« Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais » publié en 1979, est le seul ouvrage en français sur l’histoire de la crise politique des années 70 en Thaïlande et sur le carnage qui a eu lieu à l’université Thammassat de Bangkok le 6 octobre 1976. Il a été écrit par la journaliste Silvia et Jean Cattori qui se trouvaient sur place ; c’est un témoignage unique sur cette période. La meilleure critique est la préface signée Jean Ziegler que nous vous présentons ci-dessous. Certains passages demeurent d’actualité. Il n’y aurait pas beaucoup de choses à changer pour décrire la situation d’aujourd’hui.

 


Un extrait du livre « Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais

Chapitre 1 – « Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais »

« Déployant vos ailes, fuyant cette ville

Oiseaux jaunes, vous nous avez quittés

Volant vers la liberté

Maintenant que votre vie s’est brisée

Comme vous vous élevez dans le ciel

Un nuage blanc demande qui vous êtes

Vos ailes luisent dans la lumière du soleil

De quelle couleur est le monde dont vous rêvez? »

(Poème de Vinay Ukrit à la mémoire des victimes du soulèvement d’octobre 1973.)

Les dix jours qui ébranlèrent la Thaïlande

Le 6 octobre 1973, la dictature militaire fait arrêter onze personnes qui distribuent pacifiquement une pétition sur la place d’un marché de Bangkok. Rien de bien étrange apparemment dans un pays soumis au régime de la loi martiale. Et pourtant, c’est là l’étincelle qui va faire exploser un mécontentement longtemps accumulé. Dix jours plus tard, les trois dictateurs, le maréchal Prapass Charusathiara, Thanom Kittikachorn et son fils Narong seront contraints de s’enfuir sous la pression d’un soulèvement populaire dont l’ampleur n’a aucun précédent dans l’histoire de la Thaïlande.

Que réclament les hommes arrêtés? La promulgation de la Constitution tant de fois promise et toujours différée. Qui sont-ils? Quelques étudiants ou jeunes diplômés universitaires. Disposent-ils de quelque soutien? Oui, mais bien dérisoire à première vue face à la force des armes que détient la dictature: la pétition du « Mouvement pour la Constitution » qu’ils distribuent est signé par cent intellectuels et ils peuvent compter sur le soutien actif des quelque 100,000 étudiants universitaires du pays regroupés au sein du « National Student Center of Thailand » (N.S.C.T.).

Les dictateurs sont décidés à en finir avec ces étudiants qui défient depuis plusieurs mois l’arbitraire de leur pouvoir. « Il faut faire respecter la loi. Nous pouvons avoir à sacrifier quelque 2 % des centaines de milliers d’étudiants pour la survie du pays » déclare Prapass au cours d’une réunion (1). Excluant toute libération, il déclare publiquement que des livres « communistes » ont été saisis au domicile des inculpés. Mais, malgré l’hystérie anticommuniste entretenue par le pouvoir depuis des dizaines d’années, l’accusation trop souvent brandie ne porte plus. La revendication avancée par le « Mouvement pour la Constitution » est celle des droits démocratiques. Elle est claire pour tout le monde, y compris le petit peuple de Bangkok.

Le 9 octobre, les étudiants décident de boycotter les cours et de se rassembler aussi longtemps qu’il le faudra sur le campus de l’Université Thammasat. C’est par dizaines de milliers que les élèves affluent. La population leur témoigne son soutien par des dons d’argent et de nourriture.

Les dictateurs commencent à prendre avec inquiétude la vraie mesure du mouvement. La radio gouvernementale cherche alors à semer la confusion: elle répand le bruit que des « terroristes armés » sont mêlés aux manifestants.

Le N.S.C.T. lance un ultimatum: tous les prisonniers devront être libérés inconditionnellement faute de quoi une « action décisive » sera entreprise.

Des deux côtés on se prépare maintenant à l’affrontement. Le gouvernement met sur pied d’alerte l’armée et toutes les forces de sécurité.

Le 13 octobre, à l’échéance de l’ultimatum, la plus formidable manifestation qu’ait connue la Thaïlande se met en mouvement en direction du Monument à la Démocratie (plus familièrement appelé monument à la faillite de la démocratie). C’est un raz de marée: un demi-million de personnes. Le roi intervient, obtenant de Thanom la libération des prisonniers et la promesse de promulguer la nouvelle Constitution. Certains délégués du N.S.C.T. crient victoire et appellent à la dispersion. Mais pour d’autres, c’est trop peu ou trop tard.

