Gilad Atzmon, musicien de renommée internationale, philosophe et écrivain né en Israël, [vit à Londres et n’a plus remis les pieds en Israël depuis son départ il y a 21 ans et n’y retournera que le jour où ce pays redeviendra la Palestine – NdlR]], est actuellement en tournée aux Etats-Unis pour faire la promotion de son dernier livre intitulé De A à Z*: Le lexique israélien et parler de la subversion du mouvement pro-palestinien par des instances juives. Le 11 mai, Atzmon s’exprimait dans une bibliothèque publique du comté de San Diego et je suis allé l’écouter. Ce qui suit est un échange que nous avons eu sur internet peu de temps après sa conférence. J’espère pouvoir bientôt reprendre le dialogue avec lui. Il y a encore beaucoup de questions que j’aimerais lui poser. [John Friend]
Par John Friend
Paru le 1er juin 2015 sur The Realist Report,
John Friend: Dans votre exposé, vous avez dit que des gauchistes juifs infiltraient et, finalement, sapaient le mouvement de solidarité palestinien – pourquoi? Quel est leur but?
Gilad Atzmon: Dans une interview, il y a quelques années, Philip Weiss, le rédacteur en chef d’un site pro-palestinien juif, Mondoweiss, m’a confié, de manière très claire, que, à son avis, l’activisme pro-palestinien servait les «intérêts juifs».
Cette activité militante donne une image (trompeuse) du pluralisme politique juif. Elle conduit à penser que tous les Juifs ne sont pas «mauvais» et que, au contraire, la politique juive peut être éthique et universelle.
Des libéraux juifs sont bien évidemment en colère contre moi parce que je dévoile leur supercherie. Ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour me faire taire, et on comprend bien pourquoi : j’ai montré de manière quasi-irréfutable que la solidarité sous bannière juive n’est pas la solution, c’est en fait le cœur du problème.
En fait, la gauche juive est beaucoup plus redoutable et dangereuse que le sionisme pur et dur de l’extrême-droite. Le sionisme est la célébration du «symptôme» juif, pourrait-on dire. Les soi-disant «anti» sont déterminés à refuser au reste d’entre nous la compréhension du symptôme.
Si le « pouvoir juif » se définit comme le pouvoir d’interdire le débat au sujet du « pouvoir juif », Mondoweiss, Jewish voice for peace, Democracy Now !, Noam Chomsky [en France l’UJFP (1)] et d’autres, se consacrent à cette tâche jour et nuit.
Ils posent des limites implacables au débat au moyen du politiquement correct.
Mondoweiss a été jusqu’à interdire toute critique d’Israël dans le cadre de la judéité. Cet effort hypocrite pour subvertir le débat a réussi pendant un certain temps. Cependant, cela ne marche plus, et je pense que j’y suis pour quelque chose.
Avec d’autres penseurs et commentateurs, j’ai pointé du doigt un système d’opposition contrôlée qui se consacre uniquement à protéger les «intérêts de la communauté juive», comme Philip Weiss a été assez courageux ou assez bête pour le reconnaître en 2011.
JF: Comment le mouvement de solidarité palestinien, ou la cause pro-Palestine, sont-ils concrètement encadrés aujourd’hui par des intervenants juifs et comment sont-ils reliés aux intérêts juifs globaux?
GA: Comme je l’ai montré dans mon intervention à San Diego, alors que dans le passé, c’était le droit au retour des Palestiniens qui était au cœur de la cause palestinienne en termes éthiques, politiques et juridiques, la domination croissante des Juifs libéraux au sein du mouvement a dilué ce droit élémentaire. Il a été remplacé par une avalanche de termes trompeurs et erronés destinés à apaiser certains Juifs de la diaspora et ce qui reste de la gauche israélienne. Tout cela a été fait au détriment des Palestiniens.
Alors que le droit au retour situait les épreuves des Palestiniens dans leur contexte historique, politique, juridique et moral, la nouvelle terminologie -parlant de «fin de l’occupation», de «colonialisme», «d’apartheid», et même du mouvement Boycott, Désinvestissement, et sanctions ( post-2010) -légitime l’Etat juif dans les frontières d’avant 1967. Elle ignore totalement le calvaire des réfugiés, de Gaza, et de de la diaspora palestinienne.
Elle ne porte que sur la question de la Cisjordanie et pourquoi cela ? Parce que la Cisjordanie est l’objet d’un débat interne aux juifs. Alors que la grande majorité de la communauté juive mondiale considère la Cisjordanie comme partie intégrante du grand Eretz Yisrael, quelques juifs libéraux de Manhattan considèrent que Tel Aviv est le véritable aboutissement du projet sioniste. Tout cela est tragique. Grâce à l’emprise croissante des Juifs sur le mouvement de solidarité palestinien, l’ensemble du mouvement s’est trouvé réduit à un débat interne aux juifs. Cela peut expliquer pourquoi le mouvement de solidarité n’a rien obtenu pour la Palestine. Il est né pour échouer et il a atteint son objectif.
