Dudley Clarke. Capture d’écran


Par Gilbert Bloch – Cf2r.org – NOTE HISTORIQUE N°66 / MAI 2022

Commandant en chef des forces britanniques au Moyen-Orient en 1940, le général Sir Archibald Wawell avait servi durant la Première Guerre mondiale à l’état-major du général Allenby, responsable des opérations en Palestine à partir de juin 1917. A son poste, Wawell avait pu apprécier le rôle joué par l’intoxication lors des offensives qui, en 1917-18, avaient assuré la victoire anglaise sur l’armée germano-turque.

En 1940, Wawell ne disposait en Egypte que de faibles forces pour s’opposer aux armées italiennes de Libye-Cyrénaïque et d’Abyssinie : il jugea que l’intoxication pourrait compenser son infériorité numérique et prit rapidement des mesures dans ce sens. Il réalisa que ce champ d’activités nécessitait la mise sur pied d’un organisme spécialisé. Le 13 novembre 1940, Wawell signala à Londres son intention de créer, au sein de son état-major, une section particulière chargée de l’intoxication et demanda que le lieutenant-colonel Dudley Clarke, alors au Royaume-Uni, soit affecté au Caire pour en prendre la direction. La requête fut acceptée : Clarke arriva au Caire le 18 décembre 1940 et se mit au travail. Le 28 mars 1941 naissait officiellement la section d’intoxication, baptisée Advanced Headquarters A Force, rapidement abrégé en A Force. Jusqu’à la fin de la guerre, la Force A, toujours dirigée par Clarke, devait assumer – avec plein succès – la responsabilité des manoeuvres d’intoxication pour l’ensemble du théâtre méditerranéen. La Force A servit de modèle à la création, le 9 octobre 1941, de la London Controlling Section, chargée, en liaison avec la Force A, de l’ensemble des activités d’intoxication sur tous les fronts.

Dudley Clarke termina la guerre avec le grade de brigadier-général et une expérience inégalée du domaine de l’intoxication. Fort de cette expérience, il eut, en d’assez nombreuses reprises, l’occasion d’exposer par écrit ses idées sur les conditions d’une intoxication réussie.

En juillet 1987, la revue anglaise Intelligence and National Security consacra un numéro spécial (volume 2, n°3) à l’intoxication stratégique et tactique durant la Seconde Guerre mondiale. Ce numéro s’ouvre par une remarquable introduction de 91 pages du professeur américain Michael Handel : « Strategic and Operational Deception in Historical Perspective ». Une « annexe 1 » à cette introduction reproduisait le texte d’une lettre adressée par Clarke au major-général Lowell Books de l’armée américaine. C’est la traduction en français de cette lettre qui est présentée ci-dessous.

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Gilbert Bloch, Revue Renseignement et opérations spéciales, CF2R/L’Harmattan, N°7, Mars 2001 (republication)

« La première condition est de définir le champ d’action du service responsable de l’intoxication et, en particulier, la cible sur laquelle ces actions doivent être concentrées. Faute de cette définition, on risque d’avoir tendance à mélanger intoxication et action psychologique, voire même de suggérer qu’un organisme unique pourrait être responsable des deux domaines. Un bref examen des objectifs poursuivis suffit pour démontrer qu’une telle confusion ne serait pas seulement une lourde erreur, mais constituerait un réel danger. Néanmoins, ce danger existe et se révèle parfois difficile à conjurer.

La différence essentielle entre l’intoxication et l’action psychologique réside dans le fait qu’elles s’adressent à des audiences totalement distinctes. L’action psychologique diffuse, à partir d’une source unique, des messages destinés aux couches les plus larges de la population : peu importe qu’une partie de l’audience puisse se rendre compte de l’origine des messages, voire même que quelques privilégiés soient en mesure de reconnaître la manipulation des réalités. L’action psychologique s’adresse aux masses et il est peu probable qu’elle influence la pensée et l’action des échelons les plus élevés de l’état-major adverse.

