On peut dire qu’il s’agit du commencement de la fin. La semaine dernière s’est éteint à l’âge de 93 ans, Theodore Van Kirk dit le « Hollandais », le dernier des douze hommes qui composaient l’équipage de l’Enola Gay (ainsi nommé en l’honneur de la mère du pilote), l’avion qui largua la bombe atomique sur Hiroshima. Quand cette première bombe A a été larguée de la soute du bombardier à 8h15 le 6 août 1945 et a commençé sa descente vers son objectif, le pont Aioi (« Vivre Ensemble » en japonais), elle portait une série de messages adressés au Japon, dont certains étaient choquants : « Salutations à l’Empereur, de la part de l’équipage de l’Indianapolis ». (L’Indianapolis était le nom du navire qui avait convoyé jusqu’à l’île de Tinian, dans le Pacifique, les pièces détachées de la bombe qui allait transformer Hiroshima en enfer de fumée et de feu – « cet affreux nuage » selon les mots de Paul Tibbetts Jr., le pilote de l’Enola Gay – L’Indianapolis fut par la suite torpillé par un sous-marin japonais, entraînant la perte de plusieurs centaines de marins).
La bombe, surnommée Little Boy, en gestation dans le ventre de l’Enola Gay, ne représentait pas seulement la fin d’une âpre guerre mondiale qui avait causé une destruction presque inimaginable, mais aussi la naissance de quelque chose de nouveau. Son utilisation s’était inscrite dans la lignée d’une évolution de la tactique militaire : prendre de plus en plus les populations civiles comme cible d’attaques aériennes (une chose qui peut être encore observée aujourd’hui avec le carnage à Gaza). L’histoire de cette sinistre évolution remonte aux bombardements aériens de Londres par l’Allemagne (1915), en passant par Guernica (1935), Shanghai (1937) et Coventry (1940), jusqu’aux bombardements incendiaires de Dresde (1945) et Tokyo (1945) dans la dernière année de la Seconde Guerre mondiale. Cette tendance a même eu une histoire évolutive dans l’imaginaire des hommes, puisque pendant des décennies, des écrivains (entre autres) avaient rêvé de la libération sans précédent de formes d’énergie inconnues à des fins militaires.
Le 7 août 1945, une époque s’achevait et une autre commençait. A l’ère du nucléaire, les armes capables de détruire des villes entières allaient proliférer et se propager depuis les superpuissances vers de nombreux autres pays, dont la Grande-Bretagne, la Chine, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël. Parmi les cibles des plus grands arsenaux nucléaires de la planète allaient figurer non seulement les civils non pas d’une seule, mais de dizaines de villes, voire de la planète entière. Le 6 août, il y a 70 ans, la possibilité d’une apocalypse est passée des mains de Dieu ou des dieux à celles des hommes, ce qui voulait dire qu’une nouvelle page d’Histoire avait commencé, à l’issue imprévisible. Nous savons cependant qu’un conflit nucléaire même « limité » entre l’Inde et le Pakistan dévasterait non seulement l’Asie du Sud, mais sèmerait une famine étendue sur toute la planète, en raison du phénomène connu sous le nom d’hiver nucléaire.
En d’autres termes, 70 ans après, l’apocalypse, c’est nous. Pourtant aux États-Unis, la seule bombe nucléaire dont vous entendrez jamais parler est celle de l’Iran (même si ce pays ne possède pas une telle arme). Pour une discussion sérieuse à propos de l’arsenal nucléaire américain, soit plus de 4 800 armes de moins en moins bien entretenues qui pourraient vitrifier plusieurs planètes de la taille de la Terre, il ne faut pas lire les principaux journaux du pays ou écouter les journaux télévisés, mais plutôt écouter le comique John Oliver ou encore lire le chroniqueur régulier du site Tom Dispatch,
Noam Chomsky – 5 aout 2014
Combien de minutes avant minuit ? Hiroshima Day 2014 par Noam Chomsky
Alors que débute « Hiroshima Day » [la journée en mémoire des victimes de la première bombe atomique, ndt], pourquoi continuons-nous à jouer avec le feu nucléaire ?
C’est un miracle que nous soyons sortis indemnes de toutes ces décennies, compte tenu de la politique américaine sur les armes nucléaires depuis Hiroshima.
