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L’ancien ministre des Finances du Liban, actuel professeur à l’université St Joseph de Beyrouth, Georges Corm, est en tournée de conférences dans toute la France pour évoquer les causes et les réponses à la violence en Méditerranée. Invité du festival d’Arte Mare, qui se tient du 15 au 22 novembre au théâtre de Bastia, sous le thème « Politiquement vôtre », il fait une escale en Corse, une île qu’il ne connaît pas, mais qui nourrit son imaginaire. Il évoque, pour Corse Net Infos, les conflits et le terrorisme en Méditerranée, la situation de son pays, son lien avec la Corse et le rôle que les îles méditerranéennes peuvent jouer dans l’établissement de la paix dans la région. Sans langue de bois !

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– Pour quelles raisons êtes-vous venu en Corse ?
– Cela fait très longtemps que la Corse joue un rôle important dans mon imaginaire pour différentes raisons. La principale est l’équivalence, que je fais, entre la beauté de la Corse et celle du Liban, entre l’histoire agitée de la Corse et l’histoire encore bien  plus agitée du Liban. J’avais reçu une invitation très sympathique depuis déjà deux ans de la part de Mme Lacave. Cette année, j’ai groupé un certain nombre de conférences en France et j’ai mis Bastia sur mon parcours.– De quoi parle exactement votre conférence qui s’est tenue vendredi à Bastia ?
– Elle aborde les causes de la violence en Méditerranée et comment peut-on contribuer à apaiser cette violence en dehors des inanités que l’on peut entendre et de toutes les analyses idéologiques, biaisées, pas équilibrées du tout !

– Quelle est, selon vous, la cause principale de la violence en Méditerranée ?
– La Méditerranée est une mer qui suscite les convoitises. Elle est au carrefour de trois continents, donc extrêmement stratégique et petite. La violence peut avoir des causes internes. Par exemple, un empire sur une rive dominant l’autre rive, comme les Romains et les Carthaginois. Dans les temps modernes, le plus grand trafic pétrolier du monde et des gazoducs très importants passent par la Méditerranée, qui est le lieu de naissance des trois monothéismes. Très souvent, on joue sur des imaginaires religieux pour attiser des conflits.

– En quoi la Méditerranée est-elle stratégique ?
– L’empire américain y est surpuissant. L’ancien ministre des affaires étrangères français, Hubert Védrines, pour ne pas employer le mot « impérialiste » a parlé d’« hyper puissance ». Depuis l’effondrement de l’URSS, les Etats-Unis ont entrainé l’OTAN dans toutes les directions de domination avec, de nouveau, le fait d’être obnubilés, à la fois, par la Russie et par la Chine. On est revenu à des moments aussi tendus que pendant la guerre froide !

– Au regard des derniers conflits, avez-vous le sentiment que les Etats-Unis contrôlent vraiment la situation ?
– Oui ! Ils n’ont jamais été aussi puissants en Méditerranée qu’aujourd’hui ! C’est eux qui tirent toutes les ficelles, y compris, avec leurs alliés locaux, les ficelles de beaucoup de groupes terroristes. C’est l’histoire du pompier pyromane ! C’est exactement ce que font les Etats-Unis dans cette région du monde depuis 40 ans. Cela continue plus que jamais !

– Dans quel but ?
– Les jeux de puissance ne sont pas toujours rationnels ! Finalement, l’Occident, c’est quoi ? C’est une alliance militaire ! Ce n’est rien d’autre ! Les Etats-Unis, avec les pays européens qui sont tous membres de l’OTAN sont obnubilés par la montée de la puissance chinoise et par le fait que Vladimir Poutine, à la différence de son prédécesseur, Boris Eltsine, qui a bradé tout le patrimoine russe, est en train de reprendre les rênes. Il épouvante les Occidentaux. Tous les évènements d’Ukraine viennent aussi de l’alignement inconditionnel de l’Europe sur l’OTAN et du désir d’intégrer l’Ukraine au Traité. Ce n’était pas raisonnable ! On a intégré la Pologne. On y a installé des fusées. Cela suffit ! On s’arrête là ! On ne provoque pas autant ! Le résultat est, malheureusement, une situation en Ukraine violente, dramatique avec un bras de fer terrible pour la population, quelque soit son bord politique.