L’intoxication agit selon un schéma inverse : ses messages proviennent en apparence de sources multiples, mais visent une cible unique. La tâche essentielle du service chargé de l’intoxication consiste à dissimuler l’origine de ses messages tout en focalisant ceux-ci sur un point situé à l’échelon le plus élevé de l’état-major ennemi. L’intoxication se soucie peu des pensées et des actions des masses, mais doit pénétrer le cercle le plus secret qui constitue son audience : celle-ci se limite aux quelques individus occupant les échelons les plus élevés du service de renseignement de l’adversaire, voire même à une seule personne : le chef de ce service. Si l’intoxication réussit à influencer ce dernier de manière à lui faire tenir pour vraies les informations concoctées à son intention, elle aura pleinement réussi sa mission. Ce n’est en effet que par le chef de son service de renseignement que le Haut commandement de l’ennemi va s’informer des intentions de son adversaire, et c’est sur cette connaissance qu’il basera son propre plan d’opérations. Il est donc indispensable que, dès le départ, la spécificité de la cible visée par le service en charge de l’intoxication soit reconnue et que les modalités de l’intoxication soient déterminées par la nécessaire concentration de l’ensemble des actions sur cette cible unique. En conséquence, les responsables de l’intoxication doivent être familiers des particularités du petit groupe d’hommes – les dirigeants du service de renseignement adverse – sur lequel leurs actions sont concentrées. Ils doivent connaître leurs caractéristiques, leur vocabulaire, leurs modes de pensée, leurs méthodes professionnelles, leurs forces et leurs faiblesses.

Les considérations précédentes sur les caractères humains conduisent à la deuxième condition, qui constitue une des bases du succès dans l’emploi de l’intoxication. Celle-ci doit être reconnue comme un art, et non comme une science ; ses praticiens doivent être considérés comme des artistes et non comme des techniciens. Les cercles militaires professionnels, persuadés que l’art de la guerre peut être appris à toute personne ayant bénéficié d’une éducation adéquate (même si cette personne n’a que peu d’aptitudes) ont des difficultés à accepter ce point de vue. Il n’en reste pas moins vrai que l’on constate fréquemment que des officiers d’état-major, très qualifiés et fort intelligents, se révèlent incapables de pratiquer l’intoxication alors qu’ils sont aptes à réussir brillamment dans le domaine opérationnel ou dans d’autres tâches de haut niveau. Ce qui leur manque est simplement la créativité, la capacité de faire quelque chose à partir de rien, « d’habiller » ensuite ce quelque chose avec des éléments réels de manière à lui donner le caractère d’une évidence. Or ceci est exactement ce que les responsables de l’intoxication doivent constamment faire. L’art de la créativité doit être leur qualité essentielle. S’attendre à ce que des personnes dépourvues de cet art aboutissent aux résultats requis est prendre des risques dépassant ceux d’un simple échec.

Une fois acceptées les thèses énoncées au paragraphe précédent, il est facile de comprendre pourquoi un cerveau – et un seul – doit se voir confier l’entière responsabilité, sans ingérence extérieure, de la direction d’une opération d’intoxication. Après tout, l’intoxication n’est guère qu’une pièce de théâtre jouée sur une plus vaste scène ; l’auteur et le producteur de la pièce doivent bénéficier, sur le théâtre de la guerre, de la liberté dont ils jouiraient sur une autre scène (pour autant, bien entendu, qu’ils possèdent les qualifications requises pour justifier la confiance qui leur est accordée). Il n’est pas faux d’assimiler un commandant en chef à un imprésario désireux de monter avec succès une pièce dans son théâtre. Il décide du genre de pièce qu’il souhaite – tragédie, comédie, opérette etc. – et demande à un auteur d’écrire un texte. Une fois le texte accepté, l’imprésario fait le choix d’un producteur pour monter la pièce. A partir de ce stade, l’imprésario sera bien avisé de laisser pleine liberté à l’auteur et au producteur, en se préoccupant uniquement des résultats à obtenir. Si ceux-ci sont satisfaisants, l’imprésario leur laissera l’auteur le soin de régler l’attribution des rôles, la mise en scène, les costumes et tous les autres de la représentation. Un bon commandant en chef agira de même : son problème est d’ailleurs simplifié du fait que le chef du service en charge de l’intoxication cumule les fonctions de l’auteur et du producteur. Le commandant en chef doit lui dire le type d’intoxication dont il a besoin, examiner les plans produits à son intention pour atteindre l’objectif fixé et, une fois la version finale approuvée, ne considérer que les résultats et laisser tout le reste au spécialiste. En paix comme en guerre, le commandant en chef est le meilleur juge des résultats : il évalue ceux-ci d’après les réactions du public (en temps de paix) ou de l’ennemi (en temps de guerre) et ne doit intervenir que dans la mesure ou l’opération réussit – ou échoue – à atteindre l’objectif qu’il a lui-même fixé.