Si une espèce extraterrestre quelconque venait à écrire l’histoire de l’Homo sapiens, elle pourrait tout à fait séparer la chronologie en deux périodes : AEN (avant l’ère nucléaire) et EAN (ère des armes nucléaires). Cette dernière ère s’est ouverte, bien sûr, le 6 août 1945, le premier jour de ce qui pourrait bien être le compte à rebours avant la fin, peu glorieuse, de cette étrange espèce, qui a atteint une intelligence suffisante pour découvrir le moyen de s’autodétruire, mais pas – ainsi que le montrent les faits – la capacité intellectuelle de contrôler ses pires instincts.
Le premier jour de l’ère des armes nucléaires a été marqué par le « succès » de « Little Boy », une bombe atomique de conception simple. Au quatrième jour, Nagasaki a connu le triomphe technologique de « Fat Man », une bombe de conception plus sophistiquée. Cinq jours plus tard eut lieu ce que l’histoire officielle de l’Air Force appelle « l’apothéose », un raid mené par 1 000 avions — une vraie réussite logistique — sur les villes japonaises, qui tua plusieurs milliers de personnes, et mêlait bombes et tracts de propagande porteurs de la mention « le Japon s’est rendu ». Truman annonça cette capitulation avant même que les derniers B-29 soient rentrés à leur base.
Ce furent les premiers jours fastes de l’ère des armes nucléaires. Alors que nous célébrons son 70e anniversaire, nous devrions nous émerveiller d’avoir survécu. Mais quant à savoir combien d’années nous avons encore devant nous ….
Le Général Lee Butler, ancien chef du Strategic Air Command (STRATCOM) qui contrôle l’arme et la stratégie nucléaire, a réfléchi à ces sinistres perspectives. Il y a 20 ans, il a écrit que jusqu’à présent, nous avions survécu à l’ère du nucléaire « par un mélange d’adresse, de chance, et d’intervention divine — surtout d’intervention divine selon moi, ».
Tirant les leçons de sa longue carrière passée à développer des stratégies nucléaires et à organiser les forces pour les mettre en œuvre avec efficacité, il s’est lui-même décrit avec regret comme « l’un des plus fervents gardiens de la foi en l’arme nucléaire » ; mais, a-t-il continué, il en est arrivé à réaliser qu’à présent, il lui incombait « de déclarer, avec toute la conviction dont je peux faire preuve, que selon moi, elles nous ont causé un tort extrême ». Et il posait alors la question, « De quel droit les générations de dirigeants qui se succèdent dans les Etats dotés de l’arme nucléaire, usurpent-elles le pouvoir de décider des chances de voir la vie se perpétuer sur notre planète ? Et tout d’abord, comment une audace aussi stupéfiante peut-elle persister alors que nous devrions trembler devant notre propre folie, et nous rassembler dans la volonté d’en éradiquer les plus mortelles manifestations ? »
Il a décrit le plan stratégique américain de 1960, qui recommandait une frappe automatique généralisée sur le monde communiste, comme « le document le plus absurde et le plus irresponsable de tous ceux que j’ai eu à évaluer dans ma vie ». Son équivalent soviétique était d’ailleurs probablement encore plus insensé. Mais il faut garder à l’esprit qu’en termes de folie, ils sont largement concurrencés, notamment par notre capacité à acquiescer sans sourciller à ce qui constitue une menace inouïe pour notre survie.
Survivre aux débuts de la guerre froide.
Selon la doctrine académique en vigueur et le discours intellectuel général, le but premier d’une politique d’État est « la sécurité nationale ». Il est amplement prouvé, cependant, que la doctrine de sécurité nationale n’englobe pas la sécurité des populations. Les archives révèlent, par exemple, que la menace d’une destruction immédiate via des armes nucléaires n’est pas la première cause d’inquiétude des planificateurs. Tout cela a été démontré dès le début, et reste vrai de nos jours.
Aux tout débuts de l’EAN, les États-Unis étaient tout-puissants et jouissaient d’une sécurité remarquable : ils contrôlaient l’hémisphère, les océans Atlantique et Pacifique, ainsi que les bords opposés de ces océans. Bien avant la Seconde Guerre mondiale, ils étaient devenus, de loin, le pays le plus riche du monde et jouissaient d’avantages incomparables. L’économie américaine avait explosé pendant la guerre, alors que d’autres sociétés industrielles étaient dévastées ou sévèrement affaiblies. Au début de cette nouvelle ère, elle possédait environ la moitié de la richesse mondiale et un pourcentage encore plus grand de capacité de production industrielle.
