Les médias de masse manquent souvent de crédibilité. Les informations qu’ils fournissent sont rarement vérifiées et lorsqu’elles s’avèrent par la suite inexactes, la mémoire collective les a généralement déjà enregistrées sur son disque dur comme «vérités historiques».

Depuis la guerre du Golfe de 1991, les médias des Etats-Unis avaient l’interdiction de montrer des photos de cercueils de soldats américains décédés, mesure qui n’a été levée qu’en février 2009. Il était également interdit de filmer des soldats américains morts ou blessés. Cette interdiction a été appliquée avec la plus extrême rigueur, surtout pendant la guerre en Irak, comme l’ont rapportée des cameramen.

Un jour, en recherchant ce genre d’images dans les gigantesques archives de la télévision suisse, j’ai trouvé une unique séquence d’environ trois secondes, montrant un soldat américain tentant de s’extirper d’un char en feu. Trois secondes parmi les milliers de vidéos tournées pendant la guerre! Trois secondes, comme on peut le voir, révélant l’erreur d’un monteur qui avait mal réglé un IN ou un OUT, rendant ainsi visible du matériel devant être soumis à la censure. Depuis le Vietnam, on ne montre plus de scènes de défaite. Il n’y a donc plus de défaites, car ce sont les actualités télévisées comprimées en deux minutes et demie qui écrivent l’histoire dans nos têtes.

En  1920, dans son livre «Liberty and the News», Walter Lippmann, journaliste américain et théoricien des médias, faisait le constat suivant: «Les colonnes des journaux sont des supports publics d’information. Si ceux qui les contrôlent s’arrogent le droit de déterminer ce qui doit être rapporté et dans quel but, cela met fin à tout processus démocratique.» (Lippmann  p. 24) 

Il y a quelques années, je n’aurais jamais imaginé que mon passage matinal à la boîte aux lettres pour y chercher les journaux s’accompagnerait d’un léger contrepoint de dégoût et d’ennui. J’aime avoir du papier entre les mains pour le café du matin, plutôt que de regarder un écran. Toutefois, le temps consacré à la lecture diminue d’année en année. Cela s’explique d’abord par le fait que bien des sujets ont cessé de m’intéresser, par exemple l’éternel feuilleton de la famille royale britannique, les incontournables débats quotidiens sur les problèmes LGBTQ, la tendance MeToo au sein des groupies lors des concerts de rock ou les enquêtes parlementaires visant à déterminer pourquoi les banques du carrousel financier vont droit dans le mur. Mais les vrais problèmes de la majorité des gens, la guerre en Ukraine, l’escalade du conflit entre les Etats-Unis et la Chine, c’est-à-dire des événements affectant aujourd’hui la vie de millions de contribuables et qui pèseront sur les générations futures (réarmement, inflation, politique énergétique, politique de sanctions, asile, etc.), sont présentés dans nos principaux médias sous un angle tellement réducteur qu’il me laisse pantois. L’évidence de ce déni de réalité confine à la rage.

Sur 100 articles sur la guerre, il n’y en a pas cinq qui reflètent le point de vue de l’adversaire

A titre d’exemple, j’ai pris la peine de vérifier si le quotidien zurichois «Tagesanzeiger», auquel je suis abonné, était partial. Entre l’attaque de la Russie en février 2022 et la fin de l’année 2022, j’ai consulté une centaine d’articles traitant directement de la guerre en Ukraine. Au centième, j’ai laissé tomber, lassé par les répétitions. Ils décrivaient presque tous les souffrances et l’héroïsme de l’Ukraine occidentale dans la guerre d’agression russe et – en termes choquants – les crimes de la Russie. Les experts en systèmes d’armement et en géostratégie répétaient inlassablement pourquoi il fallait vaincre la Russie, et les investigateurs n’avaient plus d’autre objectif que de traquer un ou une Russe dont on pourrait encore saisir les biens.

