Dans son ouvrage monumental, « La destruction des Juifs d’Europe », Raul Hilberg a dressé la chronique d’un processus de répression qui était au départ « relativement modéré » mais qui a conduit, pas à pas, à l’Holocauste. Commençant par une discrimination légale, il s’est terminé dans le massacre. « Ce processus de destruction était un développement qui débuta prudemment et se termina sans aucune retenue », écrivait Hilberg.

Par Chris Hegdes | 17 juillet 2014

Au cours des dernières décennies, les Palestiniens ont enduré un « processus de destruction » similaire. Ils ont été progressivement dépouillés des libertés civiles fondamentales, se sont fait voler leurs biens, dont une grande partie de leur terre et souvent leurs maisons, ont souffert des restrictions croissantes sur leurs mouvements physiques, ont été empêchés de faire du commerce et des affaires, en particulier la vente de leur production, et se sont retrouvés de plus en plus appauvris et finalement piégés derrière des murs et des clôtures de sécurité érigés autour de Gaza et de la Cisjordanie.

« Le processus de destruction [des Juifs européens] s’est déployé selon un modèle précis », écrivait Hilberg. « Cependant, il ne s’est pas déroulé en suivant un plan de base. Aucun bureaucrate n’aurait pu prédire, en 1933, le type de mesures qui seraient prises en 1938, et il n’était pas non plus possible en 1938 de prédire la configuration de l’entreprise de 1942. La destruction fut une opération poursuivie pas à pas ; rare furent les cas où le fonctionnaire pouvait voir plus loin que le but de la phase en cours ».

Il n’y aura jamais de moyens de transport ou de camp d’extermination pour les Palestiniens, mais à la suite des violences croissances contre les Palestiniens, ils seront de plus en nombreux à mourir, dans des frappes aériennes, des assassinats ciblés et autres attaques armées. La faim et la misère s’étendront. Les exigences israéliennes de « transferts » – l’expulsion forcée des Palestiniens des territoires occupés vers les pays voisins – croîtront.

Les Palestiniens de Gaza vivent dans des conditions qui reproduisent celles qui furent d’abord imposées par les Nazis dans les ghettos établis dans toute l’Europe de l’Est. Les Palestiniens ne peuvent ni entrer dans Gaza ni en sortir. Ils souffrent d’un manque chronique de nourriture – l’Organisation mondiale de la santé estime que plus de 50% des enfants de moins de deux ans vivant à Gaza et en Cisjordanie sont anémiques et l’on rapporte que la malnutrition et le rachitisme des enfants de moins de cinq ans « ne s’améliorent pas » et qu’ils pourraient en fait s’aggraver. Les Palestiniens manquent souvent d’eau potable. Ils sont entassés dans des masures insalubres. Ils n’ont pas accès aux soins médicaux de base. Ils n’ont pas d’Etat ni de passeports ou de papiers leur permettant de voyager. Ils connaissent un chômage massif. Ils sont quotidiennement ostracisés dans des tirades racistes par leurs occupants, en tant que criminels, terroristes et ennemis mortels du peuple juif.

« Un profond et vaste abîme moral nous sépare de nos ennemis », a récemment dit des Palestiniens le Premier ministre Benjamin Netanyahou. « Ils sanctifient la mort tandis que nous sanctifions la vie. Ils sanctifient la cruauté tandis que nous sanctifions la compassion ».

Ayelet Shaked est membre du parti de la droite nationaliste juive. Elle a posté sur sa page Facebook, le 30 juin, un article écrit il y a douze ans par Uri Elitzur, aujourd’hui décédé, un dirigeant du mouvement des colons et qui fut pendant un temps conseiller de Netanyahou. Elle dit que cet essai est « aussi pertinent aujourd’hui qu’il était alors ». Cet article disait entre autres : « Ils [les Palestiniens] sont tous des combattants ennemis et la responsabilité de leur mort pèsera sur leurs épaules. Désormais, cela implique également les mères des martyrs, qui les envoient en enfer avec des fleurs et des baisers. Elles devraient suivre leurs fils, rien ne serait plus juste. Elles devraient partir, comme devraient partir les maisons dans lesquelles elles ont élevé les serpents. Sinon, plus de petits serpents y grandiront ».

La croyance qu’une race ou une classe est contaminée est utilisée par les élites dirigeantes afin de justifier la mise en quarantaine des gens qui constituent ce groupe. Mais la quarantaine n’est que la première phase. Le groupe méprisé ne peut jamais être racheté ou soigné – Hannah Arendt faisait remarquer que tous les racistes voient une telle contamination comme une chose qui ne peut pas être éradiquée. La peur de l’autre est brandie par les dirigeants racistes comme Benjamin Netanyahou afin de créer une instabilité permanente. Cette instabilité est exploitée par un pouvoir qui cherche également la destruction de la société civile démocratique pour tous les citoyens – l’objectif du gouvernement israélien (c’est aussi l’objectif du gouvernement américain qui est déterminé à dépouiller ses propres citoyens de leurs droits). Dans son livre Goliath: Life and Loathing in Greater Israel [Goliath : une vie de haine dans le grand Israël], Max Blumenthal a livré un chef d’œuvre en capturant et en disséquant cette dégénérescence effrayante à l’intérieur d’Israël.

