Patrick Lawrence, de longue date correspondant à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son dernier livre: «Time No Longer: Americans after the American century». Yale 2013.
Il y a actuellement une crise du journalisme – et je suis sûr que vous partagez ce constat – qui sévit, selon moi, de façon particulièrement aiguë aux Etats-Unis mais demeure également présente selon divers degrés dans l’Occident entier.
La crise institutionnelle des médias occidentaux
Cette crise a des dimensions multiples. Elle est institutionnelle. Les médias appartenant à des entreprises, ou «grands médias» ou «médias traditionnels», atteignent des niveaux de confiance du public scandaleusement bas dans divers sondages. L’organisation Gallup, l’un des plus anciens instituts de sondage, a publié l’été dernier, comme elle le fait chaque année, son enquête sur la confiance accordée aux institutions publiques. Il faut se rendre compte de la portée des chiffres: les résultats Gallup indiquent que 16% des Américains croient ce qu’ils lisent dans les journaux. Quant aux journaux télévisés, le chiffre est encore plus dramatique: seuls 11% des Américains les prennent au sérieux.
Pour bien mesurer les dimensions, il faut inverser ces données: or 84% des Américains ne se fient pas à l’information véhiculée par les journaux tandis que 89% des Américains ne croient pas à ce qu’ils entendent et voient dans les journaux télévisés.
Il s’agit bien là d’un cas de crise dont il faut bien retenir l’essentiel. Au risque de tomber dans une logique réductrice, je pense que cela reflète, au fond, la relation malsaine et hautement dysfonctionnelle entretenue par les médias avec les différents types de pouvoir – politique, administratif, financier – dans la mesure où ces médias appartiennent à des sociétés cotées en bourse privilégiant leurs actionnaires. Ils se préoccupent donc avant tout du cours de leurs actions et de leurs bénéfices.
Et comme je pense l’avoir mentionné à cette occasion l’année dernière, lors de mon intervention via «zoom», je pense que cette crise est également la conséquence de la position défensive adoptée par le pouvoir américain depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington. L’ensemble de la société américaine, sous toutes ses formes, reflète cette attitude défensive. Dans ces circonstances, il devient impératif de se conformer à l’idéologie, à moins, bien sûr, de refuser de renoncer à ses principes au nom de la sécurité.
La portée personnelle de la crise pour chaque journaliste
Mon propos d’aujourd’hui est lié à cet environnement: je n’ai aucun doute qu’il joue un rôle décisif. Mais je voudrais aborder la crise des médias occidentaux d’abord d’un point de vue différent. Je voudrais réfléchir à ce que cette crise signifie pour le journaliste en tant qu’individu. Pour chacun d’entre nous, elle prend des dimensions psychologiques, sociales et d’identité.
Quel est mon rôle en tant que journaliste?
Quelle est la place appropriée du journaliste dans la société? Où se situe le journaliste par rapport aux pouvoirs en action dont il est le chroniqueur et aux lecteurs et téléspectateurs auxquels il rend service?
Enfin et surtout, compte tenu de la crise actuelle, comment peut-on faire du bon travail en tant que journaliste?
Pour répondre à cette dernière question qui me semble la plus préoccupante, je voudrais dire un mot d’un livre dont je me suis beaucoup inspiré. Je pense à Towards a Poor Theater, écrit en 1968 par Jerzy Grotowski, metteur en scène et théoricien polonais du théâtre. Voilà une source d’inspiration qui vous semblera probablement bizarre, et c’est pourquoi je m’efforce avec plaisir d’évoluer ma pensée et vous laisser le choix d’accepter ou non la légitimité de ma conception que j’appelle le «journalisme pauvre», conçu comme variante du «théâtre pauvre» de Jerzy Grotowski.