Sur cent articles, je n’en ai pas trouvé cinq rapportant ce qui se passait de l’autre côté du front. Aucune allusion à la souffrance des Ukrainiens pro-russes sous les attaques de missiles et les tirs d’artillerie des Ukrainiens de l’Ouest. Pour nos grands médias, ces gens ne semblent même pas exister. Les informations sont exclusivement présentées sous l’angle de l’OTAN, c’est-à-dire sous l’angle d’un lobby de l’armement fonctionnant dans le monde entier comme un levier pour le maintien de l’ordre américain.

La partialité des rapports découle de la partialité des sources, qui, outre les inévitables services secrets britanniques, sont, au jour le jour: à Kiev, le Président Zelensky et son entourage, ainsi que ses amis à Bruxelles, Londres, Washington et les experts et groupes de réflexion de l’OTAN qui y sont associés. Les Russes apparaissent essentiellement comme des criminels cherchant à camoufler leurs crimes. Et si un barrage se rompt, inondant en grande partie des positions défensives russes et une zone occupée par la Russie, tous les talk-shows allemands, mais aussi le magazine radio suisse Echo der Zeit, trouvent immédiatement des experts parfaitement «au courant» de la destruction du barrage «par les Russes». Tout comme ce sont les Russes qui se tirent dessus dans la centrale nucléaire qu’ils occupent. «This the times plague, when madmen lead the blind», comme le dit Shakespeare dans le Roi Lear.

Dans les années précédant l’attaque russe, les observateurs de l’OCDE ont enregistré des détonations d’artillerie quotidiennes, et finalement en février 2022, des centaines d’explosions par jour. Les combats dans l’est de l’Ukraine ont fait bien plus de dix mille morts entre 2014 et 2022. Cette guerre n’a donc pas commencé en février 2022.

Nos journaux en ont-ils parlé? Ils l’ont balayé sous le tapis. Ils ne voient que ce qu’ils savent déjà. C’est-à-dire qu’ils savent toujours déjà ce qu’ils vont voir. Ce qui revient à dire: ce que je peux lire tous les matins dans les journaux. Et donc ce que je n’ai plus besoin de lire, car je suis déjà au courant de tout avant d’ouvrir le journal.

«Ne vous laissez pas tromper par les vôtres»

A l’automne 1983, plus d’un million de personnes ont manifesté dans toute la République fédérale d’Allemagne contre le déploiement nucléaire. Dans plusieurs pays membres de l’OTAN, une majorité de personnes s’est également opposée à la poursuite de l’armement nucléaire, car il était clair que l’”équilibre de la terreur” tant vanté était garanti depuis longtemps par les bombes A britanniques et françaises. Lors du débat au Bundestag, le leader de l’opposition Willy Brandt a déclaré que son parti, le SPD, était inondé de lettres de protestation: «Ce sont des Allemands de l’Ouest et des Allemands de l’Est, ce sont des Européens et des Américains, ce sont des mères et des pères, des grands-mères et des grand-père, des ouvriers et des entrepreneurs, des artistes et des soldats, des femmes au foyer, des retraités, et ce sont des scientifiques et des ingénieurs de tous les niveaux universitaires. Je me demande bien à qui cela profite que l’engagement et les compétences rassemblées de ces concitoyens soient jetés à la poubelle avec toute l’arrogance du pouvoir».

La majorité FDP-CDU du Bundestag a opté pour passer le vote populaire à la poubelle et décidé de déployer des missiles nucléaires à moyenne portée. Ceux-ci ont certes été supprimés dans le cadre d’un accord de désarmement, mais la base aérienne de Büchel dans l’Eifel abrite aujourd’hui des ogives nucléaires américaines. Les pilotes de l’armée de l’air allemande y sont entraînés dans le cadre de la «participation nucléaire». Le fait que la Russie ait toujours été et reste la principale cible n’a rien d’un secret militaire.

