines de la stratégie et des nouvelles techniques de l’information et de la communication, avec L’Ennemi à l’Ère Numérique (PUF, 2001),Les Maîtres du Faire Croire. De la Propagande à l’Influence (Vuibert, 2006) et enfin, tout récemment, La Désinformation. Les Armes du Faux (Armand Colin, 2016). Sur cette dernière question, mon propos n’est pas moralisateur mais analytique. Quels sont les nouveaux moyens de transmission, quel impact sur les mentalités, quel usage stratégique face à un adversaire idéologique ou militaire ?

NRH : Quelle définition peut-on donner de la désinformation et comment doit-on la distinguer de la simple propagande ?

F-BH : La propagande relève d’une positivité séduisante (votez, militez…). Elle vante les réalisations d’un régime ou exalte le camp du bien auquel on est censé appartenir. La désinformation suppose une falsification destinée à tromper l’opinion (et surtout à délégitimer l’autre) ; elle se distingue de la simple intoxication des dirigeants adverses. Le terme « désinformation » est apparu au temps de la guerre froide, même si la pratique de la tromperie et du stratagème est bien plus ancienne : des théoriciens comme Énée le Tacticien ou le Chinois Sun Tzu en traitaient, dès l’Antiquité.

À notre époque, Vladimir Volkoff essaya dans Le Montage – Grand prix du Roman de l’Académie française en 1982 – de cerner les principales méthodes de la désinformation. En 1997, sa Petite histoire de la désinformation en donne une définition : « Une manipulation de l’opinion publique, à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés ». La désinformation suppose la propagation d’une information fabriquée en vue d’un effet déstabilisateur (sur un gouvernement, une entreprise, un mouvement d’idées). Dans mon ouvrage, L’Ennemi à l’ère numérique, j’ai proposé : « La désinformation consiste à propager délibérément des informations fausses en les faisant apparaître comme venant de source neutre ou amie pour influencer une opinion et affaiblir un adversaire ».

NRH : Peut-on donner des exemples historiques significatifs d‘actions de désinformation ?

F-BH : L’un des cas les mieux connus est celui du massacre de Katyn, perpétré par les hommes du NKVD soviétique ; ils ont exécuté des milliers d’officiers et de cadres polonais dans une forêt de Biélorussie où les Allemands ont découvert l’immense charnier en 1943. Ce crime a été imputé à la Wehrmacht par les Soviétiques lors du procès international de Nuremberg contre les dirigeants nazis. Au cours des années 1960, un assez large consensus semblait s’établir à ce propos. Il a fallu la fin de l’URSS et l’aveu de la culpabilité soviétique par Mikhaïl Gorbatchev pour que la vérité s’impose.

Durant la guerre froide, les partis communistes, au moment de la guerre de Corée lancent une campagne accusant les Américains de recourir à la guerre bactériologique, ce qui valut au général Ridgway son surnom de « Ridgway la Peste ». Dans le même esprit, au cours des années 1980, se développe la rumeur selon laquelle le virus du SIDA aurait été conçu dans un laboratoire américain au contrôle duquel il aurait échappé. La guerre froide a ainsi été particulièrement favorable au développement de la désinformation. La désinformation diabolise souvent.

NRH : On ne peut limiter les exemples de désinformation au temps de la guerre froide. Les Occidentaux n’ont-ils pas, eux aussi, joué de cette arme pour imposer leurs volontés ?

F-BH : Durant la guerre froide, les Congrès pour la liberté de la culture, organisés par le mouvement anticommuniste mondial, relèvent plus de la public diplomacy, la guerre culturelle et idéologique ; ils ont remporté de notables succès en mobilisant des intellectuels tels que Raymond Aron ou Thierry Maulnier. Mais comment désinformer la Pravda ?

Avec la chute de l’URSS et l’avènement éphémère d’un monde unipolaire sous l’hégémonie nord-américaine, la désinformation est intégrée dans la panoplie occidentale. Cela consiste souvent à imputer à l’adversaire des crimes imaginaires. Le cas le plus exemplaire est sans doute, en 1990, celui des bébés arrachés aux couveuses et agonisant sur le sol d’une maternité koweitienne. Une remarquable enquête de la télévision canadienne a montré qu’il s’agissait d’un montage grossier : « l’infirmière » éplorée qui racontait l’épisode était en réalité la fille de l’ambassadeur koweitien à Washington, de plus absente du Koweit au moment des faits présumés. Une agence de communication avait fabriqué de bout en bout ce récit destiné à discréditer le régime de Saddam Hussein et à justifier l’intervention militaire sous l’égide américaine avec l’accord de l’ONU.