Expériences du débutant
Dès mes premiers pas dans le journalisme, et là je remonte au début des années 1970, alors que les Etats-Unis étaient encore en pleine guerre du Vietnam et que l’Amérique était profondément divisée à ce sujet, j’ai adopté une approche quelque peu schizophrène à l’égard de ma profession. J’ai d’abord travaillé pour un journal appelé «Daily News», un tabloïd new-yorkais qui comptait à l’époque le plus grand nombre de lecteurs en Amérique. Politiquement, on ne pouvait pas en trouver plus à droite, «Daily News» étant un fervent partisan de la guerre. Au «Daily News», j’ai appris le métier, la technique, la méthode – quoi qu’on en dise, le «Daily News» était bien écrit et bien édité – et je continue de penser qu’un bon journaliste doit maîtriser ces aspects techniques pour que son travail soit efficace.
Très vite, presque immédiatement après avoir rejoint «Daily News», j’ai commencé à travailler en parallèle pour des publications indépendantes – revues anti-guerre, revues anti-apartheid, journaux et magazines consacrés aux questions de développement du tiers-monde, au décalage entre le Nord et le Sud, etc. Pour moi, ce travail était aussi important, sinon plus, que tout ce que j’apprenais à «Daily News». Le principal journal indépendant de ce type s’appelait le Guardian qui n’avait rien à voir avec le quotidien britannique homonyme. Le Guardian était un hebdomadaire progressiste, à l’époque où ce mot signifiait beaucoup plus qu’aujourd’hui. Son correspondant principal s’appelait Wilfred Burchett, un journaliste très célèbre pour avoir, entre autres, couvert la guerre du Vietnam depuis le Nord, à l’époque ce fut le seul correspondant occidental à le faire.
J’ai eu le privilège de réviser et publier les articles de Wilfred, car peu après avoir rejoint le Guardian, j’avais été nommé rédacteur en chef du service des affaires étrangères. A cette époque, Wilfred était devenu une sorte de modèle pour moi et je suis heureux de pouvoir dire qu’aujourd’hui, je suis très ami avec George Burchett, l’un des fils de Wilfred.
Il est facile aujourd’hui de voir ce que je recherchais en divisant ainsi ma vie professionnelle d’une manière quelque peu schizophrène. C’était ma réponse à la problématique de l’aliénation, qui est un problème récurrent, voire universel dans le journalisme traditionnel. De nos jours comme par le passé, il faut accepter un degré plus ou moins élevé d’aliénation pour survivre dans nos grands médias, notre «mainstream» détenu par les grandes entreprises. Les idéaux qui incitent tant d’entre nous à embrasser cette profession finissent par sembler, avec le temps, aussi désuets que les bons sentiments exprimés sur les cartes de vœux.
Il est impossible de résister à cette aliénation, surtout au sein du courant dominant. Le point de vue et la représentation des événements par une quelconque publication relevaient de la compétence de l’éditeur et de ses rédacteurs en chef. C’est pour eux que les journalistes écrivaient, pas pour les lecteurs. L’objectivité, le telos quasi sacré de la profession pendant un siècle, a dégénéré en une sorte d’instrument disciplinaire utilisé pour forcer les journalistes à écrire, comme les pantins des ventriloques, en suivant le discours institutionnel de leur journal.
En fait, le journaliste n’avait que deux possibilités: cultiver un détachement très malsain par rapport aux fruits publiés de son travail, ou assumer, pour des raisons de rémunération et de promotion éventuelle, la position éditoriale de son employeur. J’ajouterai qu’il ne s’agit pas là de solutions qui s’excluent mutuellement. Selon mon expérience, ils sont nombreux à être ainsi aliénés et pourtant, totalement inconscients de leur situation, ils défendent avec la foi du converti les opinions de leurs journaux sur la politique, l’économie, les affaires étrangères, et j’en passe.
Rester ferme sur ses principes
La troisième approche de la question, bien sûr, consiste à rester ferme sur ses principes. On apprend pourtant vite qu’il s’agit là d’une position qui coûte souvent très cher – quand elle n’est pas fatale pour toute perspective d’avenir.