Mais il y avait une menace latente : les missiles balistiques intercontinentaux équipés de têtes nucléaires. Des débats sur cette menace faisaient régulièrement partie des travaux de recherche sur les politiques nucléaires, travaux qui bénéficiaient d’un accès à des sources dans les hautes sphères, telles que : « Danger and Survival : Choices About the Bomb in the First Fifty Years » (« Danger et survie : quels choix concernant la bombe pour les cinquante premières années ? ») par McGeorge Bundy, conseiller pour la sécurité nationale pendant les présidences de Kennedy et de Johnson.
Bundy écrivait : « Le développement opportun des missiles balistiques pendant l’administration d’Eisenhower constitue l’une des meilleures réalisations de ces huit années. Bien qu’il soit bon de commencer par reconnaître que les États-Unis et l’Union Soviétique seraient sans doute en moins grand danger nucléaire aujourd’hui si ces missiles n’avaient jamais été développés ». Il ajoutait alors un commentaire instructif : « Il n’existe à ma connaissance aucune proposition sérieuse, interne ou externe à ces deux gouvernements, visant à interdire les missiles balistiques dans le cadre d’un accord ». En bref, apparemment personne n’a songé à se prémunir contre l’unique menace sérieuse contre les Etats-Unis, la menace d’une destruction totale dans un conflit nucléaire avec l’Union Soviétique.
Cette menace aurait-elle pu être écartée ? Nous ne pouvons pas en être sûrs bien entendu, mais c’était loin d’être inimaginable. Les Russes, très en retard en termes de développement industriel et de sophistication technologique, étaient dans un environnement bien plus menaçant. De ce fait, ils étaient beaucoup plus vulnérables à de tels systèmes d’armement que les États-Unis. Il y aurait peut-être eu des occasions d’explorer ces possibilités, mais dans l’hystérie extraordinaire de l’époque, c’est à peine si celles-ci auraient pu même être perçues. Et de fait cette hystérie était vraiment extraordinaire. Un examen de la rhétorique des documents officiels centraux de l’époque, comme le rapport NSC-68 du National Security Council [Conseil National de Sécurité], reste assez choquant, même en ignorant l’injonction du Secrétaire d’État Dean Acheson sur la nécessité d’être « plus clair que la vérité ».
Une des options possibles pour limiter la menace a été une remarquable proposition du dirigeant soviétique Joseph Staline en 1952, qui offrait d’autoriser l’Allemagne à se réunifier avec des élections libres, à la condition qu’elle ne rejoigne pas une alliance militaire hostile. Ce n’était pas vraiment une exigence extrême à la lumière des événements historiques de la première moitié du XXe siècle, où l’Allemagne, à elle seule, avait pratiquement détruit la Russie par deux fois, lui infligeant de terribles dégâts.
La proposition de Staline a été prise au sérieux par le très respecté commentateur politique James Warburg, mais fut généralement ignorée ou ridiculisée à l’époque. Des études récentes commencent à développer un point de vue différent. Le professeur Adam Ulam, viscéralement anticommuniste, a considéré que la proposition de Staline était « un mystère non résolu ». Washington « ne s’est pas fatiguée. Elle a catégoriquement rejeté l’initiative de Moscou », a-t-il écrit, et pour des raisons « si peu convaincantes que c’en était embarrassant ». Ulam ajoutait : « L’échec de la politique scientifique et intellectuelle laisse en suspens « la question fondamentale ». Staline était-il réellement prêt à sacrifier la nouvelle République Démocratique d’Allemagne (RDA) sur l’autel de la démocratie », avec des conséquences sur la paix mondiale et la sécurité des Américains qui auraient pu être énormes ?
Lors de recherches récentes dans les archives soviétiques, l’un des savants les plus respectés de la guerre froide, Melvyn Leffler, a noté que de nombreux chercheurs avaient été surpris de découvrir que « Lavrenti Beria, le sinistre et brutal chef de la police secrète russe, avait proposé au Kremlin de faire une offre à l’Occident pour l’unification et la neutralité de l’Allemagne », acceptant « de sacrifier le régime communiste est-allemand afin de réduire les tensions Est-Ouest » et d’améliorer les conditions politiques et économiques internes de la Russie – une opportunité gaspillée en faveur de l’intégration de l’Allemagne (RFA) à l’OTAN.