La mention de l’objectif conduit à la dernière des conditions que j’ai tenté de définir. Pour l’imprésario de théâtre, l’objectif à atteindre est clair : tout ce qu’il souhaite est de voir le public conduit aux larmes, aux rires ou au rythme, selon le type de la pièce. Par contre, pour le commandant en chef, la définition de l’objectif doit être examinée avec le plus grand soin. Son public est l’ennemi et le commandant en chef est seul à décider ce qu’il veut que l’ennemi fasse : avancer, reculer, dégarnir le front ou le renforcer. Quel que soit son choix, son but essentiel est d’amener l’ennemi à faire quelque chose. Ce que l’ennemi pense n’a guère d’importance ; c’est uniquement ce qu’il fait qui va influencer la bataille. Le commandant en chef commettra toujours une erreur s’il demande au responsable de l’intoxication d’établir un plan « pour persuader l’ennemi que nous allons procéder à telle ou telle opération ». Il se peut que le plan réussisse, mais que l’ennemi réagisse de manière totalement inattendue… Si cela se produit, le commandant en chef blâmera probablement les responsables de l’intoxication, alors que ceux-ci auront en fait abouti au résultat qui leur était demandé… C’est cet « effet boomerang » qui fait hésiter nombre de gens à recourir à l’arme de l’intoxication, et il convient de reconnaître que, mal utilisée, l’intoxication comporte des risques bien réels. Le moyen sûr d’éviter ces risques est de bien fixer l’objectif. Si celui-ci est correctement défini, le plan d’intoxication sera peut-être un échec, mais il n’aura pas de mauvaises conséquences. Si l’objectif est mal fixé, l’intoxication aboutira invariablement à de mauvais résultats. L’imprésario de théâtre se garde bien de dicter à l’auteur le schéma de sa pièce ; or c’est précisément cette erreur que commet le commandant en chef s’il dicte aux responsables de l’intoxication ce qu’il veut que l’ennemi pense : ce faisant le commandant en chef s’imagine qu’il connaît les réactions probables de l’ennemi, alors que les responsables de l’intoxication sont par expérience bien mieux à même de les apprécier. Le commandant en chef doit dire ce qu’il veut l’ennemi fasse et laisser les responsables de l’intoxication décider eux-mêmes ce qu’il convient de faire croire à l’ennemi pour l’amener à agir dans la direction requise.

Un exemple illustre cet aspect : au début de 1941, le général Wawell souhaitait que les Italiens déplacent leurs réserves vers le sud de l’Abyssinie, de manière à faciliter son attaque dans le nord. Il s’imagina que ce résultat pourrait être obtenu en incitant les Italiens à renforcer leur présence dans le secteur de la Somalie britannique (que les Italiens venaient d’occuper) et donna des instructions pour un plan d’intoxication destiné à persuader les Italiens que nous étions sur le point d’envahir la Somalie. L’intoxication était encore dans l’enfance à cette époque, et cette idée parut, de prime abord, à tout le monde, parfaitement adaptée à la situation. Le plan d’intoxication, établi dans l’ignorance du véritable objectif (qui était d’influencer la disposition des réserves italiennes) fut un succès complet ; les Italiens furent effectivement persuadés de l’imminence d’une attaque de la Somalie, mais ils réagirent d’une manière totalement imprévue : ils évacuèrent la Somalie… Non seulement le général Wawell fut contraint de prélever sur ses maigres forces pour réoccuper la Somalie évacuée par les Italiens, mais les effectifs italiens évacués de Somalie vinrent renforcer le front Nord et bloquèrent notre avance sur Keren. Si l’objectif recherché avait été clairement explicité, le plan d’intoxication aurait sans doute été différent et aurait produit des effets différents sur les dispositions de l’adversaire.

Pour conclure ce bref exposé, je terminerai en passant en revue les conditions pour qu’un service responsable de l’intoxication remplisse avec succès ses missions :

1 – Le service chargé de l’intoxication doit être organisé de façon à ce que l’ensemble de ses actions soit dirigé pour influencer le service de renseignement adverse, et lui seul.

2 – Le service doit être composé d’officiers expérimentés, possédant une bonne connaissance du personnel composant le service de renseignement ennemi qui constitue son audience.

3 – Le commandant en chef doit dire au service en charge de l’intoxication les résultats qu’il souhaite obtenir et laisser les responsables de l’intoxication – ses artistes – libres du choix des moyens à utiliser pour obtenir les résultats souhaités.

4 – Le service responsable de l’intoxication doit se voir fixer pour objectif les actions que l’on souhaite voir prises par l’ennemi pour assurer le succès de nos propres opérations.

Si ces quatre conditions sont effectivement remplies, les problèmes relatifs à l’organisation interne du service responsable de l’intoxication auront peu d’importance, et leur solution pourra prendre la forme jugée la plus adaptée au contexte national et au théâtre de la guerre ».

Source: Cf2r.org