Dans l’ensemble, on constate chez les journalistes qui se font une place dans les grands médias une immense et collective mauvaise foi, dans le sens dont parlait Sartre1. En termes philosophiques, il s’agit de baser son existence sur le principe d’être-pour-les-autres par opposition à être-pour-soi-même. En d’autres termes, la pratique du journalisme est devenue affaire de performance.
J’ai réalisé les conséquences de l’aliénation lorsque j’ai travaillé au Daily News, mais je ne les ai pas totalement acceptées. Ma réponse a été de trouver ma voie parmi les publications indépendantes, où l’on écrivait ce que l’on avait envie d’écrire et où il n’y avait pas, ou très peu, de distanciation entre soi et son travail – et, plus fondamentalement encore, entre ce qu’on était et ce qu’on pensait.
Je suis sur le point de publier un livre qui aborde ces questions, et je m’inspire ici de son contenu. J’y emprunte à Carl GustavJung, pour qui chacun d’entre nous a «son ombre», comme il l’a exposé dans plusieurs de ses ouvrages. C’est cette composante de notre personnalité q façonnée par les conventions, la morale orthodoxe, les goûts acceptables, les exigences de l’employeur et d’autres pressions sociales et professionnelles. La victime de ces forces indéniablement manifestes est la personnalité intrinsèque, le «moi» authentique et indivis, capable de juger et d’agir avec certitude, sans se référer à la coercition du pouvoir ou de l’opinion collective.
Le «soi-ombre» – quand les journalistes subissent la division de leur personnalité
Le moi obscur des journalistes devrait tous nous interpeller. C’est en tout cas l’une de mes préoccupations majeures depuis les années où j’ai travaillé dans la presse à grand tirage. C’est lorsque les journalistes divisent leur personnalité pour obtenir et conserver leur poste dans les médias traditionnels que les jugements sont altérés et que se mettent en place les corruptions et la déliquescence accablant la profession.
Mon ombre, quant à moi, est cette part de moi-même que j’ai tenue secrète aux yeux des autres. Pendant longtemps, j’ai eu tendance à me la masquer même à moi-même – quand je n’allais pas, en fait, jusqu’à la dissimuler à mes propres yeux. J’ai gagné ma vie dans des journaux et des magazines d’information à grand tirage parce que c’est là que, pendant les années dont je parle, il était possible de gagner sa vie. Mon travail pour des publications indépendantes, en privé, d’une manière que les autres n’avaient pas besoin de voir, a constitué ma défense contre toute extinction de mon individualité, de qui j’étais vraiment.
Intégrité: rejeter l’aliénation
Si nous nous interrogeons sur la définition actuelle d’un journaliste, je propose que nous commencions par là. Le travail de résoudre la crise de la profession devrait commencer par la détermination de chaque journaliste à rejeter l’aliénation endémique du métier au nom de ce que nous pourrions appeler la «plénitude de soi». Le pasteur de mon petit village de Nouvelle-Angleterre m’a enseigné, il n’y a pas si longtemps, la corrélation entre «intégration» et «intégrité». La ré-intégration de la personnalité du journaliste consiste à lui rendre son état d’intégrité. Je serai à jamais reconnaissant à mon pasteur d’avoir mis en lumière cette vérité, qui se trouvait juste sous mon nez, mais que je n’avais pas su voir.
Tout journaliste s’interrogeant sur son for intérieur en tant que son «soi intègre» – ne faire qu’un avec son ombre selon les termes jungiens – s’interrogera également sur sa place dans la société. La question, liée étroitement mais distincte, est de savoir où il se situe dans la société, entre les pouvoirs dont il rend compte et son public, les lecteurs et les téléspectateurs pour lesquels il écrit ou diffuse des émissions.