Dans ces circonstances, il n’est pas impossible que des accords susceptibles de protéger la population américaine de la plus grave menace à l’horizon auraient pu être conclus alors. Mais cette possibilité n’a apparemment pas été prise en compte, un indice frappant du rôle minime joué par les considérations authentiques de sécurité dans la politique de l’État.
La Crise des missiles de Cuba et au-delà
Cette conclusion fut mise en évidence de façon répétée dans les années qui suivirent. Lorsque Nikita Khrouchtchev prit le contrôle de la Russie en 1953 après la mort de Staline, il reconnut que l’URSS ne pouvait pas se mesurer militairement aux USA, le pays le plus riche et le plus puissant de l’Histoire, détenteur d’avantages incomparables. Pour espérer échapper à son retard économique et aux effets dévastateurs de la dernière guerre mondiale, il lui fallait renverser la course aux armements.
En conséquence, Khrouchtchev proposa des réductions mutuelles considérables de l’arsenal des armes offensives. La toute nouvelle administration Kennedy évalua l’offre et la rejeta, se tournant au contraire vers une expansion militaire rapide, même si elle était déjà largement en avance. Kenneth Waltz, décédé récemment, soutenu par d’autres analystes stratégiques en relation étroite avec le Renseignement US, écrivait à cette époque que l’administration Kennedy « entreprit, en temps de paix, l’édification de l’appareil militaire stratégique et conventionnel le plus important que le monde avait jamais vu… alors même que Khrouchtchev essayait de mener à bien une réduction majeure des forces conventionnelles et de suivre une stratégie de dissuasion minimale, et nous avons agi ainsi alors même que l’équilibre des armes stratégiques était largement en faveur des États-Unis ». A nouveau, ils ont mis en péril la sécurité intérieure tout en développant le pouvoir de l’État.
Les services secrets américains ont vérifié que d’énormes réductions avaient bien été réalisées dans les forces militaires soviétiques actives, à la fois en termes de nombre d’avions et d’effectifs. En 1963, Khrouchtchev appela encore à de nouvelles réductions. Comme geste de bonne volonté, il retira ses troupes d’Allemagne de l’Est et appela Washington à faire de même. Cet appel, lui aussi, fut rejeté. William Kaufmann, un ancien conseiller du Pentagone, et un analyste éminent des questions de sécurité, a décrit l’échec des États-Unis à répondre aux initiatives de Khrouchtchev comme « mon seul regret » sur le plan professionnel.
La réaction soviétique à la montée en puissance américaine de cette époque fut de placer des missiles nucléaires à Cuba en octobre 1962, dans une tentative au moins partielle de rééquilibrage. Cette action était également motivée, en partie, par la campagne terroriste de Kennedy contre Cuba de Fidel Castro, qui devait aboutir à une invasion au cours du même mois, comme la Russie et Cuba le savaient peut-être. La « crise des missiles » qui s’ensuivit fut « le moment le plus dangereux de l’Histoire », pour reprendre les mots de l’historien Arthur Schlesinger, conseiller et confident de Kennedy.
Alors que la crise atteignait son paroxysme à la fin du mois d’octobre, Kennedy reçut une missive secrète de Khrouchtchev lui offrant d’y mettre un terme par un retrait public simultané des missiles russes de Cuba et des missiles américains Jupiter de Turquie. Ces derniers étaient des missiles obsolètes, dont l’administration Kennedy avait deja ordonné le retrait et le remplacement par des sous-marins Polaris, beaucoup plus destructeurs, qui devaient être stationnés en Méditerranée.
L’estimation subjective de Kennedy à ce moment était qu’en cas de refus de l’offre du leader soviétique, il y avait entre 33 % et 50 % de chance d’une guerre nucléaire – une guerre qui, comme le président Eisenhower l’en avait averti, aurait détruit l’hémisphère Nord. Malgré cela, Kennedy refusa la proposition de Khrouchtchev d’un retrait public des missiles de Cuba et de Turquie ; seul le retrait de Cuba pouvait être public, afin de protéger le droit des États-Unis de placer des missiles aux frontières de la Russie ou à n’importe quel autre endroit de son choix.
Il est difficile de songer à une décision plus horrible dans l’Histoire − et celle-ci lui vaut toujours des louanges pour son sang-froid et son comportement d’homme d’État.
