19 décembre 2016

Forcés d’évacuer un avant-poste construit sur des terres palestiniennes, des députés israéliens pourraient modifier les règles de l’occupation en Cisjordanie, avec des conséquences dramatiques

Dans un extrait éloquent de The Law in These Parts, un des documentaires les plus approfondis sur l’histoire juridique de l’occupation israélienne des territoires palestiniens, Meir Shamgar, ancien président de la Cour suprême d’Israël, est interrogé sur la raison pour laquelle les tribunaux israéliens s’abstiennent systématiquement de traiter la question de la légalité des colonies.

« Je ne sais pas », répond Shamgar après un long silence.

Il n’y a personne de plus apte à répondre à cette question que Shamgar. En tant que procureur général de l’armée israélienne pendant l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza en juin 1967, puis procureur général de 1968 à sa nomination à la Cour suprême en 1975, il a été l’un des architectes de la stratégie juridique israélienne dans les territoires occupés.

La pierre angulaire de cette stratégie était le refus d’admettre que la Cisjordanie et Gaza étaient des « territoires occupés » où la quatrième Convention de Genève devait être mise en œuvre, tout en appliquant cette convention « volontairement » sur ce même territoire.

En bref, la stratégie était d’agir comme une force d’occupation militaire sans la reconnaissance formelle des tribunaux israéliens ou de la communauté internationale.

Cette ambiguïté a permis à Israël de mettre un visage juridique, du moins à ses propres yeux, sur son occupation longue de presque cinquante ans, permettant aux Palestiniens de faire appel à sa Cour suprême, tout en installant des centaines de milliers d’Israéliens en Cisjordanie, en violation flagrante de l’article 49 de la Convention de Genève qui interdit les transferts de population civile vers des territoires occupés.

La fin de l’ambiguïté

La loi sur la normalisation, telle qu’elle est appelée dans la plupart des médias israéliens (bien que « loi sur l’expropriation » ou « loi sur le vol » soient des noms plus appropriés), qui fait actuellement l’objet de discussions au parlement israélien, pourrait mettre fin à cette ambiguïté et ouvrir la voie à une annexion totale de la Cisjordanie, gouvernée par un régime d’apartheid presque officiel.

Il n’est pas étonnant que le procureur général actuel, Avichai Mandelblit, conscient des avantages de cette ambiguïté de longue date qui a été soigneusement formulée par son prédécesseur Shamgar, soit tant opposé à cette loi. Il sait que les fondements mêmes du mode d’occupation d’Israël sont en jeu.

Cette loi a été proposée à l’origine pour empêcher l’évacuation d’Amona, un avant-poste construit sans autorisation officielle sur des terres privées appartenant à des Palestiniens, près de Ramallah. La Cour suprême israélienne a statué il y a plus de deux ans que cet avant-poste devait être démantelé et que les terres devaient être rendues à leurs propriétaires. Après des retards continus, la date limite pour l’expulsion d’Amona a été fixée au 25 décembre.

Pour le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël, le démantèlement d’un avant-poste assez important qui abrite près de quarante familles (la plupart des avant-postes sont plutôt petits) est une pilule difficile à avaler.

Toutefois, après la décision finale de la Cour suprême, même les responsables politiques tels que le ministre de l’Éducation Naftali Bennett, chef du parti Foyer juif, ont compris qu’il était presque impossible d’empêcher cela.

Amona au service d’un objectif

Bennett et les autres membres de son parti, tout comme de nombreux membres du parti Likoud du Premier ministre Benjamin Netanyahou, ont décidé de se servir de la crise d’Amona pour un autre objectif plus ambitieux : modifier le statu quo juridique maintenu par les différents gouvernements israéliens à partir de 1967, un statu quo dans lequel la Cisjordanie est gouvernée par le commandant militaire et les décrets d’Israël, et non par le parlement et les lois d’Israël.

Chaque Palestinien ressent le fardeau quotidien de la loi martiale en Cisjordanie, des postes de contrôle aux arrestations quotidiennes, jusqu’aux procès devant les tribunaux militaires. Pour les citoyens israéliens vivant sur ce même territoire, c’est-à-dire les colons, cela n’a que peu d’importance. Ils paient leurs impôts en Israël, ils votent pour le parlement israélien et pour les conseils locaux, et lorsqu’ils sont poursuivis en justice, ils comparaissent devant les tribunaux civils israéliens.

