Michel Segal est professeur de mathématiques et vit en Guinée. Il est l’auteur de nombreuses tribunes, de trois essais sur l’école et d’un ouvrage majeur sur le conflit ukrainien Ukraine, Histoire d’une guerre (*), L’analyse qu’il nous livre ici questionne la pertinence de vacciner aujourd’hui massivement l’Afrique. ASI

Photo de famille des officiels après la remise des vaccins Johnson & Johnson. Crédit: Aissatou Sadio CAMARA


Le bon sens et la mémoire

En 1970, l’ONG américaine War on want publie une étude sur la distribution dans les pays du tiers monde de lait en poudre pour bébés intitulée « The baby Killer ». Cette étude sera publiée quatre années plus tard en Suisse sous le titre « Nestlé tue des bébés ». En cause, la campagne commerciale agressive opérée notamment en Afrique par le géant de l’agroalimentaire, et destinée à convaincre les femmes d’utiliser du lait en poudre à la place de leur lait maternel. Echantillons gratuits distribués en grande quantité et dans la durée, commerciaux habillés en personnel médical, les moyens déployés assurent à la campagne un énorme succès. Le manque de lait maternel naturel provoquera la mort de plusieurs millions de bébés. Les raisons sont diverses, de celles immédiates comme la nécessité d’utiliser de l’eau (parfois polluée) et des biberons (souvent mal stérilisés), à d’autres comme les déficits immunitaires causés par l’absence du lait de la maman contenant des défenses naturelles. Ainsi, des produits de santé et de confort dans un certain environnement deviennent des produits de mort et de maladies dans un autre contexte. Il semble que dans cette histoire, les moyens publicitaires ont torpillé le plus simple bon sens.

Les publicités, les ventes, les drames, les enquêtes, les publications, les accusations, les boycotts de la firme, toute cette affaire finira sur une série de procès engageant Nestlé – visé par des plaintes, ou lui-même plaignant – que le géant gagnera. Sauf remise en cause de l’intégrité de la justice, qui n’est pas le propos ici, cela nous rappelle que Nestlé était dans son bon droit et n’a fait que son métier : vendre. En effet, quand bien même son champ d’activités serait l’alimentaire, le bien-être ou la santé, que peut-on attendre d’une firme privée dont le chiffre d’affaires se compte en dizaine de milliards de dollars, sinon qu’elle travaille à susciter davantage de besoins, à créer davantage de produits pour les satisfaire et finalement à générer davantage de bénéfices ? N’est-ce pas là le principe de croissance sur lequel repose la quasi-totalité de nos économies ? Tout cela est donc parfaitement naturel, mais si chacun fait son métier, il faut s’interroger sur le rôle des pouvoirs publics dans les pays concernés par ce drame. L’objet n’est pas de chercher des coupables mais de se poser certaines questions pour en garder la mémoire car, de toute évidence, les dirigeants locaux ont manqué de vigilance. Les femmes des pays concernés avaient-elles des besoins similaires à celles des pays riches ? Des conditions de vie comparables ? Les dirigeants n’ont-ils pas été aveuglés par les bénéfices que d’autres populations, européenne par exemple, tiraient de ces produits ? La vigilance des dirigeants n’aurait-t-elle pas été altérée par leur désir de similitude, de cause commune, avec les pays riches ?

Il faut écouter le patron des laboratoires Pfizer pour comprendre que des questions du même type se posent aujourd’hui sur une vaccination de masse en Afrique. Le 18 janvier dernier, à la journaliste qui l’introduit comme « le champion de la pandémie », il déclare que l’on ne pourra pas venir à bout de cette crise sans « vacciner l’Afrique ». C’est un raisonnement similaire en France qui transforme les non-vaccinés en responsables de la situation sanitaire et le même type de communication sera déployé contre l’Afrique. En clair, le patron de la firme pharmaceutique aux 35 milliards de dollars de C.A. annonce que certains pays d’Afrique vont bientôt être conviés – ou contraints – à une vaccination de masse.

En France, et plus généralement en Europe, la volonté de vacciner toute la population se justifie par la volonté d’éviter les formes graves pour limiter les hospitalisations, lesquelles, si elles sont trop nombreuses, peuvent entrainer de graves dysfonctionnements du système de santé provoquant d’autres catastrophes (désorganisations, incapacités de prise en charge des malades, non prise en charge d’autres pathologies, etc.). Si la solution contre les formes graves réside dans les vaccins existants, il n’y a rien à redire à ce raisonnement, il est cohérent et mené dans l’intérêt général du peuple français. Mais qu’en est-il d’un pays d’Afrique comme la Guinée ? La situation sanitaire locale présente-t-elle des similitudes avec la France ? Est-ce là une priorité sanitaire ? Une vaccination massive répondrait-elle à un besoin du pays et quel en serait le prix ? Plusieurs points devraient amener les dirigeants Africains à la plus grande prudence sur l’opportunité d’une telle politique.