Seksan Prasertkul, un des principaux dirigeants étudiants, se rend bien compte du danger qu’il y a à abandonner la position de force conquise, avant d’avoir obtenu la démission du gouvernement, alors qu’il y a encore des centaines de milliers de manifestants sur place, prêts à poursuivre la lutte. Quelles garanties ont-ils que le trio de dictateurs tienne ses promesses?

Dans la nuit, la tension ne cessant de monter, Seksan qui a pris le commandement de la manifestation dirige la foule vers la résidence du roi pour obtenir des assurances.

Un message du souverain est lu publiquement.

C’est l’aube du 14 octobre: les manifestants commencent à se disperser. Mais la police intervient. Des grenades lacrymogènes éclatent, on entend siffler des rafales d’armes automatiques. Les premières victimes tombent. Le bruit que « des étudiantes ont été battues à mort » se répand comme une traînée de poudre.

A Thammasat, on commence à fabriquer des cocktails Molotov. La radio diffuse des nouvelles falsifiées: les étudiants utiliseraient « des armes à feu contre les policiers ». De sévères mesures de répression sont annoncées. En réalité, face aux soldats en armes et face aux tanks, la foule massée n’a guère que quelques bâtons.

Les rafales partent. Des gens se jettent au sol, rampant pour chercher un abri. Une centaine de corps restent sur le terrain. Dès lors, la manifestation vire à l’insurrection.

Le long de l’avenue Radjdamnoen où se concentrent les affrontements, les forces de police n’épargnent même pas les équipes de secours, mitraillées alors qu’elles cherchent à relever les corps. Les hôpitaux débordent de blessés. Parmi les victimes, il y a plus de gens du menu peuple que d’étudiants.

Malgré l’horreur, les scènes déchirantes, les hélicoptères qui tirent sur tout ce qui bouge, les manifestants défient les soldats avec une audace insensée. Ce n’est plus une insurrection étudiante mais un soulèvement populaire.

La colère de la foule se tourne contre les bâtiments publics, symboles de la corruption et d’un pouvoir détesté.

Sous la pression populaire grandissante, le roi annonce la démission de Thanom. L’armée se retire. L’affrontement va-t-il cesser?

Dans le feu du combat, la chute des trois dictateurs est clairement devenue le but de l’insurrection. Mais sont-ils vraiment tombés? Ce n’est pas l’avis de tous […]

(1) Réunion du 8 octobre 1973 au Ministère de l’Intérieur

(Publié initialement le 15 août 2015 sur le blog thaïlandais Somyot)

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Jean Ziegler: A propos du livre « Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais »


« Dans la nuit de nos doutes: une trouée de lumière »

Préface de Jean Ziegler 

« Asie du Sud-Est, l’enjeu thaïlandais« 

« La logique de tous les jours ne doit pas se laisser intimider lorsqu’elle visite les siècles. » Brecht

Par Jean Ziegler – 1979

Silvia et Jean Cattori sont d’abord deux témoins, « d’honnêtes gens » tels que les définit Montaigne. Partis de Suisse avec leurs deux enfants en 1975, ils ont vécu à Bangkok pendant deux ans. Jean travaillait en Asie en qualité de fonctionnaire de l ‘O.N.U. Son épouse, Silvia, journaliste, y assurait la correspondance de divers journaux dans le monde.

Vint le 6 octobre 1976. Les étudiants de Bangkok tentent de s’opposer au retour des militaires chassés du pouvoir trois ans plus tôt par un soulèvement populaire. Des centaines d’étudiants sont massacrés par les troupes spéciales de l’armée entrainées par les instructeurs américains et la police politique, que les « experts » de la C.I.A. ont formée. La dictature se réinstalle et déclenche une brutale chasse à l’homme. Spontanément, ouvrent leur maison aux persécutés. Ils abritent des gens en fuite, traqués par la répression. Des liens d’amitié se nouent. Certains des opposants sauvés par eux vont rejoindre les maquis du Parti communiste thaïlandais. Un jour un messager arrive qui est chargé de conduire Silvia dans les bases de guérilla. Elle deviendra ainsi la première journaliste occidentale à avoir pénétré dans le maquis thaïlandais.

