L’hypocrisie: le bombardement d’Alep n’est pas pire que celui de Gaza et de l’Irak
Gareth Porter | 9 Novembre 2016 | MEE
Les bombardements syro-russes ne sont pas différents des récentes offensives américaines et israéliennes – mais ce n’est pas ce que les médias vous apprennent
La campagne de bombardement russo-syrienne dans l’est d’Alep, qui a pris fin pour le moment au moins, a été décrite dans des reportages de presse et des tribunes libres comme un cas unique dans l’histoire militaire moderne de par le caractère aveugle de ses frappes. Fait inhabituel pour un haut responsable américain, le secrétaire d’État John Kerry a demandé une enquête sur les crimes de guerre commis à Alep.
La discussion manque cependant de contexte historique. Certes, les pertes civiles résultant des bombardements à Alep sont élevées, mais beaucoup de ces frappes ne sont peut-être pas si différentes de la grande campagne américaine de bombardement menée en 2003 en Irak, ni aussi aveugles que les campagnes récemment dirigées par Israël dans des villes densément peuplées.
L’impression que le bombardement d’Alep était uniquement aveugle a été le fruit de reportages d’actualité et de commentaires laissant entendre implicitement qu’il n’y a pas de véritables cibles militaires dans l’est d’Alep.
Mais en réalité, le Front al-Nosra a fait d’Alep le centre d’un système massif de guerre conventionnelle à la fin du mois de janvier 2016, lorsque l’organisation a envoyé un convoi énorme d’au moins 200 véhicules chargés de troupes et d’armes dans l’est de la ville. Une vidéo spectaculaire de trois minutes du Front al-Nosra montre ce qui semble être des centaines de véhicules chargés de troupes et de camions surmontés d’armes.
Le commandement russe en Syrie dispose de drones qui observent les routes à l’intérieur et à l’extérieur d’Alep et savait donc certainement où se trouvaient bon nombre de ces sites militaires. Les sources de l’opposition syrienne ont également révélé que le Front al-Nosra a immédiatement commencé à mettre sous terre les moyens militaires à sa disposition en creusant des bunkers profonds afin de protéger les troupes et l’équipement militaire, ainsi que des tunnels par lesquels les troupes et les armes pouvaient être déplacées sans être aperçues.
Le mouvement souterrain explique l’utilisation par les Russes de bombes « bunker buster » pour la première fois au cours de la guerre. Comme l’a rapporté The Guardian, Justin Bronk, du Royal United Service Institute, un think tank britannique spécialisé dans la défense, a conclu que les Russes « disposent de renseignements de haut niveau concernant l’emplacement des positions de l’opposition syrienne », principalement parce que les bombes « bunker buster » sont trop coûteuses à utiliser dans le simple objectif de détruire des bâtiments au hasard.
Mais comme les combattants du Hamas à Gaza en 2014, le commandement dirigé par le Front al-Nosra à Alep a déplacé ses troupes, ses armes et ses centres de commandement dans les tunnels qu’ils ont construits. Ainsi, de nombreuses frappes aériennes russes et syriennes ont presque certainement atteint des cibles déjà abandonnées. Et dans d’autres cas, une mauvaise cible a sans aucun doute été touchée.
La Direction de la santé d’Alep, un groupe de surveillance local, a estimé que 400 civils avaient été tués dans l’est d’Alep lors des trois premières semaines de bombardements. L’ONU fait état de 360 victimes.
Abandonner le complexe de supériorité
Aussi terribles que soient ces pertes civiles, les États-Unis devraient abandonner leur position de supériorité morale. Lorsque l’armée américaine a envahi l’Irak en 2003, elle n’a pas fait d’efforts pour garder une trace du nombre de civils tués dans ses bombardements et ses tirs d’artillerie, affirmant qu’elle n’avait aucun moyen de dire qui était civil et qui ne l’était pas.
Et les meilleures estimations des civils tués dans les guerres urbaines américaines et israéliennes ne justifient aucune supériorité morale. Une étude menée auprès des hôpitaux de Bagdad par le Los Angeles Times en mai 2003 a donné lieu à une estimation à hauteur d’au moins 1 700 civils tués au cours des cinq premières semaines de la guerre américaine. Les estimations comprenaient les personnes tuées dans des combats au sol et par des munitions non explosées ; toutefois, même en soustrayant ces facteurs au total, celui-ci serait encore beaucoup plus élevé que le nombre de personnes tuées chaque semaine dans l’assaut contre l’est d’Alep.
La guerre israélienne de trois semaines contre la ville de Gaza en 2009 et la guerre de sept semaines à Gaza en 2014 ont également été beaucoup plus meurtrières que l’assaut d’Alep. La première guerre a tué 773 civils, selon une enquête réalisée par l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem. La seconde a tué 1 473 civils palestiniens d’après le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies.