Le premier point est que les formes graves constituent le seul danger et, sauf quelques exceptions, elles ne touchent les pays d’Afrique que dans des proportions extrêmement faibles. Quelques raisons sont connues, comme l’âge: en France, 70% des hospitalisés COVID-19 ont plus de 65 ans et 73% des cas de décès ont plus de 75 ans, chiffres à rapprocher de la démographie guinéenne qui compte moins de 4% de plus de 65 ans. Il y a aussi une forte corrélation avec l’obésité (47% des hospitalisés en réanimation) problème que la Guinée ne connait pas. On peut aussi avancer des remarques de bon sens comme une mortalité infantile élevée filtrant les populations les plus solides ajoutée à la force de leur système immunitaire sollicité à l’extrême par des conditions sanitaires parfois désastreuses.

Un deuxième point est que les données concernant les taux de protection des vaccins ne sont pas fiables, sans parler des effets secondaires pas encore contrôlés. A leur lancement, les vaccins de Moderna et de Pfizer étaient annoncés avec des taux de 95% de protection dont plus de 50% après la première dose. Or, ces chiffres sont statistiquement contradictoires avec les données actuelles. Bien sûr, on peut l’expliquer par la diversité des variants mais l’objection reste valable : les taux de protection annoncés sont notablement différents des taux réels. De plus, ces vaccins étaient annoncés en une ou deux doses et pourtant, la troisième est dans le dispositif légal en France avec 31 millions de personnes triplement vaccinées. Quant à la quatrième, déjà à l’oeuvre dans certains pays, elle est à l’étude en France. Le plus inquiétant est le délai entre ces doses ramené de sept à trois mois. En résumé, pour être reconnu officiellement vacciné, il faut avoir reçu trois doses dans un délai inférieur à un an. Démarrer une vaccination massive pour la Guinée serait l’engrenage d’une dépendance de doses à répétition mais aussi de nouveaux produits imposés par des puissances étrangères décidant seules du nombre et des délais nécessaires.

Un troisième point est la nécessité de mettre en place, en plus des dispositifs législatifs et de contrôle,  des structures et des personnels pour réaliser, par exemple en Guinée, quelques dizaines de millions de vaccinations dans de bonnes conditions de sécurité (conservation et injections). Ces dépenses conséquentes seraient sans doute accompagnées de personnels humanitaires occidentaux amenés à gérer la situation indépendamment des autorités locales.

Enfin, le Royaume-Uni, le Danemark et l’Espagne ont annoncé la levée de leurs restrictions sanitaires et la France s’y prépare. De plus l’OMS, après avoir fustigé les politiques de rappels à répétition, demande maintenant aux pays de lever les interdictions de voyage et les obligations de vaccination pour voyager. L’heure n’est donc pas à la mise en place de restrictions et encore moins d’un vaccin contre une maladie qui ne fait quasiment aucune victime dans les profils de la population guinéenne. Bien au contraire, puisque « 47 000 personnes supplémentaires sont mortes du paludisme du fait du déséquilibre introduit par le coronavirus dans les politiques de santé » déclare le représentant du réseau de recherches Epicentre.

L’Union Européenne a commandé plus de 4 milliards de doses de vaccin (dont 2,5 milliards chez Pfizer), ce qui correspond environ à dix doses par personne éligible à la vaccination en Europe. On peut s’attendre à ce que ce surplus délirant soit proposé – ou imposé – à des pays d’Afrique qui n’en ont nul besoin et qui, au contraire, n’en tireraient qu’une détérioration de leur situation sanitaire, sans parler des problèmes économiques et de l’aspect néo-colonialiste induits. Ce processus sera bien sûr accompagné de campagnes de communication vantant la générosité européenne à l’égard de pays pauvres, et persuadant les populations que, pour protéger le monde entier, il faut absolument « vacciner l’Afrique ».

L’exportation des politiques de santé européennes vers un environnement radicalement différent pourrait bien se révéler comme l’exportation de nouvelles charges et de nouveaux maux vers l’Afrique. C’est cette situation que nombre de dirigeants africains devraient se préparer à affronter, et à refuser avec fermeté s’ils mettent à profit leur bon sens et leur mémoire.

Michel Segal

(*) Ukraine, histoires d’une guerre (2014) – Autopsie de l’école républicaine (2008) – Violences scolaires, responsables et coupables (2010) – Collège unique, l’intelligence humiliée (2011).

Cet article a été publié initialement sur Antipresse