Il y avait eu, en 1989, le précédent du charnier de Timisoara – où l’on « découvrait » des milliers de victimes du régime – utilisé pour accélérer l’élimination du président roumain Ceausescu, tout comme les rumeurs répandues sur l’omnipotente Securitate, la police du régime. L’effet recherché est rapidement atteint et l’on ne s’aperçoit qu’ensuite de l’énormité des mensonges avancés (cadavres « empruntés » à une morgue, etc.). Les mêmes procédés furent utilisés pour discréditer le pouvoir serbe à la fin des années 1990, notamment au Kossovo. Les massacres de « civils » imputés aux Serbes et les images de trains « déportant » les Kossovars, qui avaient vocation à rappeler de manière subliminale les déportations de la Seconde Guerre mondiale, furent largement utilisés. Et l’on se souvient des insultes lancées contre Régis Debray pour avoir eu le malheur de constater, dans un témoignage donné au Monde, que la vie était tout à fait normale à Pristina. Que dire des accusations de détention d’armes nucléaires et chimiques lancées contre Saddam Hussein par Colin Powell devant l’Assemblée générale des Nations Unies ? C’était pour justifier, en 2003 cette fois, la seconde intervention américaine contre l’Irak.

La désinformation peut aussi s’inscrire dans le champ des rivalités économiques. On voit bien comment des acteurs américains ont su compromettre la réussite commerciale du Concorde. Et il en va de même des manœuvres dirigées contre un groupe comme Total, concurrent des majors anglo-saxonnes sur le terrain pétrolier. En même temps, certaines actions de désinformation sont devenues, au fil du temps, de plus en plus faciles à décrypter.

NRH : Les États sont-ils seuls à la manœuvre dans ce type d’opérations ? Quel rôle accorder aujourd’hui à la presse ou aux réseaux sociaux ?

F-BH : Les médias dominants sont évidemment contraints de tenir compte de leur système de financement – intérêts de leurs actionnaires et publicité qu’ils reçoivent – et cela influe sur leur traitement de l’information ou sur sa hiérarchisation. L’idéologie dominante les incite à rendre compte de manière partiale et incomplète des questions relatives à la Russie ou à l’Iran par exemple, alors qu’ils sont infiniment plus discrets sur des « alliés » bien peu fréquentables du camp occidental. Toutes ces contradictions apparaissent clairement à la faveur de la crise du Moyen-Orient en cours.

Mais le phénomène le plus remarquable de ces dernières années réside sans doute dans la « démocratisation » de la désinformation sur les réseaux sociaux. Elle est utilisée dans tous les sens et bénéficie des possibilités qu’offre la technique contemporaine. On peut réaliser en numérique des faux remarquables, notamment en matière de photographies, les diffuser et les faire reprendre par sa « communauté », mais leur repérage est également techniquement plus facile ; ainsi se développent parallèlement les possibilités de diffusion ou de dénonciation sur les réseaux sociaux ; les méthodes de vérification aussi sont assez aisées à mettre en œuvre. Reste que la désinformation sur ces nouveaux supports explose du fait d’initiatives d’individus ou de groupes idéologiques : ils compensent leur faible représentativité politique par un activisme très soutenu sur la toile, sans oublier les actions qui continuent à conduire les États.

NRH : L’essor du « complotisme » ne vient-il pas compliquer la donne ?

F-BH : Au moins 15 % [chiffre sous-évalué? ndlr] du public ne croit plus au discours médiatique dominant, et se persuade que celui-ci véhicule pour l’essentiel des mensonges au service d’intérêts inavouables : cela encourage les internautes à chercher la vérité « ailleurs ». Le cas des attentats du 11 septembre 2001 est à cet égard exemplaire. Sans apporter des interprétations alternatives cohérentes, des milliers d’internautes ont mis en doute le discours « officiel » concernant l’événement. Et ce avec un certain succès entretenu par les doutes apparus à propos de l’enquête ou des légèretés pointées quant à l’action des services de renseignement…