Position à part
Pour répondre à la première question, la plus facile des deux, je pense que I. F. Stone, ce magnifique expert indépendant de l’époque de la guerre froide, avait tout à fait raison. Le vrai journaliste est par définition un outsider. Il fait partie de la société, naturellement, puisqu’il ne vit pas dans une grotte, mais il n’en fait pas spécifiquement partie. Il a ses points de vue politiques, comme nous tous. Et c’est une bonne chose. C’est une expression de son moi civique et public qu’il ne faut absolument pas regretter. Mais il porte une responsabilité particulière, voire unique, qui consiste à ne pas mêler ses propres opinions, ses penchants, ses avis, etc. à son travail. C’est un idéal, l’idéal de l’objectivité authentique, qui ne pourra jamais être totalement atteint. Mais il faut néanmoins s’efforcer de l’atteindre, et c’est en grande partie ce qui différencie le journaliste des autres membres de la société.
Izzy Stone a défendu cette position à chaque page de I. F. Stone’s Weekly, la publication qu’il a écrite, éditée et publiée pendant des décennies depuis la table de sa salle à manger à Washington. De nos jours, rares sont les journalistes qui sont prêts à accepter cette relation avec la société. La plupart d’entre eux souhaitent être reconnus par les élites politiques et sociales. Mais c’est Stone, après tout, qui a observé que chaque génération ne produit que quelques journalistes authentiques – une vérité à retenir.
Le débat «Lippmann-Dewey»
Je viens d’aborder notre deuxième question, à savoir la place du journaliste dans la société et comment il s’y définit. Il s’agit d’une question plus complexe qui nécessite davantage d’explications. Pour illustrer mon point de vue, je vais me référer à un échange de vues bien connu qui a eu lieu il y a un siècle – entre le début et le milieu des années 1920 – en Amérique. Les deux personnalités qui ont mené ce que nous appelons le «débat Lippmann-Dewey» étaient Walter Lippmann, un éminent journaliste et auteur sur des sujets d’actualité, qui a ensuite fait partie des premiers libéraux de la guerre froide, et John Dewey, philosophe et pédagogue.
En 1920, Lippmann a publié le premier de trois livres sur la position de la presse et la mission du journaliste dans une société démocratique. «Liberty and the News» fut suivi, en 1922, par «Public Opinion» (2021) et, trois ans plus tard, par «The Phantom Public». Ces livres étaient continuellement plus pessimistes quant à la capacité du simple citoyen de comprendre un monde devenu plus complexe que jamais.
«Construire le consentement» …
La réponse de Lippmann à l’émergence de la modernité dans la société de masse a consisté à donner une importance extraordinaire à l’expert. Il a conçu une structure intéressante dans laquelle les experts devaient mettre en œuvre leur savoir-faire. Dans ce concept, ils n’avaient rien à voir avec les gens ordinaires ni avec la politique officielle. Avec un désintérêt total, l’expert conseillait la classe politique sur des réactions déterminées scientifiquement, et il en résultait une politique correcte, libre de tout intérêt particulier. Dans ce schéma, la tâche de la presse consistait précisément à transmettre ces connaissances au public. Les journalistes étaient des messagers. Dans «Public Opinion», Lippmann définissait cette tâche comme – selon la terminologie de son temps – «la construction du consentement».
Selon cette conception, Lippmann donne l’image suivante à la «personne privée» dans «The Phantom Public»:
«Mais les affaires publiques ne sont en aucun cas ses affaires. Elles sont gérées, si tant est qu’elles le soient, dans des centres éloignés, dans les coulisses, par des puissances inconnues … Elle [la personne privée] vit dans un monde qu’elle ne peut pas voir ni comprendre ni diriger.»