Dix ans plus tard, dans les derniers jours de la guerre israélo-arabe de 1973, Henry Kissinger, alors conseiller à la sécurité nationale du président Nixon, lançait une alerte nucléaire. L’objectif était de mettre en garde les Russes pour qu’ils n’interfèrent pas dans ses délicates manœuvres diplomatiques visant à assurer une victoire israélienne, mais une victoire limitée qui permettrait aux États-Unis de maintenir un contrôle unilatéral sur la région. Et ces manœuvres étaient en effet délicates. Les États-Unis et la Russie avaient conjointement imposé un cessez-le-feu, mais Kissinger avait secrètement informé les Israéliens qu’ils pouvaient passer outre. D’où la nécessité d’une alerte nucléaire pour faire peur aux Russes. Comme toujours, la sécurité des Américains n’était pas une priorité.
Dix ans plus tard, l’administration Reagan lançait des opérations pour sonder les défenses aériennes russes, par la simulation d’attaques aériennes et navales, ainsi que par une alerte nucléaire de haut niveau que les Russes étaient censés détecter. Ces actes ont été entrepris à une époque très tendue. Washington était en train de mettre en place, en Europe, des rampes de missiles stratégiques Pershing II qui pouvaient atteindre Moscou en cinq minutes. Le président Reagan avait aussi annoncé le programme d’initiative de défense stratégique (“Guerre des Etoiles”) que les Russes interprétèrent comme une arme de première frappe, une interprétation banale de ce que l’on entendait, des deux côtés, par défense anti-missile. Et d’autres tensions montaient aussi.
Évidemment, ces actes alarmèrent grandement la Russie qui, à la différence des USA, était assez vulnérable, et s’était vu plusieurs fois envahie et quasiment détruite. En 1983, cela a conduit à des craintes de guerre imminente. Des archives récemment publiées ont révélé que le danger a même été plus grave que les historiens ne le pensaient jusqu’à présent. Une étude de la CIA intitulée « La menace de guerre était bien réelle » a conclu que les services de renseignement américains pouvaient avoir sous-évalué les inquiétudes des Russes et la menace d’une frappe nucléaire préventive russe. Ces manœuvres ont « presque déclenché une attaque nucléaire préventive », selon un compte-rendu duJournal of Strategic Studies.
C’était même encore plus dangereux que cela, comme nous l’avons appris en septembre dernier lorsque la BBC a révélé qu’en plein milieu de ces évènements qui menaçaient la sécurité mondiale, les systèmes d’alerte avancée russes détectèrent l’arrivée d’un missile américain, entraînant le niveau d’alerte maximal du système nucléaire. Le protocole de l’armée soviétique exigeait une réponse nucléaire. Heureusement, l’officier de service, Stanislav Petrov, décida de désobéir aux ordres et de ne pas en référer à ses supérieurs. Il fut officiellement réprimandé. Grâce au non-respect de ses obligations, nous sommes encore en vie pour en parler.
La sécurité de la population n’était guère plus une priorité pour l’administration Reagan qu’elle ne l’avait été pour ses prédécesseurs. Et cela continue jusqu’à aujourd’hui, même en mettant de côté les nombreux accidents nucléaires quasi-catastrophiques survenus au cours des ans, dont nombre ont été passés en revue dans l’étude glaçante d’Eric Schlosser : Command and Control : Nuclear Weapons, the Damascus Accident, and the Illusion of Safety [Commandement et contrôle : armes nucléaires, l’accident de Damascus* et l’illusion de la sécurité]. En d’autres termes, les conclusions du général Butler sont difficilement contestables.
[*NdT : Fait référence à l’accident survenu en septembre 1980 au centre de lancement 374-7 de missiles balistiques Titan II implanté au nord de Damascus, petit village américain, situé dans le comté de Van Buren et l’état d’Arkansas. Lors d’une opération de maintenance, une douille de clé à douille en tombant d’une hauteur de 24 mètres avait perforé le premier étage d’un missile balistique porteur de tête nucléaire, le carburant avait pris feu et s’ensuivit une explosion qui projeta à plus de trente mètres à l’extérieur du centre la tête nucléaire W53 (9 mégatonnes) heureusement restée intacte.]