Après leur retour en Suisse, pendant plus d’une année, Silvia et Jean Cattori rédigent un livre à partir de leur expérience. Le résultat: un texte d’amour et d’espérance, une analyse minutieuse et passionnée d’une des sociétés les moins connues, les plus complexes et les plus riches en symboles culturels de tout le Tiers Monde.

Souffrant, comme d’une blessure personnelle, de l’image mensongère dont l’idéologie impérialiste, secondée par toute une littérature de thèses universitaires dévoyées, affuble la Thaïlande – celle d’un pays « heureux », jamais colonisé, doté d’une royauté populaire et de femmes qui exercent, dans le bonheur, la prostitution au profit de centaines de milliers de touristes – les auteurs ont voulu dire, par ce livre, la vraie vie du peuple thaï.

La première signification qu’ils donnent au concept de vérité est celle-ci: montrer les rapports de force économiques qui constituent les fondements de l’actuelle idéologie dominante en Thaïlande. Procéder, comme le dit Horkheimer, à la saisie réelle, non idéologique, non médiatisée de l’objet. Pour ce faire, Silvia et Jean Cattori utilisent la « logique de tous les jours » (Brecht), c’est-à-dire les catégories exigeantes de militants « dépaysés » qui tentent de comprendre les problèmes, les combats, le destin d’un peuple qui les accueille et qu’ils aiment. Cette logique de tous les jours s’articule autour de quelques questions simples mais fondamentales: Qui sont les dominateurs? Qui sont les serfs? Dans quelle histoire s’enracine la dépendance? A qui profite-t-elle ? Quelles sont les structures sociales, symboliques qui la perpétuent? Quelle est l’identité du peuple asservi et quelles sont la force, l’espérance, le refus qu’elle abrite? Quelles sont les avant-gardes de ce peuple? Quelles alliances transnationales concluent-elles? En vue de quelle stratégie de libération?

Contentieusement, minutieusement, ils répondent à chacune de ces questions. Leur livre ressemble à un de ces puits que j’ai vu au Sahara: en forant profondément le sol à un point donné de l’immense territoire, l’explorateur atteint la nappe d’eau qui, de I’Hammada de Tindouf au Hoggar, alimente une vaste région aux horizons étendus. L’étude minutieuse d’une société révèle ainsi les contradictions générales, les craintes, les espérances qui habitent aujourd’hui des dizaines de sociétés asiatiques, latino-américaines, africaines, agressées, asservies par le capital monopolistique transnational et les Etats (Etats-Unis, France, Suisse, etc.) qui le servent.

Leur beau et puissant livre apparaît dès maintenant comme un ouvrage classique auquel la sociologie des sociétés périphériques, la sociologie de l’impérialisme, feront référence à chaque fois qu’elles tenteront de comprendre l’une ou l’autre des séquences événementielles de la lutte de classes en Asie du Sud-Est.

J’ai dit quelle est la genèse sociale du livre, l’origine de ses auteurs, la passion qui les anime. Je vais maintenant dire quelles sont les idées forces, les parties absolument originales des analyses empiriques et théoriques qu’ils présentent. Je résume en quelques phrases et schématiquement deux problèmes dont l’exposé novateur, fait par Silvia et Jean Cattori, fera date dans la sociologie de l’impérialisme.

1 – Il y a d’abord les analyses du deuxième chapitre. La Thaïlande, l’ancien Siam, est le seul des pays d’une région à fortes turbulences qui n’a jamais été envahi par une puissance coloniale – l’armée japonaise mise à part. D’où la naissance d’un mythe, celui de la Thaïlande gouvernée par des monarques éclairés et aimés du peuple, où des rizières abondantes assurent à tous les Thaïs une vie libre et douce, dépourvue de misère et d’angoisse du lendemain.

Cette Thaïlande ressemble aux descriptions des prospectus touristiques destinés aux Japonais et aux Occidentaux.

Ils détruisent cette vision idyllique. Ils montrent qui la colporte et en vue de quelles stratégies de domination. Leur livre produit ici un indispensable complément au chapitre II de l’ouvrage de René Dumont: « Paysans écrasés, terres massacrées » (1). Dumont y démontre le système usurier, les spoliations par les multinationales de l’agrochimie, par l’oligarchie compradore indigène, responsables de l’inéluctable déchéance et de la sous-alimentation d’un tiers environ des paysans thaïlandais. Cette même agriculture était, il y a trois générations encore, l’une des plus prospères du monde, capable de nourrir largement son peuple. Aujourd’hui, les bidonvilles de Bangkok et des autres grandes villes abritent des centaines de milliers de paysans-prolétaires déchus. Ceux-ci et leurs familles vivent dans un chômage permanent, dans le désespoir, la sous-nutrition et la misère. Là où Dumont analyse le fonctionnement synchronique contemporain d’un système d’exploitation, Silvia et Jean Cattori révèlent une histoire des racines et des stratégies sociales.