La dernière fois qu’Israël a monté une attaque militaire contre Gaza aussi sévère que la série actuelle d’attaques, c’était en 2008, avec l’opération Plomb Fondu, qui a duré du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009. Cette attaque tua 1.455 Palestiniens, dont 333 enfants. Environ 5.000 Palestiniens furent blessés. Une nouvelle incursion terrestre majeure, qui serait destinée à punir les Palestiniens avec encore plus de férocité, ferait beaucoup plus de morts que l’Opération Plomb Fondu. Le cycle de l’escalade de la violence, ce « processus de destruction », ainsi que l’histoire de ce conflit l’a illustré, continuerait à un rythme accéléré.

Le regretté Yeshayahou Leibowitz, l’un des intellectuels les plus brillants d’Israël, a mis en garde sur le fait que l’occupation des Palestiniens, dans sa conclusion logique, signifierait que « des camps de concentration seraient érigés par les dirigeants israéliens » et qu’« Israël ne mériterait pas d’exister et que cela ne vaudrait pas la peine de le préserver ». Il craignait l’ascendance des nationalistes juifs de la droite religieuse et prévenait que le « nationalisme religieux est à la religion ce que le national socialisme était au socialisme ». Leibowitz a exposé ce que l’occupation finirait par apporter à Israël :

Les Arabes seraient les travailleurs et les Juifs les administrateurs, les inspecteurs, les fonctionnaires et la police – essentiellement une police secrète. Un Etat qui règne sur une population hostile de 1,5 à 2 millions d’étrangers deviendrait nécessairement un Etat policier, avec tout ce que cela implique pour l’éducation, la liberté de parole et les institutions démocratiques. La corruption qui est caractéristique de tous les Etats coloniaux prévaudrait également dans l’Etat d’Israël. D’un côté, l’administration réprimerait l’insurrection arabe et de l’autre, elle achèterait des collabos arabes. Il y a aussi une bonne raison de craindre que les forces de défense d’Israël [Tsahal], qui ont été jusqu’à présent une armée populaire, dégénèreraient, en conséquence de leur transformation en armée d’occupation ; et ses commandants, qui seront devenus des gouverneurs militaires, ressembleront à leurs collègues dans d’autres pays.

Israël attaque actuellement une population de 1,8 millions d’habitants qui n’a aucune armée, aucune marine, aucune force aérienne, aucune unité militaire mécanisée, aucun commandement central et aucune artillerie lourde. Israël prétend que ce massacre aveugle est une guerre. Mais le supporter d’Israël le plus délirant est bien le seul à y croire. Les roquettes tirées sur Israël par le Hamas – crime de guerre s’il en est en lançant des missiles contre la population israélienne – ne sont, ni de près ni de loin, comparables aux bombes à fragmentation de 500 kilos qui ont été larguées en grand nombre sur les quartiers palestiniens densément peuplés, au transfert forcé de 300.000 Palestiniens obligés de quitter leurs maisons, aux plus de 160 morts rapportés [204, dans la matinée du 16 juillet] (les Nations Unies estiment que 77% des morts tués à Gaza sont des civils), à la destruction des infrastructures de base, aux pénuries de nourriture et d’eau, au rassemblement des forces militaires pour une possible attaque terrestre massive.

Lorsque que tout ceci ne marche pas, lorsqu’il devient clair que les Palestiniens ne resteront pas une fois encore les bras croisés et passifs, Israël franchira une nouvelle étape, plus radicale que la dernière. Le « processus de destruction » ne sera arrêté que de l’extérieur d’israël. Israël, prisonnier de ce processus, est incapable de s’imposer de la retenue.

Un mouvement d’envergure exigeant le boycott, le désinvestissement et des sanctions [BDS] reste le seul espoir des Palestiniens. Un tel mouvement doit œuvrer à faire imposer un embargo sur les armes contre Israël ; c’est particulièrement important pour les Américains à cause des systèmes d’armement et des avions de combat qu’ils fournissent à Israël, dans le cadre des 3,1 milliards de dollars d’aides que les Etats-Unis donnent chaque année à l’Etat hébreu. Le mouvement BDS doit s’organiser pour exiger la suspension de tout accord de libre-échange et commercial entre les Etats-Unis et Israël [et entre l’Europe et Israël].

Ce n’est que lorsque ces soutiens au nom d’Israël seront éliminés que les dirigeants israéliens seront forcés, comme le fut le régime d’apartheid en Afrique du Sud, de mettre fin à leur « processus de destruction ». Tant que ces soutiens subsistent, les Palestiniens sont condamnés. Si nous n’agissons pas, nous serons complices du massacre.

Chris Hegdes

Article original : “Israel Is Captive to Its ‘Destructive Process'” 

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