Cette même année 1983, Christa Wolf publie son livre «Cassandra», un texte sur la prophétesse grecque qui, avant de mourir, réfléchit à la chute de sa patrie, Troie: «On sait quand débute une guerre, mais sait-on quand débute l’avant-guerre? S’il existe des règles en la matière, il faudrait les révéler. Les graver dans la pierre, les transcrire. Et que diraient-elles? Entre autres ceci: ne vous laissez pas tromper par les vôtres!»

Je me suis laissé abuser par les miens, mais j’ai mis longtemps à m’en rendre compte. Le «Süddeutsche», la «Frankfurter Rundschau», le «Neue Zürcher Zeitung», le Spiegel et d’autres journaux, c’étaient mes médias de référence quand j’ai fait mon apprentissage de journaliste. Les grands médias, qu’ils soient financés par les taxes ou par des groupes privés, se sont impliqués avec fracas dans toutes les guerres que j’ai pu observer. Leur rôle aurait été de remettre en question l’action des gouvernements, mais ils se sont souvent révélés être des porte-parole de la propagande gouvernementale et les vas-t-en guerre dans des conflits injustifiés et inutiles.

Les guerres des Balkans ont ouvert la boite de Pandore 

Si mes souvenirs sont exacts, ma première grande crise professionnelle a eu lieu pendant les guerres des Balkans. Je n’arrivais plus à dormir la nuit lorsque je me suis rendu compte qu’on me mentait sur tout. Tuzla a été mon expérience clé à l’époque. La ville de Bosnie avait été définie comme zone de protection en 1993, des casques bleus y étaient stationnés. La population musulmane bosniaque devait être protégée des attaques serbes. Mais l’artillerie serbe a tout de même tiré sur la ville et ces attaques ont fait l’objet d’une information quotidienne pendant des mois dans les journaux radio. Les médias occidentaux débordaient d’indignation face aux tirs sur la «safe area». Je suis tombé des nues quand, en 1995, des soldats casques bleus m’ont dit: «Certes, il arrive que les Serbes tirent là-dedans, mais toutes les nuits, l’artillerie de Tuzla tire, elle aussi, vers l’extérieur sur les villages serbes environnants

Tuzla a été approvisionnée en armes par les Etats-Unis, de nuit et dans le brouillard. Il y avait là des zones militaires interdites d’accès aux unités de l’ONU. Le même gouvernement de Washington qui, vis-à-vis de l’extérieur, jouait le rôle d’«honest broker» pour obtenir la fin de la guerre, organisait en secret des «black flights» pour armer l’armée bosniaque. Lorsqu’un officier norvégien des casques bleus s’en est rendu compte et en a fait état en 1995, il a reçu l’ordre de se taire et a été muté à titre punitif. La chaîne britannique «ITN/Channel 4» avait tourné un reportage sur l’affaire, que j’ai repris pour un magazine du programme «Schweiz 4» de la RTS. Mes tentatives d’attirer l’attention des médias suisses sur ces révélations se sont heurtées à l’indifférence. En Bosnie comme au Kosovo, l’OTAN décidait de ce que l’on pouvait savoir ou non. Carla Del Ponte, procureur en chef à La Haye, s’est plainte plus tard de s’être heurtée à un mur en demandant à avoir accès aux opérations secrètes de l’OTAN.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris comment des agences de relations publiques américaines de premier plan alimentaient à l’époque la presse avec des histoires terrifiantes sur des camps de concentration serbes et des projets génocidaires, qu’un dispositif médiatique gigantesque faisait circuler en quelques secondes à travers le monde.

Dans leur étude «Operation Balkan: Werbung für Krieg und Tod» (Opération Balkans: Pub de guerre et de mort), les politologues JörgBecker et Mira Beham ont répertorié plus d’une centaine de ces contrats de relations publiques dans les archives américaines. La mission consistait à présenter les Serbes comme des coupables et les autres comme des victimes. James Harff, chef de l’agence de relations publiques «Ruder Finn», a décrit son travail comme suit: «Notre savoir-faire consiste à répandre des informations, à les faire circuler le plus rapidement possible. […] La rapidité est essentielle. Car nous savons très bien que ce qui compte, c’est la première information. Tout démenti sera sans effet.» (Mira Beham: Kriegstrommeln. Medien, Krieg und Politik. 1996. p.172 et suivantes).