Bref, le mouvement de solidarité avec la Palestine est maintenant un mouvement consacré à la solidarité avec les Juifs. Cela serait drôle si l’autre peuple concerné, [les Palestiniens] ne vivait pas une tragédie.
JF: Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de la manière dont le mouvement de solidarité palestinien est devenu un simple aspect d’un mouvement plus global pour la justice sociale (droits LGBT, droits des immigrants, féminisme, etc.), au cours des dernières années?
GA: Le fait que le mouvement de solidarité pour la Palestine soit partie intégrante d’un grand mouvement pour la justice sociale aurait pu être une grande et bonne chose. Mais on peut se demander aujourd’hui si la division de la société en groupes ou factions identitaires, qui luttent pour leurs droits particuliers, est un progrès ? De toute évidence, la réponse est non.
Au cours des 60 dernières années, les travailleurs ont été rançonnés encore et encore. Les personnes qu’on appelait autrefois la classe ouvrière font aujourd’hui partie de la classe sans travail, et beaucoup d’entre elles même de la sous-classe. Mais pourquoi?
Contrairement à la «bonne vieille gauche (imaginaire) orientée vers les travailleurs» qui avait promis de nous unir tous contre le capital et l’Empire, les néo-marxistes et les étudiants enthousiastes de la Yeshiva de Francfort ont énormément investi pour briser la cohésion des travailleurs et de la société occidentale en général.
Au lieu d’être réunis, ce qui était l’ancien idéal de la gauche, nous sommes maintenant divisés en entités tribales. Nous sommes devenus une collection de groupes tribaux sur le modèle des regroupements tribaux juifs définis largement par la biologie (la couleur, le sexe, les préférences sexuelles, la race, etc). Et il n’est pas surprenant que les marchands juifs d’identité soient insurpassables dans ce domaine. Les Juifs pratiquent des stratégies de survie tribales (politiques identitaires et ethnocentrisme) depuis 3000 ans. Cette forme de politique tribale est nouvelle pour les gentils** et cela peut expliquer pourquoi les crétins qui ont voulu mettre en place des politiques identitaires ont échoué.
Nous avons affaire ici à une multiplicité de campagnes identitaires inopérantes, marginales qui sont paralysées par un fort sentiment de victimisation. Les féministes sont opprimées par la masculinité, le noir est intimidé par le blanc, le gay est poursuivi par l’homophobe, les musulmans ont les islamophobes et maintenant les Palestiniens ont les sionistes. Nous sommes en face d’une opposition binaire entre un vague «oppresseur» imaginaire et une «victime» lucide bien concrète.
Mais voici le problème: ceux qui choisissent d’endosser le rôle de la victime finissent par être paralysés – ils apprennent à blâmer les autres et à se croire sans taches. Ceux qui succombent à la victimisation ne se regardent jamais dans le miroir; ils ne prennent jamais leur destin en mains.
Cela fait un moment que nous voyons quelques Palestiniens occidentaux et quelques juifs libéraux propager la terminologie creuse et trompeuse qui déconnecte le conflit de la Palestine et de sa résistance; le colonialisme, l’apartheid, le BDS – tout sauf fabriquer des roquettes palestiniennes ou bâtir une armée. Ce développement a de toute évidence servi l’Etat juif. Il n’a plus besoin de se battre contre les combattants palestiniens de la liberté, le conflit a été réduit à un échange sans importance entre deux positions juives.
Bien que des Palestiniens occidentaux et des ONG aient rallié ce projet pernicieux et financé des instances juives libérales, le Hamas n’est pas tombé dans le panneau. Les unités d’infanterie de Tsahal ont été hachées menu à Gaza l’été dernier. Elles ont été accueillies par une résistance palestinienne farouche. Alors que Chomsky débattait avec Dershowitz de questions concernant «l’avenir de la Palestine», les jeunes Palestiniens se préparaient à la bataille. Alors que l’Open Society du sioniste libéral George Soros finançait un voyage BDS LGBT en Amérique, les jeunes ingénieurs du Hamas creusaient des tunnels et fabriquaient des roquettes à Gaza. Je suis convaincu que les dirigeants musulmans palestiniens de Gaza ont compris à un moment donné que la lutte pour les droits des homosexuels palestiniens n’était pas le meilleur chemin vers la libération palestinienne.
John Friend |The Realist Report, 1er juin 2015
Article original en anglais : http://www.therealistreport.com/
Traduction : Dominique Muselet
Notes:
*Le titre anglais est : A to Zion: The Definitive Israeli Lexicon. L’orthographe française de Sion ne permet de reproduire le jeu de mot.
** Non-Juifs dans la tradition juive.
(1) http://www.silviacattori.net/article3134.html
http://www.silviacattori.net/article2884.html
http://www.silviacattori.net/article3060.html
http://www.silviacattori.net/spip.php?article3231