Et, deux chapitres plus loin, dans ce même livre:
«La gouvernance proprement dite consiste en une multitude d’accords sur des questions déterminées par des personnes déterminées. Celles-ci ne sont que rarement visibles pour les particuliers. Dans les longs intervalles entre les élections, le gouvernement est exercé par des politiciens, des fonctionnaires et des hommes d’influence qui s’entendent avec d’autres politiciens, fonctionnaires et hommes d’influence. La masse des gens ne voit ces accords, ne les considère et ne les influence qu’occasionnellement. Ils sont globalement trop nombreux, trop compliqués, trop opaques dans leurs effets pour faire l’objet du débat publique continue.»
Lippmann a qualifié ces jugements sévères de «réalisme démocratique», bien qu’ils ne me semblent ni démocratiques ni réalistes. La place de la presse dans cet arrangement résultait de l’idéalisation par Lippmann des experts invisibles et de ceux qui les conseillaient. «La création du consentement n’est pas un art nouveau», écrivit-il dans «Public Opinion». «C’est un art très ancien, dont on pensait qu’il s’était éteint avec l’avènement de la démocratie. Mais il ne s’est pas éteint. En fait, il s’est énormément amélioré …»
… ou l’exposé des de toutes perspectives disponibles?
John Dewey a fait la critique des deux derniers livres du triptyque de Lippmann dans The New Republic – revue que Lippmann avait contribué à fonder – et a publié son propre livre sur ces sujets en 1927, intitulé «The Public and Its Problems». Il s’agissait de rétorquer au travail de Lippmann. Dewey n’était pas en désaccord avec Lippmann sur les limites attribuées au citoyen dans une société de masse, mais il misait sur davantage de démocratie, et non pas à la délimiter. Pour lui, l’élite indispensable doit être conseillée en public, sur la base de la compréhension du public face à toutes les perspectives disponibles concernant une question donnée. Présenter ces perspectives, c’était donc le véritable rôle de la presse dans ce concept. C’est de cette base-ci que découlerait l’accord ou le désaccord démocratique, ce qui exclut que la presse l’établisse elle-même:
«Il n’est pas nécessaire que le grand nombre ait les connaissances et les compétences pour mener les enquêtes nécessaires. Il est seulement nécessaire qu’ils aient la capacité d’évaluer l’importance des connaissances fournies par d’autres pour les affaires communes en suspens.»
Nous appelons cet échange indirect entre deux éminents penseurs de l’époque le «débat Lippmann-Dewey», mais en fait, les deux n’ont jamais eu de débat entre eux. Ce n’est donc qu’une figure de langage. Il est possible d’exagérer leurs divergences, mais deux en sont importantes pour comprendre l’échec de la presse depuis la guerre froide, en particulier son empressement à servir le pouvoir dans les années qui ont suivi 2001 et la crise de la presse que nous étudions aujourd’hui. Lippmann a promu l’idée que le public était passif, le récepteur des décisions des autres. Pour lui, les citoyens étaient des spectateurs – des «spectateurs de ce qui se passe». Dewey, par contre, croyait à la promesse de participation émanant de la démocratie, même s’il admettait la complexité de sa mise en œuvre. Pour lui, personne n’était spectateur, car le politique n’était pas un spectacle; il affirmait l’autonomie du citoyen et ne l’effaçait pas.
Hôtes à la «table des grands» ou «au milieu des citoyens»?
De cette distinction découla une deuxième, qui avait trait à la place que les journalistes occupent dans une communauté démocratique. Etait-elle dans les hauts étages, à l’instar des tribuns ailés, les messagers de ceux dont ils rendaient compte, ou insérés au milieu des citoyens, en tant qu’agents d’un échange public informé et infiniment varié? La question se résume à celle d’après leurs distances et leurs proximités.
C’est le fossé, un fossé très unilatéral, qui définit le journalisme américain d’aujourd’hui. A notre époque, les médias grand public sont densément peuplés d’adeptes engagés de Lippmann. Je ne vois pas d’exception notable parmi les collaborateurs des grands journaux et des stations de radio. Seuls les médias communément qualifiés d’«alternatifs» peuvent prétendre le contraire.