Les agences de relations publiques fournissent une argumentation au service de la guerre et de la mort

Interviewé par Jacques Merlino, rédacteur en chef adjoint de «France 2», Harff a fait preuve d’une certaine fierté professionnelle lorsqu’il a décrit en toute franchise comment son agence avait accompli sa mission «grâce à un superbe coup de bluff» en amenant trois puissantes organisations de lobbying juif américaines à publier des annonces dans le «New York Times» alertant sur l’imminence d’un holocauste dans les Balkans.

«En jouant sur les mots, nous avons pu simplifier les choses et les présenter comme l’histoire des gentils et des méchants. […] Et nous avons gagné, car nous avons choisi la bonne cible, le public juif (targeting Jewish audience). Immédiatement, il y a eu un changement notable du discours dans les médias, accompagné de l’utilisation de termes à forte charge émotionnelle, comme le nettoyage ethnique, les camps de concentration et ainsi de suite. Tout cela évoque une comparaison avec l’Allemagne nazie, les chambres à gaz et Auschwitz. La charge émotionnelle était si puissante que personne n’a osé la contredire.»

Joschka Fischer, [ancien militant des mouvements post-68], ensuite Ministre allemand des Affaires étrangères, a logiquement fait le tour de l’Europe avec le slogan «Plus jamais Auschwitz» [pour les aligner sur l’agression contre la République serbe]. Et Scharping, Ministre allemand de la Défense, a fait savoir au public que l’on savait que les Serbes «jouaient au football avec les têtes coupées de leurs ennemis». Une photo, qui a fait le tour du monde pour démontrer les atrocités commises par les Serbes et justifier la guerre d’agression de l’OTAN, montrait un homme horriblement amaigri, torse nu, derrière des barbelés. Elle rappelait les photos des camps d’extermination allemands de 1945. Comme cela a été prouvé par la suite, la photo était fausse. A l’époque, Trnopolje, le centre de réfugiés en question, n’était pas clôturé de barbelés et on n’y trouvait pas non plus de gens à demi-morts de faim. Rien n’a changé et la guerre génère toujours les mêmes moyens de propagande. Un «écrivain d’Allemagne de l’Est» du nom de Christoph Brumme, vivant en Ukraine, a publié en 2022, dans les colonnes du «Neue Zürcher Zeitung am Sonntag» son «journal» régulier dans lequel il prédisait, entre autres, l’installation de camps de concentration en Ukraine par les Russes et comment Poutine (considéré comme un second Hitler) serait probablement gravement malade et mettrait en scène son suicide en utilisant une bombe atomique, et d’autres «détails» dans ce genre de choses.

Déjà lors de la guerre du Golfe de 1991, on avait vu apparaître la catégorie des «journalistes embrigadés» – il n’y a sans doute pas de terme plus approprié pour décrire comment cette profession a pu se dévoyer jusqu’à devenir une sorte de prostitution. Le journaliste américain John R. MacArthur a montré dans son étude «Second Front: Censorship and Propaganda in the 1991 Gulf War» comment les médias étaient tenus en laisse et comment on trompait le public.

La collusion entre les grands médias et leurs gouvernements est devenue une évidence après l’attentat du 11 septembre, défini comme l’attaque d’une puissance ennemie, et selon cette logique, on a attaqué l’Afghanistan, puis l’Irak. Une «guerre contre la terreur» a été lancée dans le monde entier et, puisqu’on faisait le ménage, on a «by the way» aussi «libéré les peuples opprimés» en Libye et en Syrie. On peut en voir les résultats dans tous ces pays. Norman Cousins, journaliste scientifique renommé et militant pour la paix, avait déjà donné un nom à la mission idéologique de la superpuissance américaine en 1987: «The Pathology of Power».