La survie à l’époque de l’Après Guerre froide
L’historique des actions et des doctrines postérieures à la guerre froide n’est guère plus rassurant. Chaque président se doit d’avoir une doctrine. La doctrine Clinton était contenue dans ce slogan : « multilatéral quand nous le pouvons, unilatéral quand nous le devons ». Au cours d’un témoignage au Congrès, la phrase « quand nous le devons » fut expliquée plus en détail : les Etats-Unis se permettent de recourir à « une utilisation unilatérale de leur puissance militaire » pour s’assurer « un accès sans contraintes aux marchés essentiels, aux ressources énergétiques et stratégiques ». Pendant ce temps, Stratcom [United States Strategic Command – Etat major stratégique dédié au renseignement et à la force de frappe nucléaire] à l’époque Clinton a publié une étude volumineuse intitulée « Les axes essentiels de la dissuasion post guerre froide », publiée bien après l’effondrement soviétique, alors que Clinton prolongeait le programme du président George H. W. Bush d’expansion de l’Otan vers l’est en violation des promesses faites au chef du gouvernenment soviétique Mikhail Gorbatchev – dont les conséquences se font sentir jusqu’à maintenant.
Cette étude du Stratcom s’inquiétait du « rôle des armes nucléaires dans la période post guerre froide ». Le point central de la conclusion est que les Etats-Unis doivent conserver le droit de lancer une attaque préventive, même contre un État non nucléaire. De plus, les armes nucléaires doivent toujours être prêtes car elles « projettent leur ombre sur toute crise ou conflit ». Elles étaient, pour ainsi dire, toujours utilisées comme une arme que l’on pointe mais avec laquelle on ne tire pas au cours d’un cambriolage (un point sur lequel Daniel Ellsberg a toujours insisté) Stratcom a même été jusqu’à conseiller que « les décideurs devraient s’abstenir d’être trop rationnels pour déterminer… ce que l’adversaire estime le plus ».
Simplement, tout doit être dans la ligne de mire. « Il est désavantageux de se représenter comme trop rationnels et maîtres de soi… Que les Etats-Unis puissent devenir irrationnels et rancuniers si ses intérêts vitaux sont en jeu devrait faire partie de l’image nationale que nous projetons ». Il est « de notre intérêt [pour notre attitude stratégique] que quelques éléments puissent paraître potentiellement hors de contrôle », présentant ainsi une menace permanente d’attaque nucléaire – une grave violation de la charte des Nations Unies, si l’on y prête attention.
Il est très peu question ici des nobles buts constamment proclamés, ni d’ailleurs de l’obligation imposée par le Traité de non-Prolifération de faire des efforts « de bonne foi » pour éliminer ce fléau de la Terre. Ce qui en ressort, c’est plutôt une adaptation du célèbre couplet d’Hilaire Belloc sur la mitrailleuse Maxim (pour citer le grand historien africain Chinweizu): « Quoi qu’il arrive, on a nous, la bombe atomique, et pas eux ».
Après Clinton, bien sûr, vint George W. Bush, dont la conception revendiquée de la guerre préventive était si large qu’elle comprenait l’attaque par le Japon en décembre 1941 de bases militaires américaines dans deux territoires outre-mer, à une époque où les militaristes japonais savaient pertinemment que les Forteresses Volantes B-17 sortaient à toute vitesse des chaînes de montage pour être déployées dans ces bases avec l’objectif de « détruire par le feu le cœur industriel de l’empire avec des attaques à la bombe incendiaire sur les grouillantes fourmilières de bambou qu’étaient Honshu et Kyushu. » C’était ainsi qu’étaient décrits les plans d’avant-guerre par leur architecte, le général de l’Air Force Claire Chennault, avec l’approbation enthousiaste du président Franklin Roosevelt, du secrétaire d’Etat Cordell Hull, et du chef d’état-major des armées le Général George Marshall.
Puis arrive Barack Obama, avec de belles paroles sur le projet d’abandonner des armes nucléaires – en même temps que des plans de dépenses de mille milliards de dollars pour l’arsenal nucléaire des États-Unis dans les trente années à venir, un pourcentage du budget militaire « comparable aux dépenses pour l’acquisition de nouveaux systèmes stratégiques dans les années 80 sous la présidence de Ronald Reagan », selon une étude du centre d’études James Martin pour la non-prolifération (Center for Nonproliferation Studies) à l’Institut d’études internationales de Monterey (Monterey Institute of International Studies). Obama n’a pas hésité non plus à jouer avec le feu pour obtenir un gain politique. Prenez par exemple la capture et l’assassinat d’Osama ben Laden par les Navy SEALs. Obama en parla avec fierté dans un important discours sur la sécurité nationale en mai 2013. Cela fut largement rapporté, mais en passant sous silence un paragraphe crucial.