– Votre pays, le Liban semble, enfin, jouir d’une certaine stabilité. Cette stabilité est-elle toujours aussi précaire ?
– Le Liban ou plutôt la société libanaise a une capacité de résistance à tous les malheurs possibles et inimaginables. Nous avons connu 15 ans de déchirements épouvantables entre 1975 et 1990 avec 160 000 morts et 18 000 disparus. Ce fut un carnage sans nom ! Le nombre d’armées qui sont rentrées sur notre territoire et sorties ! Le Liban a le malheur d’être un Etat tampon. Comme la Corse qui a été, souvent, un tampon entre les ambitions concurrentes de Gênes, de l’Espagne, de l’Autriche-Hongrie et même, à un certain moment, de l’Ecosse. Le Liban souffre de sa position et de son système communautaire assez détestable.

–  C’est-à-dire ?
– Répartir le pouvoir par communautés religieuses, c’est complètement aberrant ! C’est la courroie de transmission des influences étrangères. Qui plus est, le Liban subit les conflits à sa frontière avec la Palestine et à sa frontière avec la Syrie ! Le drame palestinien rejaillit sans cesse sur notre pays. La Syrie est, aujourd’hui, en pleine décomposition, les retombées sont, pour nous, très fortes. Nous avons reçu 1,5 million de réfugiés syriens alors que la population libanaise n’est que de 4 millions de personnes.

– Vous évoquez des ressemblances entre le Liban et la Corse. Lesquelles ?
– D’abord la beauté physique de l’île. Je suis très admiratif des Corses pour avoir réussi à la préserver. J’espère que cela continuera. La Corse ressemble énormément à ce qu’était le Liban avant qu’il ne soit déstructuré par l’invasion du béton. La côte libanaise était magnifique, elle est, aujourd’hui, totalement bétonnée. La montagne l’est pratiquement jusqu’à 1000 mètres. La densité de population, que vous n’avez pas en Corse, est très forte. Par exemple, Beyrouth a étendu, à l’Est et à l’Ouest, ses banlieues jusque sur la montagne. Pareil au Nord, avec la ville de Tripoli ou d’Al Saïda. L’avancée du béton sur la montagne abîme le paysage. Il faut monter au-dessus de 1000 mètres pour retrouver le Liban d’antan avec sa belle vieille architecture.

– Est-ce pour cela que vous dénoncez un « génocide architectural » ?
– Oui ! Il y en a eu un qui a été organisé et institutionnalisé : celui du centre historique de Beyrouth. Rafic Hariri a dynamité plus de 600 immeubles historiques qui étaient pratiquement intacts pour construire à la place des tours de béton ! Pour ce faire, il a confisqué les propriétés et obligé leurs détenteurs à devenir des actionnaires forcés de la société Solidere. L’estimation de la valeur des propriétés a été proprement scandaleuse. C’était une spoliation anticonstitutionnelle ! Rafic Hariri était très puissant, il était appuyé sans restriction par la France et par son ancien président, Jacques Chirac !

– Craignez-vous pour l’Etat libanais ?
– L’Etat libanais est un Etat mou ! Heureusement, il dispose d’une petite armée qui a été reconstituée après la guerre, de façon non communautaire d’ailleurs. Elle tient le coup bien que personne ne l’aide. Tous les pays nous font miroiter des projets d’aides, des envois d’armes… qui n’arrivent jamais ! L’armée libanaise est, néanmoins, en train de réussir. Dans la ville de Tripoli, elle a réussi à faire partir ce que vous appelez en France « les djihadistes » de Daesh ou autres…

– Le territoire est-il sécurisé ?
– Il reste des poches très dangereuses à la frontière avec la Syrie. Ces frontières de haute montagne sont très difficilement contrôlables et subissent beaucoup d’infiltrations. Il peut, également, y avoir des infiltrations par des réfugiés syriens qui sont affiliés à ces organisations terroristes et qui, une fois au Liban, prennent les armes.

– N’avez-vous pas l’impression que le terrorisme, en s’intensifiant, devient insaisissable ?
– Non ! C’est l’impression donnée par les médias. Il y a, aujourd’hui, deux grands groupes sur le terrain : Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaïda, ndlr) et Daesh (acronyme arabe désignant l’Etat islamique en Irak et au Levant, ndlr). On sait très bien qui les soutient. L’alliance du Qatar avec la Turquie et, en partie, avec l’Arabie Saoudite pour un des deux grands groupes. C’est parfaitement identifié et connu. Les groupuscules sont sans importance. Le radicalisme islamique est produit dans les écoles du Pakistan et de l’Arabie Saoudite depuis l’époque de la 1ère guerre d’Afghanistan. Le jeu continue. Comme Oussama Ben Laden était totalement usé médiatiquement, on a trouvé autre chose : ISIS (Islamic State of Iraq and Syria, Etat islamique d’Irak et de Syrie, ndlr) !