Une histoire de viol inventée en Libye  

Je ne comprends pas comment les journalistes, auxquels les gouvernements ont si souvent menti, persistent à diffuser les directives politiques émanant d’en haut, comme s’il s’agissait des Tables des Dix Commandements. En juin 2011, la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a déclaré devant les caméras qu’elle avait désormais la preuve que le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi utilisait la stratégie du «viol systématique». A l’époque, la Libye était en pleine guerre civile. L’armée libyenne tentait de réprimer une insurrection qui avait dégénéré dans le sillage du soi-disant «printemps arabe» depuis février 2011. Les Etats-Unis et leurs alliés de l’OTAN bombardaient le pays depuis mars 2011 afin – selon l’argumentation officielle – d’aider le peuple libyen opprimé par Kadhafi et «d’imposer une zone d’exclusion aérienne».

Une Libyenne du nom d’Eman-al Obeidi était considérée comme la preuve vivante des accusations de viols. Le 26 mars 2011, cette femme avait réussi à accéder à l’hôtel de luxe Rixos Al Nasr à Tripoli. Le personnel de l’hôtel et les agents de sécurité ont tenté de l’empêcher d’entrer en contact avec les journalistes qui prenaient leur petit-déjeuner. La femme a hurlé qu’elle avait été enlevée et violée trois jours plus tôt par des miliciens de Kadhafi à un point de contrôle.
Le porte-parole du gouvernement libyen, Musa Ibrahim, a plus tard déclaré que l’on avait d’abord pensé que Mme Obeidi était sous l’emprise de l’alcool et souffrait de troubles psychiques. On a ensuite constaté que ses déclarations étaient crédibles. L’affaire, entre les mains de la justice, concernait donc un crime ordinaire et non politique. Mme Obeidi a été interviewée par CNN et de nombreux autres médias et présentée comme une preuve de la perversité du dirigeant libyen Kadhafi. Les grands médias ont à peine mentionné le fait que des médecins libyens s’étaient occupés de la femme, que le viol avait été confirmé et que la police libyenne avait arrêté des suspects peu de temps après.

En 2011, j’ai demandé au bureau d’Amnesty International de Zurich ce qu’il en était de ces accusations. On m’a répondu qu’Amnesty avait enquêté pendant plusieurs mois en Libye et qu’elle n’avait trouvé aucune confirmation des accusations de viols collectifs. Le porte-parole de l’organisation libyenne «Human Rights Solidarity Libya», pourtant proche des insurgés, m’a également dit au téléphone: «Nous n’avons aucune preuve. Le seul cas concret est celui de Mme Obeidi.»

L’histoire s’est propagée de manière fulgurante dans les médias occidentaux. Ma recherche Google du dimanche, 20 juillet 2011, a donné 21 millions de résultats. Le procureur en chef de la Cour pénale internationale à La HayeLuis Moreno Ocampo, a fourni un excellent stimulant à l’appareil médiatique en déclarant avoir effectivement des «informations» sur les viols collectifs. Lorsqu’un journaliste lui a demandé ce qu’il pensait des informations selon lesquelles Kadhafi faisait importer du Viagra afin que ses soldats puissent commettre des viols, le procureur en chef n’a pas répondu: «Laissez-moi tranquille avec ce genre de bêtises.» Au lieu de cela, il a prononcé une phrase insidieuse affirmant que des preuves étaient toujours en train d’être collectées: «Yes, we are still collecting evidence.»

La fiction a continué à proliférer pendant des semaines. Le quotidien suisse «Le Matin» a poussé le «story telling créatif» jusqu’à publier la photo d’un lit king size, avec lampe et table de chevet, qui aurait été une pièce dans le bunker souterrain où, selon le journal, Kadhafi abusait de ses victimes féminines. Je n’ai pas rencontré un seul journaliste à cette époque ayant affirmé qu’il avait honte de son appartenance à cette profession en raison de son choix de carrière.