Pourtant, il y a un aspect majeur dans lequel ils se sentent limités : l’utilisation des terres. Il est vrai qu’au fil des ans, Israël a trouvé des moyens ingénieux pour voler les terres des Palestiniens, en déclarant qu’il s’agit de terres d’État sur la base d’une loi ottomane oubliée datant du XIXe siècle. La plupart des colonies ont été construites sur ces terres d’État présumées, qui représentent désormais 900 000 dounams au total (un dounam équivaut à 1 000 mètres carrés).


Shamgar et ses collègues procureurs et juges ont permis à ce processus de se produire en regardant dans l’autre direction. Ils n’ont mis en place qu’une seule contrainte majeure : l’utilisation de terres privées palestiniennes pour la construction de ces colonies a été interdite. L’utilisation de terres privées était considérée à juste titre comme une violation flagrante de la Convention de Genève, qu’Israël met en œuvre effectivement, sinon officiellement, en Cisjordanie depuis tant d’années.

La loi sur la normalisation/l’expropriation est conçue pour freiner cette limitation. Si elle est promulguée, elle permettra au gouvernement d’exproprier des terres privées sur lesquelles des milliers de logements ont été construits dans de nombreuses colonies et pas seulement à Amona.

Face à l’accusation selon laquelle une telle loi équivaut à un vol pur et simple, ses initiateurs la défendent en affirmant que l’expropriation est un outil légitime qui a été utilisé par tous les gouvernements israéliens. Le fait que cette expropriation soit faite aux dépens des Palestiniens et au profit des juifs uniquement n’est certainement pas nouveau dans l’histoire israélienne.

Des millions de dounams ont été expropriés à des propriétaires palestiniens en Israël après la guerre de 1948 pour construire des centaines de nouvelles colonies juives. Après avoir annexé Jérusalem-Est en juin 1967, Israël a exproprié des centaines de milliers de dounams pour construire de nouveaux quartiers exclusivement juifs. La nouvelle loi proposée ne fera que perpétuer cet héritage.

Un nouveau chapitre en Cisjordanie ?

Sur le plan émotionnel, Netanyahou est certainement proche de cet héritage. Il aimerait voir les colonies s’étendre autant que possible. Mais dans le même temps, il comprend probablement qu’en promulguant cette loi, en appliquant officiellement ses lois en Cisjordanie, Israël renoncera effectivement à son ambiguïté de longue date sur le statut juridique des territoires qu’il a occupés en 1967.

Cette loi ouvrira la voie à une annexion totale des territoires, une démarche qu’Israël a constamment évité d’effectuer, non seulement parce qu’il craint ses conséquences internationales, mais aussi parce qu’il n’a aucune envie d’« engloutir » les 2,5 millions de Palestiniens qui y vivent. Cela explique pourquoi le procureur général Mandelblit s’y oppose avec véhémence.

Amona ne sera pas sauvé par cette loi. Il sera probablement démantelé dans les prochains jours. On ne sait pas si cette expulsion se fera sans heurts. Des milliers de partisans d’extrême-droite devraient tenter d’aider les habitants d’Amona à résister à l’expulsion. Il y a de fortes chances que le processus dans son ensemble devienne violent. Une telle éventualité pourrait bien affecter la cohésion du gouvernement de Netanyahou, dans lequel les éléments de l’ultra-droite jouent un rôle important.

Pourtant, la plus grande question concerne le sort de la loi sur la normalisation/expropriation et le fait de savoir si Israël décidera de renoncer à sa politique ambiguë. Cette politique fonctionne si bien pour Israël depuis tant d’années qu’il semble peu judicieux de l’abandonner maintenant.

Mais la nouvelle droite en Israël, inspirée par la victoire de Donald Trump et même par le vote en faveur du Brexit, a perdu patience vis-à-vis de l’ambiguïté. La nomination de David Friedman, fervent partisan du projet de colonisation, en tant que nouvel ambassadeur américain en Israël, peut laisser entendre que le temps de l’ambiguïté est révolu. Israël pourrait se diriger vers un tout nouveau chapitre de son occupation de la Cisjordanie.

19 décembre 2016

Meron Rapoport est un journaliste et écrivain israélien. Il a remporté le prix de journalisme international de Naples pour son enquête sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.

Source: MEE