Il s’agit là d’une position particulièrement dangereuse pour les journalistes mainstream dans le contexte de l’après-2001. Ils se font ainsi les complices des détenteurs du secret ayant pour mission de dissimuler, dans les nouvelles qu’ils transmettent au public, constamment quelque chose. Ce n’est donc guère étonnant qu’une proportion considérable de nos «particuliers» se méfie de la presse main stream en raison de ces mensonges et de ces secrets passés sous silence.
Il est évident que la presse a, à mon avis, commis une erreur drastique en préférant la pensée de Lippmann à celle de Dewey sur ce point. Et je considère que la correction de cette erreur est l’une des tâches majeures que les journalistes doivent assumer s’ils veulent restaurer leur profession et leur propre intégrité, selon le terme que j’emploie dans ce contexte.
Je pense que l’on reste dupé si on croit que ce sera le journalisme traditionnel et ses représentants qui assumeront ces tâches, en entamant une série de réformes fondamentales afin que le journaliste individuel retrouve son intégrité, abandonne l’idée d’appartenir lui-même à l’élite qu’il couvre et se trouvera ainsi dans une meilleure relation avec son public, ses lecteurs, auditeurs et spectateurs. Nous devons bien sûr envisager cette possibilité, mais uniquement par principe – car rien n’est impossible – et les yeux grands-ouverts.
Les médias indépendants, une chance pour un journalisme intègre
Si la chance se montre en effet que les médias corporatifs contribuent à se remettre de leurs nombreuses susceptibilités à la corruption, c’est parce que les médias indépendants les ont soit inspirés, soit forcés à le faire. Autrement dit: à mon avis, sur la base de ma longue expérience, le dynamisme de la profession réside dans les médias indépendants. Je vois en eux la chance pour le journaliste individuel de retrouver son identité, de dépasser l’aliénation mentionnée ci-dessus et de regagner son état d’intégration – son intégrité donc.
Jerzy Grotowski
Je reviens sur Jerzy Grotowski et son livre «Towards a Poor Theater» (cap sur le théâtre pauvre) car un journalisme pauvre est à mon avis la clé de cette crise dont nous parlons aujourd’hui. Le projet de Grotowski a commencé par une épuration radicale. Pour lui, le théâtre moderne était encroûté de conventions, d’artifices et d’«éléments plastiques» – costumes, maquillages, éclairages sophistiqués, décors élaborés. Le théâtre moderne était du «théâtre riche» – du pur spectacle donc. Le proscenium désignait une frontière aussi bien pour les acteurs que pour le public. Les acteurs n’étaient pas seulement aliénés au public, mais aussi et surtout à leurs propres pensées, sentiments et corps.
Grotowski a insisté sur ce qu’il s’agissait là de «masques de vie», les conventions intériorisées avec lesquelles les acteurs travaillent traditionnellement. Il s’agissait là, me semble-t-il, de la différence entre le soi présenté, le soi se mettant en scène, le soi de mauvaise foi, en opposition envers le véritable soi, «le visage que nous ne montrons jamais au monde parce que nous le couvrons avec la persona, le masque de l’acteur», citation qui ne relève de Grotowski, mais de Gustav Jung.
Dans ce contexte, nous parlons donc de ce que Jung dénommait «Schatten», l’ombre. Dans la langue de Grotowski:
«Lorsque nous nous déshabillons et que nous touchons une couche extraordinairement intime, le masque de vie se fissure et tombe.[…] «Ce non-respect du tabou … assure le choc qui arrache le masque.» […] «Dans cette lutte avec sa propre vérité à soi, dans cet effort pour ôter le masque de vie en pleine perceptibilité, j’ai toujours vu un lieu de provocation.»
Transgresser les limites des rôles imposées par la convention, détruire la distance au profit de la proximité et de l’authenticité la plus cohérente que les êtres humains puissent atteindre, voilà le concept du théâtre pauvre.