Obama avait salué l’opération mais précisé que cela ne pouvait pas devenir la norme, car « Les risques furent énormes », avait-t-il déclaré. Les SEALs auraient pu être « piégés dans une fusillade prolongée. » Même si, par chance, cela n’arriva pas, « le coût pour nos relations avec le Pakistan et l’hostilité en retour parmi le public pakistanais pour avoir empiété sur leur territoire furent… majeurs. »
Ajoutons maintenant quelques détails. Les SEALs avaient pour ordre de se battre pour s’échapper s’ils étaient appréhendés. S’ils s’étaient retrouvés « piégés dans une fusillade prolongée», ils n’auraient pas été abandonnés à leur sort. Toute la puissance militaire américaine aurait été utilisée pour les dégager. Le Pakistan dispose d’une armée puissante et bien entraînée, très soucieuse de la souveraineté de l’Etat. Il possède aussi l’arme nucléaire et les spécialistes pakistanais sont inquiets de la possibilité d’infiltration de leur système de sécurité nucléaire par des éléments jihadistes. Ce n’est pas non plus un secret que la population a été désabusée et radicalisée par la campagne de terreur à base d’attaques de drones menée par Washington ainsi que par ses autres procédés.
Tandis que les SEALs étaient encore dans l’enceinte de la résidence de Ben Laden, le chef d’état-major pakistanais Ashfaq Parvez Kayani fut informé du raid et il ordonna à l’armée d’« intercepter tout avion non identifié, » en supposant qu’il devait venir d’Inde. Pendant ce temps, à Kaboul, le chef des armées américain, le général David Petraeus, avait ordonné aux « avions de répondre » si les Pakistanais « lancaient leurs avions de combat. » Comme l’a dit Obama, par chance le pire n’arriva pas, alors que cela aurait pu être assez vilain. Mais les risques avaient été pris sans inquiétude décelable. Ni commentaire ultérieur.
Comme le fit remarquer le général Butler, c’est presque un miracle que nous ayons pu échapper à la destruction jusqu’à maintenant, et plus nous tenterons le destin, moins il est probable que nous puissions espérer une intervention divine pour perpétuer ce miracle.
Noam Chomsky | 5 août 2014
Noam Chomsky est professeur émérite au département de linguistique et de philosophie de l’Institut Technologique du Massachusetts [MIT : Massachusetts Institute of Technology]. Parmi ses livres publiés récemment figurent Hegemony or Survival (Dominer le monde ou sauver la planète), Failed States (Les états manqués : Abus de puissance et déficit démocratique), Power Systems (Comprendre le pouvoir), Occupy (Occupy) et Hopes and Prospects (De l’espoir en l’avenir). Son dernier livre, Masters of Mankind, sera prochainement publié chez Haymarket Books, qui rééditera aussi dans les années à venir douze de ses classiques dans de nouvelles éditions. Son site web est www.chomsky.info. Une version française est disponible ici : www.noam-chomsky.fr
Article original: TomDispatch,
Traduction collective par les lecteurs du blog www.les-crises.fr
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Vidéo : Hiroshima, la véritable histoire
Soixante-dix ans après la déflagration d’Hiroshima, une enquête de grande ampleur replace la vérité historique aux avant-postes et révèle d’étonnants témoignages. Un regard neuf sur un événement qui a provoqué tant d’aveuglement.
Les noms sont entrés dans la mémoire collective, et ils résonnent encore de manière macabre. Le projet atomique américain s’appelait “Manhattan Project”, la bombe “Little Boy”, et l’avion qui a ouvert sa soute “Enola Gay”. Le 6 août 1945, sur ordre du président Truman, un bombardier B-29 largue sur Hiroshima la première arme nucléaire jamais utilisée lors d’une guerre. “Il y eut un anneau de feu rouge et aveuglant. Je ne devrais pas le dire, mais c’était magnifique”, dit aujourd’hui un des survivants. “L’aube d’une ère nouvelle”, assurent certains scientifiques. 80 000 Japonais paient sur le champ ce basculement de l’histoire de l’humanité. Si, bien entendu, les suites immédiates et dantesques de l’explosion sont l’épicentre du documentaire, elles n’en constituent pas l’unique objet. Grâce à la révélation d’étonnants secrets, Hiroshima, la véritable histoire dissipe les écrans de fumée qui ont détourné le monde de la réalité des faits.