En déclenchant, à partir de 1958, un processus de « modernisation » conforme aux vues de soi-disant « conseillers au développement », la classe dominante thaïlandaise visait non point à l’amélioration des conditions de vie précaires du peuple mais, au contraire, à la mise en place de structures destinées à faciliter l’exploitation capitaliste. Dans leur analyse, les auteurs montrent les mécanismes de cette « modernisation » et surtout ses conséquences sociales: une profonde crise de l’agriculture, due au cercle vicieux investissement/endettement, un formidable exode rural allant de pair avec un mouvement de concentration des propriétés agricoles, la constitution d’un prolétariat urbain, une paupérisation accélérée de la majorité du peuple. Ainsi, en Thaïlande, pays des sourires (ou des grimaces) pour les touristes, un tiers des paysans et la moitié des citadins vivent aujourd’hui « dans l’absolue pauvreté » (selon l’expression de I’O.N.U.).

L’agression extérieure contre l’économie et l’identité culturelle du peuple thaï est le fait, avant tout, du capital transnational nord-américain et de ses alliés d’Europe occidentale et du Japon. Cette colonisation de l’économie thaïe par l’étranger se révèle apparemment aisée, ceci pour deux raisons:

Une vieille oligarchie terrienne autochtone qui s’articule autour de la dynastie royale, affaiblie par les luttes intestines, est – dans sa majorité – prête à collaborer avec l’agresseur. Celui-ci lui laisse quelques miettes. Cependant, cette oligarchie interne n’est pas en mesure de jouer efficacement le rôle de relai interne entre le peuple asservi et l’agresseur étranger, rôle que le maître nord-américain exige d’elle. En conséquence, les services spécialisés du Pentagone, de la C.I.A. et du Département d’Etat font naître au sein des forces armées thaïes, « restructurées » par leurs soins, une bourgeoisie militaire compradore. Celle-ci vit essentiellement des subventions de Washington et du droit régalien au pillage des entreprises nationales que lui confère sa position comme seule force réellement organisée des couches dominantes. La dictature militaire devient le lot coutumier de la Thaïlande. Elle s’exerce tantôt brutalement, à visage découvert, tantôt de façon camouflée, abritée derrière un régime parlementaire de façade, son ossature étant une soldatesque formée par les « conseillers » américains. Les unités les plus représentatives de cette armée thaïlandaise « restructurée » sont les fameux bérets noirs (Police des frontières). En juin 1979, les téléspectateurs occidentaux ont pu voir ces vaillants soldats en action. Ils se sont illustrés par le refoulement systématique vers les champs de mine, vers la mort, de dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants cambodgiens en fuite.

Comme au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Zaïre, en Indonésie, aux Philippines, la métropole impérialiste met en place dans sa colonie de Thaïlande un système d’oppression, d’exploitation, dont les principaux agents locaux sont les militaires autochtones et dont les bénéficiaires sont les sociétés multinationales nord-américaines et japonaises. Mais comment, pourquoi, un peuple si puissant, doté d’une longue histoire et d’une identité culturelle presque intacte (jusqu’aux années 40 de ce siècle), s’est-il laissé soumettre à la volonté étrangère avec autant d’apparente facilité?

La structure traditionnelle de la société et notamment son institution-clé, la royauté, jouissaient et jouissent encore aujourd’hui de l’attachement affectif, de la considération d’une majorité des Thaïs: Or, cette royauté, cette oligarchie traditionnelle ont maintenu – à l’usage interne – un discours « populaire » respectueux des engagements religieux, des principes moraux traditionnels de la société autochtone. Leur trahison s’est tramée derrière des portes closes. De sorte qu’aujourd’hui encore, la protection du roi est invoquée contre la spoliation, l’agression, la déchéance dont sont victimes des centaines de milliers de familles thaïlandaises.