La «gestion des atrocités» – aussi ancienne que la guerre elle-même

La diabolisation de l’ennemi, aussi vieille que la guerre elle-même, est un instrument qui a fait ses preuves. Dans son ouvrage de référence «Bilder des Krieges, Krieg der Bilder» [Images de la guerre, guerre aux images], l’historien Gerhard Paul a montré, à l’aide de plus de 200 illustrations, comment les médias visuels modernes ont gravé la guerre dans la mémoire collective sous forme d’iconographie. Selon Gerhard Paul, la réalité se perd au fur et à mesure que les images se perfectionnent et se standardisent.

Les crimes contre les enfants ont toujours eu et ont donc un impact médiatique extraordinaire. Le cas de la soi-disant «soignante Najirah» koweïtienne a fait mouche. Elle a déclaré devant un comité des droits de l’homme du Congrès américain avoir vu des soldats irakiens arracher les tuyaux de bébés en couveuse, ce qui s’est avéré plus tard être une invention de l’agence de relations publiques Hill & Knowlton [elle était en fait la fille de l’ambassadeur koweïtien à Washington et ne fut, jamais de sa vie, soignante dans un hôpital; adtr.]. Autre fait connu dans le monde entier, celui de la déléguée aux droits de l’homme Denissova à Kiev, ayant perdu son emploi en juin 2022 en raison du fait connu de façon notoire et publique qu’elle avait répandu des mensonges, parmi lesquels l’affirmation selon laquelle elle détenait des preuves que des soldats russes violaient des enfants en bas âge.

La représentation de l’ennemi comme un monstre bestial semble être un stéréotype inévitable de la propagande de guerre. Pendant la Première Guerre mondiale, l’histoire selon laquelle des soldats allemands auraient arraché le bébé d’une femme belge, lui auraient coupé les mains pour les ensuite manger, a fait les choux gras de la presse française et britannique.

Lorsque l’ennemi est un monstre incarnant le mal en soi, les guerres sont plus faciles à justifier. En plus de quarante ans de travail journalistique, j’ai pu constater que les grands médias diffusent généralement de tels récits de propagande sans aucun esprit critique et ne sont que très tard, voire jamais, prêts à reconnaître leurs erreurs. Le «New York Times», qui a demandé pardon à ses lecteurs pour leur propagation de fausses informations concernant la guerre en Irak, est le seul cas que je connaisse. En 19 ans de travail à la télévision suisse SRF, je n’ai pas eu connaissance d’un cas où les responsables d’une émission se seraient excusée pour de fausses nouvelles. A l’exception de l’émission météo lorsque les prévisions météorologiques étaient fausses.

En 2011, j’ai attiré l’attention d’Amnesty International Suisse sur le fait qu’il n’y avait pas d’images télévisées des destructions causées par les frappes aériennes de l’OTAN en Libye. Les studios de télévision du gouvernement libyen avaient été réduits en cendres lors de la première vague d’attaques. Le centre de commandement de l’OTAN à Naples avait ainsi pu empêcher que des images émotionnelles de victimes retirées des décombres ne soient diffusées sur les chaînes de télévision occidentales.

Le problème n’avait pas été remarqué et/ou ignoré par les grands médias. Le porte-parole d’Amnesty m’avait alors répondu que cette partialité de la représentation les préoccupait aussi beaucoup. Le soir, alors que je terminais le reportage pour le journal télévisé avec le monteur sur la table de montage, le chef du jour m’a dit, lors de la réception, que cette phrase du porte-parole d’Amnesty devait être retirée du reportage. Lorsque je lui ai demandé la cause, il m’a répondu: «Sinon, les téléspectateurs pourraient penser que Kadhafi n’est pas si méchant que ça et qu’il a finalement raison.»