Cette investigation ambitieuse éclaire aussi bien les motivations réelles des Américains que les conséquences sociales, sanitaires et environnementales du désastre. Little Boy était-elle un “mal nécessaire” pour forcer les Japonais à capituler ? Hiroshima démontre que le pays de l’empereur Hirohito avait de toute façon déjà perdu la guerre et s’apprêtait à négocier. Les objectifs de Truman étaient autres : tester in vivo l’efficacité de la bombe et devancer les Russes dans la course à l’armement. Même duplicité après la seconde explosion atomique (Nagasaki, le 9 août) : les Américains font des études scientifiques mais ne soignent personne. Le quotidien des irradiés est occulté : considérés comme des pestiférés, ils doivent subir l’emprise rapace des mafias japonaises et la désagrégation des rapports humains. Dans le même temps, aux États-Unis, une propagande gouvernementale massive tente de rendre populaire le recours au nucléaire. Bénéficiant d’images d’archives inédites et de documents confidentiels, le film de Lucy van Beek met en avant de nombreux témoignages, notamment japonais (experts, agents secrets, survivants). Les souvenirs et les histoires individuelles qu’ils esquissent aboutissent tous au même constat : les ondes de choc d’Hiroshima n’ont pas encore disparu.
Un remarquable documentaire, riche en témoignages poignants, d’où ressort une scène bouleversante…
La scène est surréaliste. Choquante, franchissant allègrement les limites de l’indécence. Nous sommes en 1954. Dans une Amérique pro-nucléaire qui organise même le concours de “Miss bombe atomique”, Kiyoshi Tanimoto, un survivant d’Hiroshima de 36 ans venu lever des fonds au pays de l’Oncle Sam, en compagnie de femme et enfants, est exhibé star d’un soir dans This is your life (C’est votre vie), une émission de divertissement, présentée par Ralph Edwards, qui fait les beaux jours de NBC entre 1951 et 1962.
Les producteurs lui organisent une rencontre surprise, à la “Sacré soirée“, avec un invité mystérieux. Lorsque la porte s’ouvre le Japonais découvre Robert Lewis, co-pilote de l’Enola Gay, l’avion B-29 qui a largué la bombe nucléaire, à qui il n’a d’autre choix que de serrer la main. Interdit mais contraint de faire bonne figure, Kiyoshi porte un regard hébété, empli d’une profonde tristesse qui soulève le coeur. La caméra américaine ne s’y attarde d’ailleurs pas…
Et même soixante-dix ans après, l’image s’inscrit comme une blessure supplémentaire infligée au nom de la société du spectacle. Un documentaire qui remplit parfaitement un devoir de mémoire, primordial, à ne surtout pas rater.
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Vidéo : La face cachée d’Hiroshima
La catastrophe de Fukushima éclaire d’un jour nouveau l’histoire du nucléaire : le Japon a été deux fois victime de l’atome, à 66 ans d’intervalle. Le 6 août 1945 : la première bombe atomique de l’Histoire détruit une ville entière en quelques secondes. Avec la bombe au plutonium lâchée sur Nagasaki 3 jours plus tard, l’humanité entre dans l’ère nucléaire. L’histoire officielle, écrite après-guerre par les autorités américaines, est celle du “Mal nécessaire” : il fallait utiliser la bombe pour terminer la guerre. Mais derrière la version des manuels scolaires et des films de propagande se cache une autre histoire.
“La Face cachée de Hiroshima” revient sous un angle inédit sur les premières explosions atomiques de l’Histoire de l’humanité, Hiroshima et Nagasaki. Il propose une immersion historique saisissante depuis les coulisses du Projet Manhattan jusqu’aux recherches secrètes menées au Japon, pendant plusieurs décennies, sur les effets de l’irradiation.
Le fil conducteur est l’histoire fascinante des scientifiques qui ont conçu la bombe nucléaire dans le plus grand secret, en concluant un pacte avec les militaires et les industriels, une relation qui va mener le monde au feu atomique. Ce film d’investigation raconte l’entrée du monde dans l’ère nucléaire en se basant sur une collection unique d’archives américaines et japonaises.