La partie de l’ouvrage de Silvia et Jean Cattori qui décrit la lente destruction de la culture thaïe, la désagrégation de ses forces de résistance est l’une des plus fascinantes de tout le livre. J’insiste sur ce point: en analysant avec précision le cas thaï, ils révèlent du même coup une stratégie mondiale d’aliénation, de réification, d’homogénéisation des consciences collectives de peuples dépendants qui, à mon avis, doit devenir l’un des objets d’étude prioritaire de la sociologie naissante de l’impérialisme.

L’impérialisme culturel qui sous-entend, pour le légitimer, cet impérialisme économique, politique et militaire, transforme le système symbolique lui-même. Le système culturel hétérogène du XIXe siècle se mue aujourd’hui en un système de violence symbolique unilatérale. La mondialisation du capital s’accompagne de la mondialisation des significations décrétées par l’oligarchie impérialiste qui en a besoin pour régner. Ce système de violence symbolique – qui n’a plus rien à voir avec les systèmes culturels qu’il détruit sur son passage – est destiné à créer, à l’échelle planétaire, les conditions mentales, culturelles, psychologiques d’une praxis incontestée de l’exploitation. L’impérialisme détruit, par la répression policière, l’endoctrinement techno-gestionnaire des classes dominantes autochtones, la prise en main totale des moyens locaux de communication sociale, la ou les cultures des peuples asservis. Pour les remplacer par quoi? Par rien, ou plus précisément par le discours de la pure rationalité marchande qui réduit l’homme à sa fonctionnalité marchande, qui le prive .de toute identité autre que celle qu’il reçoit du système de production et de reproduction marchande, dont il est désormais un rouage interchangeable. Max Horkheimer: « Alle Geschichte ist Warengeschichte. » L’histoire n’est plus désormais histoire d’hommes, histoire de peuples, mais histoire de marchandise. La marchandise devient – pour les dominateurs comme pour les dominés – le sujet sinon exclusif, du moins principal, de leur histoire. Or, le système de violence symbolique de l’impérialisme du capital multinational évacue systématiquement toute question ontologique. Georges Balandier: la société capitaliste marchande a perdu jusqu’au « goût de la recherche du sens. »

2 – La deuxième série d’analyses de l’ouvrage de Silvia et Jean Cattori, qui fera date dans la sociologie de l’impérialisme, est l’étude du combat militaire, du débat théorique, de l’organisation sociale du Parti communiste thaïlandais. Comme dans la plupart des pays de l’aire tricontinentale, les militants communistes sont l’espoir le plus solide des peuples dominés. Le Parti communiste – en Thaïlande comme ailleurs – a réuni, de sa fondation jusqu’à aujourd’hui – un grand nombre de patriotes parmi les plus sûrs, les plus combatifs, les plus déterminés, et les personnes les plus humainement riches et intelligentes de tout le peuple.

Il est devenu de bon ton, aujourd’hui, dans une partie de la presse occidentale, de jeter l’anathème sur tous les mouvements communistes du Sud-Est asiatique. L’effroyable tragédie des réfugiés du Cambodge, du Laos et du Viêtnam, au printemps et à l’été 1979, a servi de prétexte pour oublier et dénigrer un demi-siècle de luttes populaires et patriotiques conduites par les communistes. Silvia et Jean Cattori restituent, pour la première fois à ma connaissance, la genèse du mouvement et l’intégralité du drame actuellement vécu par le Parti communiste de Thaïlande. La première organisation marxiste du pays a été fondée en 1930, date à laquelle s’est constitué le P.C. Indochinois, sous la conduite d’Hô Chi Minh. En 1942 naît, dans les maquis antijaponais, le Parti communiste thaïlandais (P.C.T). Mais ce n’est qu’en 1965, avec le déclenchement de la guérilla rurale, que le P.C.T commence à compter sur la scène nationale et internationale. Aujourd’hui, ses militants, ses organisateurs, ses syndicalistes, ses guérilleros sont présents dans la plupart des 71 provinces du pays. D’importantes bases rouges existent au Nord, au Nord-Est et au Sud du pays, assiégées par l’armée gouvernementale, entourées de champs de mines et arrosées à l’artillerie et au napalm. Depuis plus de 14 ans, ces bases tiennent bon. Elles accueillent constamment des persécutés politiques, des paysans affamés et leurs familles qui fuient les zones gouvernementales.