Il est né de la plus simple des questions. Grotowski est parti de la question auprès de l’essence du théâtre. Si l’on lui enlève tout ce qui n’est pas essentiel, que reste-t-il ? Au théâtre s’ayant débarrassé de son décor et bric-à-brac habituels, la relation entre l’acteur et le public change: ils entrent dans le type de contact le plus élémentaire possible. Grotowski entraînait ses acteurs – et une grande partie de cet entraînement était de nature psychologique – à entrer en contact principalement avec eux-mêmes et de manière la plus honnête possible; c’est à cette condition qu’ils se connectent le plus directement et le plus efficacement avec le public.
«Voir et dire – rien de plus»
J’ai emprunté et adapté la question de Grotowski il y a longtemps. Le journalisme n’est au fond rien d’autre que voir et dire, rien de plus. Si vous lui enlevez tout son superflu et les envahissements de la convention, il vous reste l’observation et son reportage, au travers de l’écriture, la parole ou le film. Tous les fardeaux accumulés – la révérence envers l’autorité officielle, les limites étroites qui définissent les sources et les perspectives «acceptables», le langage dense des bureaucrates et, surtout, la prétention au professionnalisme de Lippmann allant de pair avec l’appartenance aux élites politiques et administratives – tout cela peut être dépouillé. Une très grande partie de tout cela est due aux relations malsaines avec le pouvoir que j’ai esquissées. Aux pouvoirs politique, entrepreneurial et financier s’ajoutent le pouvoir bureaucratique, le pouvoir des hiérarchies rédactionnelles, le pouvoir de la corruption intégrée face à l’éthique – en somme toute l’inertie et la léthargie qui s’étendent sur la profession.
Le journaliste, capable de voir et de le dire, rejette tout cela. La corruption face à l’exactitude et de l’honnêteté en échange de l’accès aux élites est aujourd’hui pire que ce que l’on aurait pu imaginer il y a quelques années. Il en va de même pour l’autocensure qui se pratique partout dans ce système. Un journalisme pauvre rend possible le refus de toutes les offres, toute négociation de l’intégrité pour l’accès ou l’acceptation à d’autres conditions que les siennes. Cela constituerait en soi un tournant conséquent: un pas de plus pour les journalistes de se débarrasser du poids de l’autocensure, car les mécanismes invisibles qui l’imposent perdent leur effet de levier.
Parlons monnaie aussi
C’est le moment où il faut parler monnaie aussi.
Si l’on veut que la profession se rétablisse de son malaise, les journalistes doivent devenir pauvres au sens propre du terme. Je ne prêche ni vie monastique ni pauvreté. Je ne parle pas de correspondants ou des rédacteurs recevant leur salaire normal pour leur travail honorable. Je fais référence aux niveaux supérieurs où une multitude de nos collègues surpayés sont trop absorbés par les élites qu’ils sont censés couvrir, mais dont ils souhaitent au contraire faire partie. Quoi qu’ils aient pu devenir gravissant les échelons de leur profession, trop d’argent et la soif de reconnaissance les ont ruinés.
J’ai évolué pendant des décennies dans le courant dominant, je connais le pouvoir de l’argent et les dimensions de salaires généreux. Mais entre-temps, j’ai appris qu’une vie modeste est utile et même agréable.
J’aimerais citer Thoreau, qui a réitéré sa devise: «Moins je veux, plus je suis libre». Et ensuite H. L. Mencken, l’éminent iconoclaste qui écrivait et rédigeait à peu près du temps où Lippmann et Dewey menaient leur «débat», qui écrivit: «Autrefois, un bon reporter gagnait autant qu’un barman ou un officier de police. Aujourd’hui, il gagne autant qu’un médecin ou un avocat, et probablement bien plus encore … Il détient une position sûre dans une certaine classe sociale.»