Nous passons par une nouvelle ère de la censure

Les médias de groupe et les établissements financés par la redevance dominent le marché de l’information. Ils prétendent tous être le quatrième pouvoir, celui qui surveille les puissants, et que c’est ce qui rend la démocratie possible. Mon expérience est autre: ils sont plutôt des croyants dans une sorte de communauté religieuse se considérant comme «l’axe du bien». Ceux qui ne veulent pas partager leur vision du monde sont passés sous silence, diffamés ou tout simplement interdits.

C’est dans cet esprit que les gouvernements et leurs médias affiliés travaillent efficacement. Les 27 pays de l’Union européenne ont interdit les chaînes d’information russes Russia Today et Sputnik. En Autriche, par exemple, quiconque les diffuse ou les reçoit s’expose à une amende pouvant atteindre 50000 euros. C’est aussi simple que cela de croire pouvoir imposer la diversité d’opinion. Y a-t-il des protestations ou des critiques de la part des grandes rédactions du quatrième pouvoir? Aucune!

Alors que dans les talk-shows russes et sur les médias sociaux russes, on discute de cette guerre de manière controversée avec une probité étonnante, les médias occidentaux tentent de nous faire croire, dans un zèle frénétique, qu’en Russie, quiconque lâchant une remarque critique, dirigée à l’encontre de cette guerre, sera aussitôt emprisonné. «Dix ans de prison pour avoir osé réfléchir», titre le «Neue Zürcher Zeitung» (éd. du 6 juin 2023).

Il n’en reste pas moins qu’à Kiev, il n’existe plus de média oppositionnel, tous étant tout simplement interdits. Faut-il en parler? Manifestement pas. Si cela apparaît, c’est sur un ton d’aisance, en forme de digression, en huit mots, comme le montere l’exemple suivant, tiré d’un grand quotidien suisse alémanique: «Depuis le début de la guerre, les chaînes ukrainiennes diffusent un programme communautaire» («Tagesanzeiger» de Zurich, 28 juillet 2022). Un programme communautaire? Cela résonne comme un travail d’intérêt général. En effet, c’est le contraire.

La dissimulation est systématique. Cela n’est nulle part aussi visible que dans le silence gardé par nos principaux médias au sujet de  la censure généralisée imposée aux médias sociaux. Quelques semaines après l’interdiction des chaînes russes par l’UE, Google a annoncé le blocage de tous les médias liés à la Russie dans le monde entier. Comme c’est souvent le cas avec les Big Tech, leurs directeurs font semblant que la pression serait venue de leur propre personnel: «Des employés de Google avaient poussé YouTube à prendre des mesures punitives supplémentaires contre les chaînes russes», font-ils promulguer.

Des millions de contributions disparaissent de la plate-forme. Le journaliste d’investigation Glenn Greenwald, ayant participé aux révélations d’Edward Snowden, a mentionné cette campagne de censure extrême et les milliards de dollars qui y sont impliqués dans ces termes:

«Il n’est guère surprenant que les monopoles de la Silicon Valley exercent leur pouvoir de censure en plein accord avec les intérêts extérieurs du gouvernement américain. De nombreux monopoles technologiques importants – comme Google et Amazon – recherchent et obtiennent régulièrement des contrats très lucratifs avec l’appareil de sécurité américain, y compris la CIA et la NSA. Leurs cadres supérieurs entretiennent des relations étroites avec des représentants de premier plan du parti démocrate. Et les démocrates au Congrès ont à plusieurs reprises convoqué des dirigeants du secteur de la technologie devant leurs différentes commissions pour les menacer de représailles juridiques et réglementaires s’ils n’alignaient pas davantage la censure sur les objectifs et les intérêts politiques du parti.»

Quiconque lit les Twitter Files sait comment le système fonctionne. Une intervention discrète du FBI peut avoir pour effet que des médias de premier plan mettent en veilleuse des sujets politiquement sensibles jusqu’à ce que le «danger», en l’occurrence une défaite électorale du candidat Joe Biden, soit écarté.