Ne confondons pas le « système » en place, au sens d’une réalité qui combine la soumission des intérêts économiques ou sociaux et le pouvoir d’une nomenklatura politico-médiatique qui se présente comme autorité morale exclusive, et, d’autre part, un supposé « complot », thèse qui séduit incontestablement des groupes et des réseaux importants mais qui s’effondre sous l’inflation des explications concurrentes. Le complotisme, en somme, c’est imaginer que tout est désinformation, sauf un fait imaginaire : qu’un groupe d’hommes tout puissants puisse entièrement mettre en scène le réel. Le complotisme correspond à un système mental ; il offre une relecture des événements sur la base d’une démarche a priori hypercritique (coïncidences bizarres, contradictions dans la « version officielle », etc.) mais qui aboutit à la conclusion que tout est truqué par des manipulateurs tout-puissants (services gouvernementaux, sociétés secrètes…). Le problème de cette pseudo-explication est qu’un trucage de cette ampleur impliquerait beaucoup trop de monde, des milliers de complice parfaits et qui gardent le silence des années. Ce n’est guère crédible, quand on pense à ce qu’impliquerait la falsification du 11-Septembre. Plus généralement, « tout » ne peut avoir une cause unique, elle-même réductible à la volonté d’une minorité. Il faut compter, dans l’histoire, avec le hasard et l’imprévu : les prospectives imaginées dans le passé se sont bien rarement confirmées dans les faits, à l’horizon ne serait-ce que de quelques décennies. A fortiori les plans de conquête du monde ou des esprits.

Parallèlement, la désinformation étant ainsi banalisée, à portée de souris, l’accusation de désinformation portée contre toute thèse qui contrarie la vision idéologique dominante prospère. C’est l’escalade dans l’accusation mutuelle de désinformation : le manipulateur c’est l’autre.

Les batailles d’interprétation autour du crash de l’avion abattu au-dessus de l’Ukraine fournissent un bon exemple des possibilités ainsi ouvertes. Dans ce dernier cas, il est bien clair que les mensonges ne sont pas tous du même côté…

NRH : Les dénonciations du « complotisme » ne participent-elles pas elles-mêmes de la « désinformation » ?

F-BH : Nous en sommes arrivés à un stade nouveau de ce débat. L’État, ou ce que j’ai appelé le « système », tend à dénoncer le « danger intellectuel » et moral du « complotisme », à exploiter cet argument sur le terrain idéologique et, par là, à disqualifier la critique comme produit d’esprit paranoïaques (ou de malheureux naïfs égarés par les délires qui traînent sur Internet). C’est sur ce terrain qu’est notamment attaqué l’intellectuel américain Noam Chomsky, critique redoutable du modèle états-unien. Or il y a quand même une différence entre dénoncer le pouvoir de la finance et croire au pouvoir occulte des Illuminati ou des extra-terrestres.

L’accusation de « complotisme » se transforme en argument incapacitant pour borner le débat aux propositions « acceptables ». L’usage du mot peut se comparer à celui du terme « populisme » utilisé, sans avoir fait l’objet d’une définition précise, contre tous ceux qui remettent en cause l’ordre établi dans la sphère occidentale. En économie, le seul discours ayant droit de cité dans le cadre du libéralisme dominant est présenté par les « experts » du « cercle de la raison », sans que les tenants de propositions alternatives aient vraiment voix au chapitre. Ceci reflète en retour l’incapacité des « élites » dominantes à comprendre que l’on puisse s’opposer à elles, sauf à être considérés soit comme des victimes de la « désinformation » soit comme ralliés aux « discours de haine » jugés incompatibles avec les « droits de l’homme ».

NRH : Vivons-nous dans un temps où le mensonge a plus de chances de s’imposer que la vérité ?

F-BH : Pour reprendre la formule de Guy Debord, « le vrai est devenu un moment du faux » ; mais il y a une consolation : l’accès rapide aux énormes archives que la technologie rend accessibles suscite des situations nouvelles. Notamment celles révélée par l’affaire des « lanceurs d’alerte ». Julian Assange, Edward Snowden ou le soldat Bradley : ces gens étaient intégrés dans des bureaucraties telles que l’armée ou la NSA, et, par un scrupule moral qui les conduit à détruire leur vie, ils diffusent des documents authentiques révélant des crimes ou des dysfonctionnements. Les révélations de ces nouveaux dissidents sont relayées et expliquées par des titres de la presse mondiale. La technologie et la production par les bureaucraties de gigantesques archives numériques impliquent ce risque de diffusion : le même principe vaut aussi, on l’a vu récemment pour l’État islamique.

Dans le « brouillard du réel », il est facile de construire autour d’un groupe une version particulière d’une réalité qui fait l’objet d’interprétations concurrentes et de se renforcer collectivement dans ses convictions. Nous sommes ainsi passés au stade où l’on se réfère théoriquement au même monde, mais chacun produit des images radicalement différentes de la réalité.

D’où la nécessité d’une analyse toujours plus documentée des faits et du rejet des lectures trop simplificatrices et exclusives du réel. C’est une condition indispensable à l’intelligence et à la maîtrise du monde qui vient.

Propos recueillis par Pauline Lecomte |  mai 2016

Docteur d’État en sciences politiques, Francois-Bernard Huyghe est directeur de recherche à l’IRIS. Il vient de publier aux éditions Armand Colin, La désinformation. Les armes du faux.

Source: nrh.fr