Silvia Cattori a séjourné pendant de longues semaines dans les zones de guérilla. Ce qu’elle raconte sur les maquis – scolarisation des enfants, mise en place d’un réseau sanitaire, réforme agraire, soins à la population civile – me rappelle presque mot pour mot, image pour image, ce que j’avais vu dans les maquis de Guinée-Bissau en 1974, dans les camps palestiniens en 1978, et les territoires libérés par les combattants sahraouis au Sahara occidental en mars 1979.

Une révolution est en marche qui concrétise les espérances les plus immédiates, les plus « simples », les plus urgentes du peuple, celles de manger, de former ses enfants, de guérir ses malades, de cultiver ses champs et d’être libre sur une terre libérée. Nazim Hikmet: « Le socialisme, c’est quand les lois désignent le bonheur comme le devoir de l’homme ».

Mais la survie des bases rouges, des territoires libérés, de ce rêve d’une société thaïlandaise fraternelle, unifiée, libre, ne dépend pas que des capacités de résistance et de combat de la guérilla. Elle dépend aujourd’hui – aussi et surtout – de la constellation communiste dans tout le Sud-est asiatique, des alliances que le P.C.T. est en mesure de conclure avec les Etats et partis communistes.

Or la situation est dramatique. Je cite Silvia Cattori:

 

« C’est le refus de Pékin de constituer avec l’U.R.S.S. un Front uni pour la défense de la révolution vietnamienne qui va marquer le grand tournant en 1965. Dès cette date, les relations sino-vietnamiennes vont se dégrader et s’accompagner d’une détérioration des rapports entre le P.C. vietnamien et le P.C. khmer. Pour les Vietnamiens confrontés à l’escalade militaire américaine, le Front Uni qu’ils réclamaient avait bien sûr une importance vitale. Le refus de Pékin sera suivi, non pas d’un arrêt de l’aide chinoise mais d’une désorganisation des acheminements de matériel consécutive aux chambardements de la révolution culturelle. Encore une chose qui n’arrange guère Hanoï. Vers 1970, la Chine se met à désigner l’U.R.S.S. comme « l’ennemi principal » et à considérer les Etats-Unis comme un allié potentiel. La visite de Nixon à Pékin, qui va avoir lieu au plus fort des bombardements américains sur le Vietnam du Nord, sera ressentie à Hanoï comme une véritable trahison. Le point le plus important du Communiqué de Changhaï qui couronna le voyage de Nixon consistait en une clause secrète se résumant à un marchandage fait sur le dos des Vietnamiens: les Etats-Unis lâcheraient Taïwan mais pourraient rester en Indochine. Les Chinois auraient pressé Hanoï d’accepter cet arrangement et la réunification ultérieure du Vietnam aurait suscité la colère de Pékin. Les Vietnamiens n’oublieront pas ce lourd passé même s’ils tenteront encore en 1975 de prêcher une réconciliation entre Chinois et Soviétiques« .

D’excellents livres ont été écrits dans le passé, comme ceux d’Edgar Morin, Pierre Daix, Claude Lefort, Arthur London, Dominique Desanti, Paul Noirot, etc., sur la tromperie dont ont été victimes des militants communistes européens ayant voué une partie de leur vie soit au Komintern soit à l’un des partis communistes d’Orient ou d’Occident sous Staline. Mais personne, à part Silvia Cattori, n’a encore dit le drame intime que vivent aujourd’hui des milliers de militants communistes asiatiques et notamment thaïlandais, pris dans les remous et les prolongements du conflit sino-vietnamien. Or ces drames sont déchirants pour les hommes et les femmes qui ont pendant des années sacrifiés leur énergie et parfois leur vie à la cause communiste.

Par ailleurs, l’exode de centaines de milliers d’habitants du Sud-Est asiatique, l’horrible tragédie des réfugiés cambodgiens et vietnamiens, au lendemain des éblouissantes victoires contre le géant américain, mobilise l’attention du monde.

En l’absence d’analyses sur cette région de l’Asie, cette mobilisation nourrit une violente campagne de calomnies contre l’ensemble des mouvements de libération conduits par les communistes. Contre cela, les militants doivent s’armer.

Les hommes et les femmes conscients de l’histoire de notre temps doivent s’informer. Le beau livre de Silvia et Jean Cattori est comme une trouée de lumière dans la nuit de nos doutes.

(1) René DUMONT, Paysans écrasés, terres massacrées, Éd. Laffont, 1978.

Jean Ziegler | 1979

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