Ce qui m’a choqué à l’époque et qui me laisse encore aujourd’hui consterné, c’est le brouhaha médiatique déclenché par réflexe dès que quelques-uns osent nager à contre-courant et remettre en question l’opinion publiée. La politologue Mira Beham m’a dit qu’elle avait été proscrite de publication dans le «Süddeutsche Zeitung» pour avoir osé défendre que, dans les conflits des Balkans, on ne pouvait pas procéder guidé du seul schéma bourreau-victime, que l’affaire était plus complexe. Aujourd’hui, un journaliste renommé comme Patrick Baab perd son poste d’enseignant à l’université de Kiel s’il ose faire un reportage sur le Donbass en perspective «du mauvais côté du front».

La vision dystopique d’Orwell concernant le «new-speak» et des «Ministères de la vérité» est en passe de devenir réalité. Nous vivons effectivement un changement d’époque à cet égard, même si le chancelier allemand voulait désigner autre emploi de ce terme.

Le terme de «Lügenpresse» (la presse à mensonges) ne recouvre pas la complexité du phénomène

Uwe Krüger, expert en sciences des médias, a documenté le fait que la plupart des fonctionnaires alpha des médias établis sont membres d’institutions affiliées à l’OTAN et aux Etats-Unis. Il y a bien sûr le facteur de la contrainte et de l’adaptation, ainsi que le fait bien connu que chaque collaborateur de la maison d’édition Axel Springer («Bild», «Die Welt» et autres) doit souscrire aux statuts qui exigent le soutien de l’Alliance transatlantique et la solidarité avec les Etats-Unis.

Et ils acceptent. De toute ma vie, je n’ai guère rencontré de gens du monde médiatique volontaires de fabriquer des reportages fallacieux ou malhonnêtes. Les gens ne mentent pas, ils sont au contraire généralement convaincus de ce qu’ils affirment et écrivent. Tout au long de leur vie, de leur formation et de leurs contacts sociaux, ils sont marqués et intégrés dans la vision du monde correspondant à celle de leur entourage. Il y a cet «énorme morceau de vérité» résidant dans notre tête et que l’historien israélien Shlomo Sand a appellé notre «mémoire implantée»:

“Nous naissons tous dans notre univers de champs de discours que les luttes de pouvoir idéologiques des générations précédentes ont façonné. Avant même que le chercheur en histoire puisse acquérir les outils nécessaires au questionnement critique de son sujet, tous les cours d’histoire, de politique et de Bible à l’école, les fêtes nationales, les journées commémoratives, les cérémonies publiques, les noms de rue, les monuments, les séries télévisées et autres sphères de mémoire ont depuis longtemps façonné son univers imaginaire. Il y a dans sa tête un énorme morceau de ‹vérité› qui n’est pas aisé de contourner» (Shlomo Sand: Die Erfindung des jüdischen Volkes, p. 40 [titre de l’édition française: «Comment le peuple juif fut inventé»]).

Le problème d’une branche qui, sous le nom de journalisme, est censée servir à la recherche quotidienne de la vérité est familier à tout magicien ou prestidigitateur: la perception humaine n’est pas déterminée par des événements réels, mais par nos attitudes d’attente. Par cet énorme morceau de «vérité» qui nous guide. •

Helmut Scheben, 13 juin 2023

Helmut Scheben (né 1947 à Coblence, Allemagne) a étudié les langues romanes à Mayence, Bonn, Salamanque et Lima. Il a obtenu son doctorat en 1980 à l’université de Bonn. De 1980 à 1985, il fut reporter d’agence de presse et correspondant pour la presse écrite au Mexique et en Amérique centrale. A partir de 1986, rédacteur de la «Wochenzeitung» (WoZ) à Zurich; de 1993 à 2012, rédacteur et reporter à la télévision suisse SRF, dont 16 ans au journal télévisé.

Source :https://globalbridge.ch/so-verlor-ich-den-glauben-an-die-etablierten-medien/