Je veux suggérer, comme l’a fait Mencken, que quelque chose a été perdu lorsque les journalistes ont commencé à se professionnaliser il y a environ un siècle – quelque chose qui a été perdu et qui vaut la peine d’être restauré. En un mot, les journalistes doivent redevenir et rester «unincorporated» (non incorporés, n’appartenant pas à l’entreprise) s’ils veulent être davantage que les employés de la classe dirigeante, et j’emploie le terme dans tous ses sens. Etre dé-autonomisés veut dire la même chose.
Il faut rester fidèle à soi-même et à son éthique
J’ai déjà cité I. F. Stone, qui disait que les journalistes étaient en fait des marginaux. Leur place particulière qu’ils doivent occuper dans la société, sans en faire tout à fait partie, doit être respectée – voire honorée. Cela exige la distance par rapport au pouvoir, écart qui leur permet de rester fidèles à eux-mêmes et à leur éthique. Ce n’est pas l’argent qui sert ce but, mais une vie modeste – une vie suffisamment confortable pour payer le loyer, fonder une famille et vivre modestement.
Je me pose la question suivante: avons-nous acquis autant de «grandeur» qu’il s’agit là d’une idée étrange? Elle contient pourtant la condition du désintérêt authentique et de l’immunité contre l’intimidation. La position adversaire face au pouvoir et la reconnexion avec les lecteurs et les spectateurs l’exigent – cette sorte de désinvestissement. Laissez libre cours à toutes les ambitions et à tous les fantasmes, mais c’est le travail qui est notre récompense, et non la place à la haute table.
Je conclue avec la question suivante. Ce changement d’identité et de place du journaliste peut-il se réaliser dans les limites de nos institutions médiatiques autant puissantes?
Les médias indépendants – un potentiel prometteur
Mes doutes profonds concernant cette question cruciale ont été suffisamment exposés. La structure actuelle de propriété des médias américains semble rendre impossible cette évolution. Et pourtant, considérons le problème en tant que question ouverte, même si, en théorie, les choses sont suffisamment contraignantes. Je vois pourtant un grand potentiel dans les publications indépendantes, comme celle qui m’a amené ici aujourd’hui, dans cette salle, devant vous. Les ressources ne sont pas celles que l’on souhaiterait, il est vrai. Dans de nombreux cas, nous rencontrons des personnes qui n’ont pas été correctement formées.
A l’heure actuelle, nombre de ces publications sont vulnérables, notamment face à la censure exercée par les plateformes numériques. Tout cela va continuer à se développer encore. Nous n’en sommes qu’au début d’une nouvelle ère. Nous devons penser à long terme. Les ressources viendront d’une manière ou d’une autre, car de plus en plus de lecteurs se détournent des publications de masse et sont à la recherche d’informations qui découlent d’un engagement authentique, basé sur l’intégrité. Le niveau de qualification va s’améliorer. La vague de censure, aussi terrible soit-elle, s’estompera peut-être ou pourra être surmontée d’une autre manière. Je regarde donc l’avenir avec espoir – un espoir qui n’est ni naïf ni borné, dirais-je, mais nourri d’un optimisme inné dont je ne peux me défaire, malgré tous les efforts au fil des années.
Patrick Lawrence
1) La notion de «mauvaise foi» est employée comme terme philosophique, dans le sens du philosophe français Jean-Paul Sartre décrivant le phénomène selon lequel l’homme adopte de fausses valeurs par pression de conformité, renonçant à sa liberté absolue afin de ne plus avoir à se poser la question de savoir qui il est. Selon Kathi Beier, Sartre dénommait par «mauvaise foi» surtout la tromperie envers soi-même. (Wikipedia)
Le texte reproduit une conférence tenue par Patrick Lawrence le 14 avril 2023 en Suisse devant un groupe de lecteurs d’Horizons et débats. Patrick Lawrence est accessible sur son site web: patricklawrence.us