– Comment ce jeu dangereux va-t-il évoluer ?
– On revient à l’islam radical. Il vient des deux principaux alliés des Etats-Unis. Si les Etats-Unis tapaient du poing sur la table, les choses pourraient changer ! Il faudrait, aussi, que l’Etat d’Israël cesse de pratiquer cette violence continue contre une population palestinienne qui a perdu tous ses droits et qui vit d’une façon inacceptable dans une prison collective. Le mur, qui a été érigé pour parquer la population palestinienne en Cisjordanie, a été condamné par la Cour internationale de justice. C’est effrayant de voir qu’un Etat est au-dessus des lois internationales ! Alors que d’autres Etats s’attirent toutes les sanctions, se font bombarder… Un Méditerranéen ne peut pas accepter qu’un peuple soit réduit à la situation dans laquelle se trouve le peuple palestinien. Ça ne va pas ! Ce n’est pas cela la Méditerranée !

– Vous dites que les îles comme la Corse, Malte ou Chypre… ont un rôle à jouer dans l’établissement de la paix. Comment ?
– Une île, comme Malte ou la Corse ou encore Chypre qui souffre d’être divisée en deux avec les Turcs qui occupent illégalement plus de la moitié de son territoire… ont un rôle certain à jouer. Elles doivent se mettre ensemble pour dire aux puissances régionales ou internationales étrangères de quitter la Méditerranée. Nous voulons une Méditerranée de la paix. Nous ne voulons pas d’une Méditerranée où l’on sème la violence pour satisfaire les passions et les ambitions en les déguisant en lutte contre le terrorisme.

– Pensez-vous vraiment que la toute petite voix de ces pays peut être entendue dans le concert des nations ?
– Je pense que l’on pourrait constituer un groupe d’élus locaux et créer une association pour la paix en Méditerranée. Ce serait déjà poser une petite pierre.

– Comment voyez-vous l’avenir de la Méditerranée à moyen terme ?
– L’avenir m’inquiète ! Ne serait-ce que sur le plan de l’écologie et de la pollution, la Méditerranée est en danger ! De nombreux travaux très sérieux sont menés à Sofia Antipolis par le Plan Bleu. Ensuite, l’énorme concentration de population sur les côtes est un des grands problèmes de la stabilité écologique de la Méditerranée. Là aussi, il faut agir. La Méditerranée supporte, par rapport à sa petite superficie, beaucoup trop de trafics. Elle n’est ni l’océan atlantique, ni l’océan pacifique. Le trafic des tankers y est effrayant, il faut essayer de le réduire.

– Comment ?
– Par exemple, en multipliant les oléoducs. Et puis, il faut s’entendre ! On ne fait pas des guerres parce qu’un gouvernement a refusé de faire passer un oléoduc comme c’est probablement le cas en Syrie ! Il faut réfléchir la Méditerranée en dehors des circuits de puissances traditionnelles qui l’ont déchirée, notamment depuis l’expédition de Napoléon Bonaparte en Egypte.

– Quels regards portez-vous sur le réveil des peuples et leur désir d’autodétermination qui s’est récemment traduit par les référendums écossais et catalans ?
– Je pense que le grand responsable, c’est l’Union européenne (UE) ! Elle a pratiqué un néolibéralisme qui a provoqué des déstructurations dans les Etats nationaux et fait reculer leurs compétences. Cette politique européenne pousse fortement les régionalismes. Les Ecossais ont du pétrole, les Catalans sont très riches par rapport aux autres Espagnols. La politique d’appauvrissement des populations, que mène l’UE sous prétexte du Traité de Maastricht et de tous ses critères économiques néolibéraux, est une catastrophe pour tous les peuples européens, notamment les peuples méditerranéens, de la Grèce à l’Italie en passant par l’Espagne et le Portugal. La France peut se retrouver, dans quelques années, si son économie ne se redresse pas, dans une situation similaire.

– La montée des régionalismes vous inquiète-t-elle ?
– Oui et Non ! Cela dépend de la façon dont les régionalismes se comportent. Dire qu’il y a une civilisation européenne est une vue de l’esprit ! Il y a diverses civilisations : germanique, latine, scandinave… Cette idéologie d’une unité de l’Europe basée sur des valeurs judéo-chrétiennes, dont on parle beaucoup aujourd’hui, est débile ! Elle ne fait pas sens ! Elle ne fait sens que pour les élites comblées, gavées… Mais, pour les malheureux chômeurs, pour les jeunes qui ne trouvent pas d’emploi, elle ne fait aucun sens ! C’est pourquoi on assiste à des poussées autonomistes ou d’Extrême-droite. Je pense que l’Europe file du très mauvais coton !

Propos recueillis par Nicole MARI | 22 Novembre 2014