Des attaques contre des hôpitaux
La caractéristique de l’offensive aérienne russo-syrienne contre l’est d’Alep qui semble violer le plus clairement les lois de la guerre est le ciblage des hôpitaux. Les médias ont fait référence à des frappes aériennes avec des bombes barils qui ont touché deux hôpitaux majeurs dans la partie rebelle de la ville.
Le gouvernement syrien a agi comme s’il considérait les hôpitaux de l’est d’Alep comme étant au service du commandement du Front al-Nosra, et les hôpitaux, sous la pression intense des militants qui régissent cette partie d’Alep, ont alimenté les soupçons du gouvernement.
Comme l’explique un rapport détaillé de Médecins sans frontières (MSF) sur les frappes aériennes qui ont touché l’hôpital al-Quds le 27 avril, l’organisation locale qui a créé un nouveau système d’hôpitaux en 2011 a décidé de ne pas déclarer publiquement les hôpitaux, mais de les garder « clandestins » – c’est-à-dire cachés du gouvernement.
En fait, le gouvernement sait évidemment parfaitement où se situe chacun des hôpitaux de l’est d’Alep. La frappe aérienne du 27 avril qui a endommagé l’hôpital al-Quds montre la façon dont le gouvernement a réagi. Cela a commencé avec une frappe aérienne qui a détruit un bâtiment en face de l’hôpital. Le bâtiment était une école, mais des anciens habitants de l’est d’Alep qui sont partis ont confirmé que des organisations associées au commandement dominé par al-Qaïda avaient placé leurs bureaux dans des écoles pour tenter de cacher leur personnel.
Quelques minutes après la frappe initiale, selon le compte-rendu de MSF, le personnel de l’hôpital al-Quds tirait des survivants des décombres et les transportait de l’autre côté de la rue jusqu’à la salle d’urgence, à l’entrée de laquelle l’aviation syrienne a largué une bombe baril, tuant plusieurs membres du personnel de l’hôpital, dont un médecin. Elle a ensuite largué une bombe suffisamment près du bord de l’hôpital pour toucher la salle d’urgence et a frappé quelques minutes plus tard un bâtiment dans le bloc où le personnel de l’hôpital se trouvait.
De telles attaques contre ceux qui tentent de sauver la vie des survivants de bombardements – parfois appelées « doubles-frappes » – sont condamnées à juste titre comme des violations du droit humanitaire. Et la conviction que les membres du personnel de l’hôpital servent dans les faits de médecins pour l’armée de l’adversaire ne justifie pas le fait d’attaquer ces hôpitaux ainsi que les blessés qui y sont abrités.
Mais de telles violations des lois de la guerre ne sont pas propres à Alep et à la Syrie.
Un cas loin d’être unique
Dans de nombreux cas documentés, des frappes de drones américaines au Pakistan ont touché des secouristes ou des personnes en deuil après avoir atteint leurs cibles initiales. Lors des attaques de 2009 contre Gaza, l’armée israélienne a soutenu que les combattants du Hamas utilisaient des hôpitaux pour se cacher et échapper aux bombardements israéliens, mais n’ont fourni aucune preuve valable pour étayer leurs dires, comme l’a montré le rapport Goldstone.
En 2014, les Israéliens ont complètement détruit l’hôpital al-Wafa dans un raid aérien enregistré pour être diffusé publiquement après des affirmations fallacieuses selon lesquelles des hommes armés palestiniens avaient tiré de ces positions.
Lors de ses guerres à Gaza et au Liban, l’Armée de défense d’Israël a largement dépassé la campagne russo-syrienne à Alep en refusant de reconnaître une quelconque distinction entre les cibles civiles. Elle a non seulement ciblé des bureaux civils dans les deux guerres de Gaza, mais a également traité des zones entières de la ville comme une cible légitime, en partant du principe que tous les civils avaient reçu l’ordre de partir.
À Gaza tout comme dans la banlieue de Beyrouth, à Dahiya, elle a rasé plusieurs hauts immeubles où elle croyait que le Hezbollah avait établi des bureaux. L’Armée de défense d’Israël a qualifié cela de « doctrine Dahiya » et a menacé de causer « des dommages et des destructions considérables » contre tout adversaire dans une future guerre dans la région.
Des bombardements soutenus dans une ville sont intrinsèquement empreints de risques moraux et les attaques contre de véritables cibles civiles ne peuvent jamais être excusées. Mais de telles pratiques ont été perpétrées et légitimées par le passé par ce même gouvernement qui revendique désormais le rôle d’arbitre moral et juridique. Cette hypocrisie doit également être reconnue et freinée.
Gareth Porter, journaliste d’investigation indépendant, fut le lauréat 2012 du prix Gellhorn du journalisme. Il est l’auteur d’un livre, récemment publié : Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (Une crise fabriquée de toutes pièces : les origines secrètes de la hantise d’un Iran nucléaire).